« Le devenir, c’est être ensemble, debout, face à l’impensable »
Pour l’écrivain Patrick Chamoiseau, les attaques racistes contre Christiane Taubira sont le pendant d’un mouvement contraire et inéluctable, où le métissage domine.
La ministre de la justice, Christiane Taubira, est victime d’insultes à caractère raciste. Ces attaques à répétition n’ont pas suscité, dans un premier temps, d’émotions particulières dans la classe politique. Assiste-t-on à une libération et une banalisation de la parole qui exclut, qui conspue, qui hait ? L’écrivain Patrick Chamoiseau, Prix Goncourt 1992, s’en inquiète. Il constate cette imprégnation du discours d’extrême droite. Mais le Martiniquais voit également dans cette outrance verbale, cet accès réactionnaire, une raison d’optimisme.
Entretien avec Patrick Chamoiseau
Propos recueillis par Benoît Hopquin
La ministre de la justice, Christiane Taubira, provoque dans une partie de l’opinion publique une violence qui dépasse le cadre de ses idées politiques ou la simple opposition aux réformes qu’elle porte. Pourquoi ?
Christiane Taubira est une belle figure progressiste qui s’est retrouvée au cœur d’évolutions mémorielles ou sociétales majeures telles que la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité, le mariage pour tous, ou encore les mutations de l’idée d’emprisonnement et de sanction. Ce sont des domaines qui heurtent des sensibilités effrayées par les complexifications en cours dans nos imaginaires. Nous sommes désormais des sociétés d’individus forcés de déterminer leur échelle de principes en relation ouverte avec les autres individus, de manière autonome, singulière, sans le diktat d’une quelconque communauté. Ces mutations heurtent une bonne part de l’assise mentale ordinaire. Or, les réformes qu’elles inspirent en France sont portées par une femme, venue d’une périphérie minorée de la République et, de surcroît, de phénotype nègre. On a tous les ingrédients propices au déchaînement de la hargne et de la bêtise.
A cela s’ajoute le fait qu’elle soit brillante, forte tête, hardie : cela ne fait que renforcer la hargne et la bêtise qui généralement font leur lit de la médiocrité. A cela s’ajoute enfin qu’un climat délétère s’est installé en France depuis la création du ministère de l’identité nationale, avec la chasse aux immigrés, la diabolisation des musulmans, la stigmatisation des Roms. Toute une banalisation électoraliste du discours de l’extrême droite, lui-même enguirlandé par de sinistres personnages qui font commerce-télé de la xénophobie savante et du racisme au quotidien. On a donné de l’oxygène aux mécanismes du cerveau reptilien. Lequel n’aiguise que trois forces aveugles : attaque, défense, souffrance. Dès lors, l’argument n’a plus d’importance, on ne discute plus d’idées, on n’a plus les moyens de le faire.
La comparaison avec un singe, le renvoi à l’animalité, sont des poncifs racistes envers les Noirs. D’où viennent ces stéréotypes ?
L’invention du « nègre-animal » vient avec le développement industriel de la traite des Nègres. Les premiers explorateurs blancs de l’Afrique étaient émerveillés par ce qu’ils découvraient des royaumes et empires africains. Dans l’Antiquité, le barbare n’avait pas de couleur, il était plus ou moins monstrueux parce qu’il était « en dehors » de l’absolu d’une culture donnée, ou d’une civilisation. Il pouvait être blanc, noir, jaune, la monstruosité provenait simplement du fait que l’autre était « en dehors », qu’on ne se reconnaissait pas en lui. Les premières frappes coloniales de l’Occident ont commencé à se justifier en poussant violemment l’Autre, le différent, vers les bas degrés de l’infériorité.
Mais c’est véritablement la traite, cette calamité injustifiable, qui allait creuser le gouffre. Ceux que l’on traitait ainsi n’étaient pas seulement « en dehors », mais véritablement considérés comme des animaux. La traite atlantique a ouvert, pour tous les Nègres du monde, une damnation quasi ontologique, qui allait marquer au fer rouge toute la conscience occidentale, et que bien des générations vont intérioriser. C’est pourquoi je refuse que l’on assimile l’esclavage de type américain aux esclavages antiques, ou même contemporains. L’esclavage antique, tout comme ceux de maintenant sont des sortes de statuts plus ou moins réversibles ; l’esclavage américain, c’est l’animalisation définitive de tout un phénotype. Dans le monde entier, sous influence occidentale, le phénotype nègre est aujourd’hui ce qu’il y a de plus déprécié.
Comment comprendre ou plutôt interpréter la persistance du racisme à travers les siècles ? A quelle « nécessité » sociale peut-il répondre ?
Le racisme est irrationnel. Il n’a aucun fondement logique : le même qui injurie Taubira peut admirer Mandela, Obama, ou je ne sais quel sportif à peau noire. Les mêmes qui se rassemblent par milliers autour des ballons de football, peuvent se mettre à injurier les Noirs qu’ils ont célébrés la veille. C’est pourquoi les cultures se sont prémunies du côté dément de sapiens en sacralisant des « valeurs ». Quand une république sacralise des mots comme « Liberté, Egalité, Fraternité », cela ne signifie pas que leurs contraires ont disparu, mais qu’ils sont bien dangereusement présents, à tout moment, et qu’il nous faut être constamment vigilants. Chaque « valeur » républicaine est un verrou plus ou moins fragile posé sur un attelage de forces contraires, un nœud d’hubris. Dès lors, il nous faut bien moins nous inquiéter de cette pauvre enfant qui tenait sa banane que du silence ou de l’embarras des grandes voix de l’Etat. De tels verrous ne doivent pas être hésitants.
Notre République, qui se veut héritière des Lumières et porteuse de « vivre ensemble », semble avoir de plus en plus de difficultés à le faire… Comment expliquer les forces excommunicatrices qui la traversent actuellement ?
Il ne faut pas se laisser aveugler par ces manifestations de bêtise et de hargne. Plus elles sont virulentes, plus elles sont le signe qu’un mouvement contraire est en marche. La Relation est à l’œuvre dans le monde, les absolus civilisationnels, culturels, linguistiques, raciaux, religieux, sont emportés dans la houle des rencontres et mélanges, et tout cela est réinterprété à l’infini par nos individuations. C’est cela qui terrifie les racistes. Nous ne sommes même plus dans un simple métissage, qui suppose une rencontre d’absolus, nous sommes véritablement dans des flux relationnels erratiques qui bousculent tous les anciens imaginaires : une créole garde les sceaux de la France, un autre dirige les Etats-Unis… le différent surgit et se déploie en plein cœur du même ! Les racistes n’ont plus de refuges ! Néanmoins, la Relation n’a pas de morale, progressions et régressions sont également possibles. C’est pourquoi il nous faut être vigilants, et nourrir le fait relationnel d’une éthique particulière, non pas avec des « valeurs », car elles peuvent être mécaniques et contre-productives – tous les racistes sont pétris de « valeurs » –, mais avec une éthique véritablement complexe, capable de nous porter vers l’Autre, d’installer la différence comme brique fondamentale des aventures du vivant.
Comment en finir avec les poncifs esclavagistes et coloniaux ?
Il nous faut comprendre que, dans la Relation, l’Autre n’est même plus l’étranger, même plus l’incertain, l’imprévisible ou l’impossible : c’est maintenant l’impensable. L’impensable c’est « l’en-dehors » ultime. D’une certaine manière, on pourrait dire que notre crainte de fixer l’impensable (ce qui ébranle l’assise de notre esprit) est justement ce qui nous raccroche aux vieux clichés, et nous donne le sentiment que nous avons encore les moyens d’éviter « l’en-dehors » ultime. Les vieux clichés racistes nous servent de paravents. Les marqueurs traditionnels, raciaux ou autres, ne désignent rien en termes de proximité, de distance ou de fraternité. Condoleezza Rice était plus identique à George Bush qu’à Nelson Mandela. Cette nouvelle complexité demande un « imaginaire de la Relation ». C’est aujourd’hui le plus grand objet d’expression artistique et culturelle. Une œuvre d’art ne vaut qu’en ce qu’elle nous mène à fréquenter ce que l’on ne saurait comprendre avec les anciens schèmes mentaux. Une œuvre d’art doit nous précipiter en devenir, et le devenir est aujourd’hui dans notre capacité à nous tenir ensemble, debout, solitaires et solidaires, en face de l’impensable.
La France est aussi un des pays qui a le plus de mariages mixtes, qui fait d’Omar Sy ou Teddy Riner de grandes figures populaires, qui apprécie la littérature créole jusqu’à décerner le prix Goncourt à l’un de ses chantres… Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Là où la lumière est la plus vive, l’ombre s’épaissit d’autant. Héraclite nous avait prévenus : on ne peut les dissocier. Notre tâche est de faire en sorte que ce soit la lumière qui donne le tempo, et surtout pas l’ombre. C’est pourquoi Miles Davis s’efforçait de ne pas jouer toutes les notes qui lui venaient aux doigts : il préférait développer du silence pour ne choisir soudain que la plus belle des notes. Et la plus belle est toujours au bord de l’impensable.
Propos recueillis par Benoît Hopquin
Source : publié dans Le Monde (Culture et Idées) daté du 16 novembre 2013.
Aller plus loin :
• A LIRE : « Césaire, Perse, Glissant, les liaisons magnétiques », de Patrick Chamoiseau (Ed. Philippe Rey, 224p. 17 €, Nov. 2013.
• A ECOUTER : sur RFI, l’entretien avec P. Chamoiseau par Catherine Fruchon-Toussaint (émission « Littérature sans frontières » ; 19 min ; diffusée le 22 décembre 2013) disponible à :
http://www.rfi.fr/emission/20131222-ecrivain-martiniquais-patrick-chamoiseau