CÔNE SUD – Le modèle extractiviste rejeté par la rue
Par Raúl Zibechi
Pascua Lama, la mine d’or de Barrick Gold, est gelée par décision de la Cour suprême du Chili. Monsanto doit paralyser la construction d’une usine de semences à Córdoba grâce à la massive opposition de la population. Les grandes entreprises extractivistes commencent à récolter des défaites.
« En démocratie, les disparus, ce sont nous, les peuples » dit Mercedes Maidana qui se définit comme « colla [1] transhumante » qui n’a pas cessé de cultiver la terre malgré le fait qu’elle vive dans une des villes du nord de l’Argentine. Avec cette phrase elle établit un fil rouge entre les dictatures et les régimes actuels lors de la rencontre « De l’extractivisme à la reconstruction d’alternatives » réalisée à la fin août à Buenos Aires [2].
Manifestation contre Monsanto à Córdoba
Au même moment la législature de Neuquen votait l’accord YPF-Chevron par lequel est prolongée la concession de la zone Loma La Lata jusqu’en 2048 dans laquelle sera utilisée la modalité de la fracture hydraulique (fracking). La répression de milliers de manifestants devant la législature a provoqué une sortie de la salle de 7 députés, trois radicaux, deux liés à la CTA et deux autres de gauche parmi lesquels Raul Godoy dirigeant de l’entreprise récupérée Zanon [3]
Dans toute la région latino-américaine se succèdent les conflits grâce à la résistance des peuples à un modèle qui détruit le milieu ambiant et limite la possibilité pour les communautés de continuer à cultiver la terre et de vivre comme elles le souhaitent. Entre autres se distinguent les conflits contre le secteur extractiviste et contre les fumigations et cultures transgéniques.
Selon l’Observatoire des conflits miniers d’Amérique latine (OCMAL), il y a plus de 195 conflits en cours contre le méga-extractivisme dans la région : Le Pérou et le Chili sont en tête de liste avec 34 et 33 conflits respectivement, suivis par le Mexique avec 28, l’Argentine 26, le Brésil 20 et la Colombie 12. Ceux qui comptent le moins de conflits miniers sont Trinidad et Tobago, le Paraguay et l’Uruguay avec 1.
Le méga-extractivisme affecte un total de 290 communautés. Dans certains pays, comme le Pérou, où 25% du territoire a été donné en concession à des multinationales minières, la conflictivité a fait tomber deux cabinets ministériels du gouvernement d’Ollanta Humala et conduit à la militarisation de plusieurs provinces. Les conflits socio-environnementaux entre 2006 et 2011 ont provoqué la mort de 195 activistes du pays andins.
La résistance contre le soja, la principale culture transgénique dans la région, s’est fait sentir avec force en Argentine, où Monsanto prétend installer une usine dans la localité de Malvinas Argentinas, près de Córdoba pour produire des semences de maïs. Dans cette ville les Mères d’Ituzaingó [4] ont réussi à gagner une première bataille contre les fumigations. Ituzaingó est un quartier ouvrier de six mille habitants du sud de Córdoba entouré de champs de soja.
Mères sans enfants
Sofía Gatica affirme que son quartier « a été déclaré inhabitable en 2005 bien qu’en 2002 les autorités aient déclaré que tout allait bien. Récemment, en 2008 la présidente est intervenue ordonnant une enquête sur l’impact de l’usage des agrochimiques » [5].
La fondatrice des Mères de Ituzaingó a donné le jour à une fille, il y a treize ans. Quelques jours plus tard les reins du bébé ont cessé de fonctionner. La mère a voulu connaître les causes de la mort de sa fille et a commencé à parler avec ses voisines.
Sans aucune expérience, environ 16 mères ont commencé à faire du porte à porte dans les maisons du quartier et ont découvert que les indices de cancer étaient de 41 fois supérieurs à la moyenne nationale. « Il y a 300 malades de cancer, des enfants naissent avec des malformations, 80% des enfants ont des agrochimiques dans le sang et 33% des morts sont causées par des tumeurs » dit Sofía. L’eau dans les réservoirs est contaminée par les pesticides, en conséquence des fumigations aériennes.
Les Mères de Ituzaingó mirent sur pied la campagne « Stop aux Fumigations » pour dénoncer la situation qu’elles vivaient. Récemment en 2008 le ministre de la santé ordonna une enquête du Département de médecine de l’Université de Buenos Aires qui ratifia l’enquête menée par les mères qui relie l’exposition aux fumigènes aux effets pour la santé. Une ordonnance municipale postérieure interdit les fumigations aériennes à une distance moindre de 2 500 mètres des habitations.
En 2010, la Cour suprême de justice interdit non seulement les fumigations près des lieux habités mais renversa les choses : dorénavant les habitants n’auraient plus à prouver les dommages causés par les fumigations mais ce serait le gouvernement et les producteurs de soja qui devraient prouver que les usages des produits chimiques qu’ils utilisent sont inoffensifs.
Devenu le troisième plus grand exportateur de soja au monde, l’Argentine a utilisé 300 millions de litres d’agrotoxiques, y compris le glyphosate et l’endosulfan, ce dernier déjà interdit dans 80 pays incluant tous ceux de l’Union européenne alors que les Nations Unies considérant qu’ils devraient cesser d’être produits et commercialisés.
En avril 2012, Sofía a reçu le Prix Goldman, une des distinctions les plus importantes du monde attribuée à ceux qui luttent pour la défense du milieu ambiant. « Le président Obama nous a reçu et des mois plus tard nous avons reçu une lettre dans laquelle il nous dit qu’il ne peut rien faire contre Monsanto ».
En juin 2012, elles réussirent à mener les responsables devant la justice pénale pour la première fois dans le pays. Le 21 août, la Cour pénale de Córdoba a déclaré un producteur et un fumigateur coupables de contaminer et affecter la santé de la population. La peine fut de trois ans de prison avec sursis sans emprisonnement.
« Ce fut un jugement historique », dit Medardo Avila Vasquez, ex sous-secrétaire à la Santé qui a actuellement intégré le Réseau des Médecins des Peuples Fumigés ; vu que c’est la première fois que la justice condamne les responsables de contamination et de maladies. Mais ce même jour le Ministre de l’Agriculture Norberto Yahuar, présentait conjointement avec les directeurs de Monsanto la nouvelle semence de soja transgénique : Invicta RR2 Pro. [6]
L’objectif des Mères de Ituzaingó est d’obtenir que des entreprises comme Monsanto quittent le pays. « L’alternative est en nous parce que nous subissons un génocide caché dans toute l’Amérique Latine », dit Sofía. L’entreprise promet que la nouvelle semence donnera « une seconde génération de soja »
La mine source de conflits et de crises
Le Pérou et le Chili sont les pays avec le plus de conflits miniers dans la région. Jaime Borda de la Red Muqui Sur du Pérou, avertit que les dépenses pour l’exploration minière dans le monde se sont multipliées par 10 depuis 2002. Il présente une carte qui montre « comment se répartissent les entrepreneurs au Pérou », un pays couvert de quadrillages qui représentent les concessions minières. [7] En 2002, il y avait à peine 7,5 millions d’hectares concédés aux sociétés minières, un chiffre qui est monté à 26 millions en 2012, soit 20% de la superficie du pays.
Quelques provinces andines comme Apurimac voient 57% de leur surface concédée aux extractivistes. Borda soutient que la conflictivité élevée qu’enregistre le pays est motivée par le fait que « la population a compris que la protestation est l’unique manière pour les communautés de se faire entendre par le gouvernement. » Il se demande s’il est possible d’avoir une relation nouvelle et différente avec les sociétés minières.
La réponse n’est pas évidente. Les grandes entreprises minières comme les récemment fusionnées Glencore et Xstrata contrôlent monopolistiquement les marchés : 70% du marché mondial du zinc, 55% du cuivre, 45% du plomb. « Les bases de la croissance extractiviste ne se conjuguent plus en termes démocratiques et on en arrive à une croissance toujours plus agressive, verticale, autoritaire, et profondément centralisatrice », dit Borda.
C’est pourquoi il défend « une plus grande institutionnalité dans le thème de l’environnement, un renforcement de la décentralisation et du système territorial » vu que n’apparaît pas clairement qui planifie la croissance qui convertit la région en corridor minier.
Le Chilien Lucio Cuenca, de l’Observatoire latino-américain des conflits environnementaux (OLCA) met en évidence que son pays, malgré le fait qu’il soit le premier producteur de cuivre du monde, renonce à réguler le marché et les prix, au point que « les transnationales décident où et à quel rythme exploiter » [8] L’industrie extractive est le principal produit d’exportation mais occupe moins de 1% de l’emploi, dont les 70% sont précaires car en sous-traitance.
En 2010, 25% du territoire était en exploration ou en exploitation. Au Chili l’extraction consomme 37% de l’électricité que produit le pays, et atteindra 50% dans quelques années, face au 28% de l’industrie et 16% pour le secteur résidentiel. Ceci impose à l’Etat la construction permanente de nouvelles sources d’énergie, qui accélèrent le déplacement de populations et le transfert de terre agricoles à d’autres usages.
En parallèle, l’État est le grand perdant de l’expansion extractive. En 1990 la société d’Etat CODELCO concentrait 75% de la production minière, un pourcentage qui est tombé à 28% en 2007 à cause des constantes concessions et privatisations. Cependant les apports fiscaux sont inverses : avec ce petit pourcentage de la production, en 2008, CODELCO rapporta au fisc, 8 300 millions de dollars face à seulement 3 400 millions pour les entreprises privées, malgré qu’elles produisent le double.
Les opposants à l’extractivisme ont obtenu une importante victoire au Chili. Depuis 2000, ils mènent une lutte contre la société minière Barrick Gold qui exploite Pascua Lama à la frontière entre le Chili et l’Argentine. La justice a décidé l’arrêt de l’exploitation tant qu’elle ne règlerait pas les œuvres de contentions et de traitement des eaux contaminées.
Le projet de Barrick, le plus grand producteur d’or du monde, pour quelques 8 500 millions de dollars, a été arrêté en avril par un tribunal local à la demande des communautés indigènes de la région. Quelques jours plus tard, la Cour suprême a confirmé la suspension de la mine [9].
En conséquence, Barrick encaissa une perte de 8 560 millions pour le second trimestre de 2013 (40% de son patrimoine) et les actionnaires ont initié un procès contre les directeurs pour avoir occulté et manipulé l’information depuis octobre 2009. Cela pourrait signifier le début des problèmes pour l’extractivisme au Chili : le Nord du pays souffre d’une importante crise hydrique dont la principale responsabilité incombe aux méga-extractivistes [10].
Eux ou nous
Le biologiste Raúl Montenegro, Prix Nobel Alternatif en 2004 [11], soutient que l’actuel modèle agricole extractif qui se pratique en Argentine devrait être considéré comme une variante fort étendue et en surface du méga-extractivisme [12]. Son argument est que par les cultures sont extraits des métaux et aussi des substances nutritives qui plus tard seront exportés comme grain. « L’agriculture et la méga-extraction ont en commun, en plus, la consommation d’eau et la génération de passifs environnementaux »
Alors que l’extractivisme laisse des dépôts stériles et des résidus de minéraux, l’agriculture industrielle « laisse des accumulations disséminées de pesticides qui persistent pour des années ou des décennies ». C’est avec de point de vue qu’est abordée l’empreinte de Monsanto à Malvinas, une localité située à 14 kilomètres de Córdoba et à 10 kilomètres d’Ituzaingó qui abrite un peu plus de 12 000 habitants.
Comme toutes les localités situées dans les champs de soja, elle subit les effets des pesticides. Par chance, la nouvelle de l’arrivée de Monsanto se produit alors que dans la société étaient débattus « les effets des faibles doses de pesticides sur la santé humaine et le milieu ambiant », grâce à la persévérance des Mères d’Ituzaingó.
Par une ironie de la vie, la nouvelle dut donnée le 15 juin 2012 par la présidente Cristina Fernandez depuis les États-Unis, trois jours après le début du premier procès contre les responsables de la contamination à Ituzaingó. A peine eurent-ils connaissance du projet, que les habitants de Malvinas Argentinas mirent sur pied l’Assemblée des citoyens de Malvinas en lutte pour la vie intégrée par le collectif Réseaux de médecins des peuples fumigés et par des habitants de la localité.
En avril, l’Université nationale de Córdoba, l’Université catholique de Córdoba et le CONICET (Conseil national d’enquêtes scientifiques et techniques) rendirent publique une enquête réalisée à Malvinas Argentinas. 87% désiraient une consultation populaire et 58% rejetaient l’installation de la multinationale. Mais 73% redoutaient d’agir contre Monsanto par peur de subir des représailles et 68% n’avait pas confiance dans l’étude d’impact environnemental que réalisa cette entreprise [13].
Monsanto projetait d’installer 240 silos de semences de maïs transgénique avec pour objectif d’arriver à 3,5 millions d’hectares semés. Le Docteur Ávila Vásquez affirma que le risque principal était une maladie appelée « poumon du fermier » qui provoque la formation de fibroses dans les poumons. Un problème supplémentaire est « qu’il n’existe aucun lieu en Amérique latine ou autant de silos sont rassemblés et que les grains seraient recouvert avec une pellicule agrochimique [14].
L’usine utiliserait des millions de litres d’agrochimiques pour le traitement des semences et une partie des effluents « se répandraient dans le sol et dans l’eau, provoquant un grave préjudice » affirme Avila Vasquez. La frontière agricole continuera à croître et beaucoup d’insectes mourront. Ces semences sont interdites en Europe parce qu’elles ont causé la mort massive d’abeilles, de papillons monarque et coccinelles » signale le médecin.
Pour sa part, Montenegro signale que « l’Argentine aura les deux plus grandes usines du monde pour le conditionnement des semences, ce qui renforcera un modèle extractiviste déjà hors de contrôle ». L’assemblée soutient que la municipalité applique une loi provinciale qui contient moins d’exigences que la nationale. En avril, la Cour suprême de justice autorisa les travaux qui avaient été suspendus par un autre tribunal [15].
Les manifestations contre Monsanto augmentèrent à partir du 18 septembre, quand les manifestants installèrent un campement empêchant le passage des camions contenant le matériel destiné à la construction de l’usine. Il y eut une forte répression policière au cours de laquelle Sofía Gatica fut blessée. « Nous ne permettrons le passage d’aucun camion, ni que Monsanto s’installe, parce que ce sont eux ou nous. Moi, j’ai déjà perdu ma fille » dit Sofía. [16]
Le syndicat de la construction a expulsé les manifestants le 26 septembre d’un des portails de l’entrée et la CGT réclame à cause des sources de travail qui se perdent [17]. Malgré la mesquinerie du syndicalisme patronal, les protestations ont conduit à la suspension des travaux le 1er octobre pour manque de matériaux.
Raoul Zibechi
Raúl Zibechi est analyste international du séminaire Brecha de Montevideo, professeur et enquêteur au sujet des mouvements sociaux à la Multiversitad Franciscana de America Latina et conseiller de différents groupes sociaux. Il écrit chaque mois pour le Programme des Amériques (www.cipamericas.org).
Notes
[1] Collas ou Kollas : peuple amérindien du petit nord chilien et du nord-ouest argentin, issu d’un large métissage de différents groupes ethniques indiens – NdT. [2] Le séminaire « De l’extractivisme à la reconstruction d’alternatives » a eu lieu le 29 août à Buenos Aires et a été organisé par l’association BEPE (Bienaventurados los Pobres), le réseau agroforestier d’El Chao et le réseau d’Assistance juridique contre la mégaexploitation minière. [3] Voir « Zanon : 10 ans d’autogestion ». [4] Voir « OGM, pesticides et Monsanto : à Ituzaingó, ils nous enfument avec le cancer ». [5] Intervention de Sofía Gatica dans le séminaire « De l’extractivisme à la reconstruction d’alternatives ». [6] Darío Aranda, « Invicta, la nueva imposición de Monsanto » [« Invicta, la nouvelle imposition de Monsanto »]. MU, Buenos Aires, septembre 2013. [7] Intervention de Jaime Borda au séminaire « De l’extractivisme à la reconstruction d’alternatives ». [8] Intervention de Lucio Cuenca au séminaire « De l’extractivisme à la reconstruction d’alternatives ». [9] Reuter, Santiago, 25 septembre 2013. [10] Données transmises par Lucio Cuenca. [11] Right Livelihood Award. [12] « Monsanto invade Malvinas Argentinas (Córdoba) » [« Monsanto envahit Malvinas Agentinas (Córdoba) »], 22 juillet 2012, in www.ecoportal.net. [13] Darío Aranda, « Agro y minería » [« Agro et exploitation minière »], Pagína 12, 19 septembre 2013. [14] « Monsanto : la semilla de la discordia » [« Monsanto, les semences de la discorde »], 6 octobre 2013, in http://noticias-ambientales-cordoba.blogspot.com/. [15] « Monsanto : conflicto social e incertidumbre legal » [« Monsanto, conflit social et incertitude légale »], La Voix de l’Intérieur, Córdoba, 6 octobre 2013. [16] « Luchan contra la llegada de Monsanto a Córdoba » [« En lutte contre l’arrivée de Monsanto à Córdoba »], 4 octobre 2013, in www.olca.cl. [17] « Monsanto : conflicto social e incertidumbre legal » [« Monsanto, conflit social et incertitude légale »], La Voix de l’Intérieur, Córdoba, 6 octobre 2013.Source : DIAL : Diffusion de l’Information sur l’Amérique Latine (http://www.dial-infos.org/), publié le 25 octobre 2013 à : http://www.alterinfos.org/spip.php?article6344
Mis en ligne par colaborador@s extern@s
Traduction française d’Anne Wolff (16.10.2013).
Article original publié en espagnol le 11 octobre 2013 à : http://www.cipamericas.org/es/archives/10888#