Une directive qu’il fallait abroger et non pas compléter
Par Bernard Cassen
A l’occasion de chacune des quatre élections au Parlement européen qui ont suivi le traité de Maastricht (1992), les candidats des partis socialistes et sociaux-démocrates avaient promis, la main sur le cœur, que, cette fois, l’Union européenne (UE) allait enfin devenir « sociale » et plus uniquement marchande. Nul doute que l’on entendra à nouveau cette litanie d’ici le scrutin du 25 mai prochain.
Il serait inexact de dire que l’UE ne s’est pas préoccupée de questions sociales. Le problème est qu’elle l’a fait à sa manière, dans la logique de traités ultralibéraux, par des mesures subordonnant les droits des travailleurs aux impératifs de la concurrence et des « libertés » – dites « fondamentales » – de circulation du capital, des biens, des services et des individus, (c’est-à-dire de la main d’œuvre). L’antisocial est aussi du social ! A cet égard, la directive sur les travailleurs détachés est un cas d’école. Elle en dit plus long que tous les discours sur le projet de société que propose la construction européenne dans sa forme actuelle.
Cette directive, qui date de 1996, comporte des dispositions relevant de la plus élémentaire justice, et donc sur lesquelles il n’y a quand même pas matière à s’extasier comme le font certains européistes : elle prévoit qu’un salarié d’une entreprise d’un pays A « détaché » temporairement pour travailler dans un pays B bénéficiera des mêmes droits que les travailleurs de ce pays B en matière de salaire minimum (quand il existe), de congés payés, d’horaires et de normes de sécurité.
Jusqu’ici rien à redire. Mais, rompant avec ce principe d’harmonisation au sein de chaque pays, la directive prévoit aussi que les cotisations sociales, indûment désignées comme des « charges » dans le lexique du patronat, et qui visent à financer la Sécurité sociale et les caisses de retraite restent celles du pays A. Et c’est par ce biais que se mettent en place les conditions d’un dumping social généralisé.
Ces cotisations sont en effet très variables d’un pays à l’autre. Elles représentent 17, 9 % du salaire en Croatie, 26 % en Pologne, 39,4 % en Allemagne et 51,7 % en France. En toute légalité, un employeur français ou allemand, pour ne prendre que ces deux exemples, a donc tout intérêt à recruter un travailleur d’un autre pays de l’UE à faibles cotisations sociales plutôt qu’un travailleur français ou allemand ayant les mêmes qualifications. Cette concurrence entre salariés de nationalités différentes entraîne déjà des réactions xénophobes dont les partis d’extrême-droite ne peuvent que tirer profit.
Le comble est que cette légalité, déjà outrageusement favorable aux employeurs, fait de surcroît l’objet de fraudes massives, faute de moyens et surtout de volonté politique de les combattre chez les gouvernements les plus libéraux, en premier lieu ceux de l’Europe de l’Est et du Royaume-Uni. Les patrons-voyous ne peuvent que se féliciter de la diminution des effectifs de fonctionnaires – figure imposée de tous les plans d’austérité européens –, dont ceux des inspecteurs du travail qui croulent déjà sous le nombre de dossiers à traiter. En France, le nombre de travailleurs détachés s’élevait officiellement à 170 000 en 2012 et à 220 00 en 2013, soit trente fois plus qu’en 2000 ! Selon le ministère du travail, leur véritable nombre serait même de l’ordre de 300 000. D’autres sources parlent de 350 000.
Pour l’ensemble de l’UE, le nombre de ces travailleurs, certainement sous-estimé, est officiellement de 1,5 million. Le phénomène cesse donc d’être marginal – comme on a tenté de le faire croire ici ou là – pour devenir un élément important de la « compétitivité » des entreprises. Il s’agit d’une politique délibérée de délocalisation de la main d’œuvre des pays les moins-disant sociaux vers les mieux-disant, et qui est le pendant des délocalisations d’entreprises en sens contraire. Dans les deux cas, le but visé est de faire chuter le « coût » du travail.
La crainte panique que le boulet de la directive de 1996 et des scandales auxquelles elle donne lieu ne vienne pourrir la campagne des partis de gouvernement pour les élections européennes a conduit Paris et Berlin à demander au Conseil européen réuni le 9 décembre de se saisir de la question. Cette réunion a débouché non pas sur l’abrogation de la directive de 1996, mais simplement sur l’adoption d’un nouveau texte portant sur son « application », notamment par le renforcement des contrôles – mais avec quels contrôleurs ? – et la responsabilisation conjointe des donneurs d’ordre et des sous-traitants.
La seule mesure pouvant mettre fin à cette modalité de dumping social – qu’aucun dirigeant gouvernemental ne préconise, tout en prétendant s’étouffer d’indignation, comme le ministre du travail Michel Sapin – serait d’aligner les cotisations sociales par le haut, que ce soient celles du pays de détachement ou celles du pays d’accueil. Dans la très grande majorité des cas, il s’agirait de celles du pays d’accueil, par exemple en cas de détachement d’un travailleur polonais en France. La différence entre le montant des cotisations françaises et polonaises pourrait – mais ce n’est que l’une des multiples possibilités – abonder le budget du Fonds social européen.
Le maigre bilan du Conseil européen du 9 décembre a été présenté comme une grande « victoire » du gouvernement français qui a réussi à détacher la Pologne du bloc ultralibéral composé du Royaume-Uni et de 6 autres Etats qui ont intégré l’UE en 2004 ou 2007, et qui détenait jusqu’ici une minorité de blocage contre toute révision, si timide qu’elle soit, de la directive de 1996. C’est quand même se contenter de peu car cette dernière, la racine du mal, reste intégralement en vigueur ! En tout cas, ce n’est certainement pas ainsi que l’on convaincra les citoyens de la vocation sociale de l’Union européenne…
Bernard Cassen
Source : publié le 1er janvier 2014 par Mémoire des Luttes à :