Syrie : «il ne faut pas attendre pour penser l’après-guerre et parler de réconciliation»
Fadi Daou, prêtre maronite, et Nayla Tabbara, musulmane sunnite, œuvrent au sein d’Adyan, une ONG libanaise, auprès des réfugiés syriens. Ils nous parlent de leur action qui vise au rapprochement des différentes communautés.
La guerre civile syrienne s’enlise depuis mars 2011. Entre la répression du régime et la radicalisation de l’opposition, il est difficile d’entrevoir les conditions d’une paix prochaine. C’est pourtant l’espérance de deux Libanais, Fadi Daou, prêtre et coordinateur des relations interreligieuses au Patriarcat maronite, et Nayla Tabbara, musulmane sunnite et professeure de sciences religieuses et islamiques. Ensemble, ils publient un livre* : L’Hospitalité divine. L’autre dans le dialogue des théologies chrétienne et musulmane (Lit Verlag, « Colloquium salutis »).
Ensemble, ils sont engagés au sein d’Adyan (http://www.adyanvillage.net/), une ONG libanaise fondée en 2006, qui promeut les études interreligieuses et la solidarité inter-confessionnelle. Entre autres programmes d’aide, Adyan apporte un soutien psycho-social dans les camps de réfugiés syriens au Liban, auprès des enfants en particulier. L’ONG cherche également à former des éducateurs pour préparer l’après-guerre – alors que le conflit est encore bien présent – par le dialogue et la connaissance mutuelle. Rencontre avec ces deux artisans de paix.
Entretien
Propos recueillis par Mikael Corre et Dominique Fonlupt
Plus d’un million de Syriens sont aujourd’hui réfugiés au Liban. Quelle est la situation à la frontière ? Comment intervenez-vous avec Adyan ?
Fadi Daou : Il y a au moins 1,2 millions de réfugiés syriens au Liban. 900 000 sont officiellement inscrits auprès du HCR (l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés) et on sait que beaucoup ne sont pas comptabilisés. Ils sont répartis dans tout le pays. Même dans l’extrême sud du Liban, il n’y a aucun village où vous ne trouvez pas une communauté syrienne. Ces réfugiés s’ajoutent aux 400 000 Palestiniens qui sont déjà installés depuis longtemps. Les besoins en aide humanitaire d’urgence sont énormes. Cette masse humaine est tellement importante pour la population du pays (le Liban compte 4 millions d’habitants, ndlr) que cela devient problématique à tous les niveaux. Un exemple : on compte aujourd’hui au Liban 400 000 enfants syriens en âge de scolarisation et il y a 350 000 élèves libanais dans tout le système éducatif. Il n’y a guère de possibilité pour scolariser tout le monde. Néanmoins, Adyan est très engagée sur cette problématique avec le ministère de l’Éducation libanais. Nous formons des éducateurs syriens réfugiés au Liban ou venant de Syrie, et créons un réseau de médiateurs interreligieux. Nous développons à travers ce réseau un programme d’éducation à la paix, qui est proposé aux réfugiés et aux enfants sur le territoire syrien. On oublie souvent de le dire, mais il y a en Syrie 5 à 6 millions de déplacés. Ce programme est essentiel : au Liban, nous avons appris qu’il ne faut pas attendre trop longtemps pour penser l’après-guerre et commencer à parler de réconciliation.
Les réfugiés syriens sont en majorité sunnites. Leur nombre ne risque-t-il pas de remettre en cause l’équilibre entre les différentes communautés libanaises ? Y-a-t-il un risque de tensions entre musulmans (chiites, sunnites, etc.) et chrétiens (maronites, etc.) ?
Nayla Tabbara : Il n’y a pas de statistiques, mais la communauté syrienne est en majorité sunnite. De mon point de vue, l’afflux de réfugiés sunnites ravive des tensions intercommunautaires, surtout entre sunnites et chiites.
F. D. : Plus de 90 % des réfugiés sont des sunnites. Parce que la population syrienne est ainsi faite. Et parce que les alaouites (communauté chiite dont est issue la famille El-Assad, qui s’accroche au pouvoir en Syrie, ndlr) qui ont fui les combats sont souvent restés en Syrie, sur la côte Ouest. Il n’y a que quelques familles de réfugiés alaouites au Liban et aussi quelques chiites (qui ne sont pas tous alaouites). Se trouve également un nombre conséquent de chrétiens. Ces derniers se répartissent en deux catégories : les chrétiens d’Alep ou de Damas, très aisés et qui avaient des liens commerciaux ou familiaux avec le Liban avant la guerre, et ceux qui fuient les villages attaqués. Pour ce qui est des tensions, elles ne sont pas propres au Liban et à la question des réfugiés, elles traversent toute la région. Peut-être sont-elles exacerbées depuis que le Hezbollah (mouvement politique chiite libanais, ndlr) combat aux côtés du régime syrien. Mais j’aimerais ajouter une chose : sur le terrain, nous observons une autre forme de tension sociale libano-syrienne. Certaines familles libanaises très pauvres, bien que sunnites, voient que toute l’attention et l’aide se concentrent sur les réfugiés syriens. Elles se sentent abandonnées. En raison des aides, mais aussi du travail : les Syriens acceptent de travailler pour des revenus dérisoires et remplacent dès lors la main d’œuvre libanaise de base. Cela engendre des tensions alors même que ce sont souvent des personnes de la même communauté.
Observez-vous la montée d’un racisme anti-syrien au Liban ?
F. D. : Nous constatons plutôt une montée du fondamentalisme à l’occasion de ce conflit. Il s’agit davantage d’une instrumentalisation par les différents protagonistes des identités religieuses. Le sunnite va dire : « Ce régime alaouite mécréant est en train de nous martyriser », tandis que l’alaouite affirmera l’inverse. Dans l’imaginaire et le discours, chacun devient exclusif. C’est le deuxième axe de travail d’Adyan : préserver la capacité à penser l’autre.
Comment ?
F. D. : Concrètement, nous intervenons dans les programmes éducatifs et nous faisons se rencontrer les enseignants de différents bords politiques. Nous venons de donner une formation à quarante éducateurs – des chrétiens, des sunnites, des alaouites, certains pro-régime, d’autres qui ont pris fait et cause pour la rébellion. Certains venaient de Syrie, d’autres étaient réfugiés au Liban. Ils ont tous suivi ensemble une formation de cinq jours. C’était incroyable ! Le premier soir, un chrétien syrien de Homs est venu me dire : « Vous savez, la personne assise à côté de moi est de mon quartier. » Il s’agissait en fait d’un réfugié au Liban qui avait quitté Homs, il était sunnite et avait fui le régime. « Je l’ai reconnu », me disait-il. Comme ils ont fui, ils sont considérés comme des ennemis. Le lendemain soir, tous les deux prenaient un narguilé dans un restaurant, à côté du centre de formation. Ils n’ont pas changé de position personnelle sur le conflit, mais tous avaient à l’esprit qu’il y a des questions qui dépassent le politique, à commencer par celle de l’éducation des enfants. Cela étant dit, cet exemple est minime par rapport à l’ampleur du problème… Tout le monde est dépassé.
Y-a-t-il un « regard chrétien » sur le conflit syrien ?
F. D. : Malheureusement les chrétiens syriens comme libanais sont perçus comme étant pro-régime. Au Liban, on joue sur la protection des minorités face à la montée du fondamentalisme musulman, et surtout, en l’occurrence, du fondamentalisme sunnite. Si des groupes comme l’État islamique en Irak et au Levant ou le Front Al-Nosra (groupes affiliés à Al-Qaïda, ndlr) arrivent au pouvoir, il est certain qu’il n’y aura plus de place pour les chrétiens en Syrie. Le discours de l’épiscopat syrien et celui des patriarches, qui trouve un écho jusqu’en Occident, exprime souvent une inquiétude face à l’islamisation, qui est réelle. L’islamisation fondamentaliste d’une partie de l’opposition est inquiétante, tout autant que les exactions du régime, mais il faut veiller à ce que la peur ne soit pas un instrument politique. Je pense à beaucoup de prêtres, religieux, laïcs, qui se mettent en danger au quotidien en s’engageant dans l’humanitaire. Leur action est moins relayée dans les médias, car ils agissent bien souvent dans la discrétion pour des raisons évidentes de sécurité.
À ce sujet, quel regard portez-vous sur l’action du père Paolo Dall’Oglio, moine en Syrie qui s’est engagé auprès des rebelles et est aujourd’hui porté disparu ?
N. T. : Nous prions pour lui, afin qu’il soit libéré. En Syrie, il est devenu un symbole. Un symbole de quelque chose qui va plus loin que le simple vivre-ensemble entre chrétiens et musulmans. Peut-être a-t-il mené un peu trop loin ses positions. Politiquement, j’entends, pas dans la rencontre inter-religieuse. Lorsque je suis allée pour la première fois à Mar Mousa (le monastère que le père Paolo Dall’Oglio a fondé en Syrie dans les années 1980, ndlr), j’ai été frappé en tant que musulmane par le fait que l’on se déchaussait avant d’entrer dans l’église, que juste après la messe on priait un dhikr soufi (une évocation rythmique du nom d’Allah, ndlr)… C’était vraiment quelque chose qui parle aux musulmans. L’expérience interreligieuse et d’hospitalité de Mar Moussa reste et restera un symbole, même en plein conflit militaire.
F. D. : Paolo et la communauté sont un symbole fort de solidarité abrahamique, dont la Syrie aura besoin pour l’avenir. Paolo est en outre devenu un autre signe : celui de la désespérance dans les instances internationales, car c’est celle-ci qui l’a conduit à aller jusqu’au bout.
Propos recueillis par Mikael Corre et Dominique Fonlupt (La Vie)
Source : publié le 18 décembre 2013 sur le site du Monde des Religions à : http://www.lemondedesreligions.fr/entretiens/il-ne-faut-pas-attendre-pour-penser-l-apres-guerre-et-parler-de-reconciliation-18-12-2013-3548_111.php
Pour ALLER PLUS LOIN :
• Le blog de Dominique Fonlupt « Croissant et pain au chocolat » sur le dialogue islamo-chrétien : http://www.lavie.fr/sso/blogs/blog.php?id=64
• Un article à lire sur lavie.fr : Au Liban, un prêtre et une musulmane au service de la solidarité spirituelle à :
* A LIRE :
« L’hospitalité divine. L’autre dans le dialogue des théologies chrétienne et musulmane », coll. Colloquium Salutis, Ed. Lit Verlag, 25 €.
Présentation sur lavie.fr :
Fadi Daou, prêtre maronite, et Nayla Tabbara, musulmane sunnite et théologienne, développent dans ce livre une réflexion théologique en dialogue, à partir de leur expérience de l’altérité religieuse et de leur travail commun au service de la paix. Ce livre écrit en français, puis traduit en arabe, inaugure une nouvelle collection Colloquium salutatis, dirigée par Jean-Marc Aveline, vicaire général du diocèse de Marseille et directeur de l’Institut catholique de la Méditerranée. « Il s’agit de prendre au sérieux la sincérité de la vie spirituelle de l’autre, la légitimité de sa recherche de la vérité », écrit-il dans la préface du livre. Cette démarche n’est pas un dialogue comme le serait un échange de points de vue, mais un approfondissement par chacun de sa propre foi, sous le regard de l’autre, avec une fidélité sans faille à sa propre tradition et une ouverture sans crainte à la religion de l’autre.
Prochain ouvrage à paraître dans cette collection : « Le parvis du coeur : Humanismes et religions ». En dialogue avec Albert Camus et Paul Ricoeur.
Plus d’infos sur le site de l’éditeur : http://www.lit-verlag.de/reihe/colsal