Pierre Rosenvallon : raconter la vie pour donner la parole aux invisibles
Avec son projet « Raconter la vie », Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France, veut raconter la société dans sa diversité à travers des histoires singulières, pour lutter contre le repli sur soi et recréer du lien social.
Entretien
Propos recueillis par Elena Fusco
Comment est né le projet ?
De nombreux Français se sentent aujourd’hui oubliés, incompris, pas écoutés. Ils se sentent exclus du monde des gouvernants, des institutions et des médias. Ils ont l’impression que ce qu’ils vivent ne compte pas. Le projet est né de ce constat d’une société minée par la défiance, les peurs et les crispations identitaires. Pour remédier à ce manque de connaissance entre les membres de la société, et entre la société et ses élus, « Raconter la vie » veut incarner la réalité à travers des histoires individuelles, avec des styles et des approches multiples : témoignages, enquêtes sociologique ou journalistique… Aujourd’hui, on ne parle plus que par catégories et la plupart des gens ne s’y reconnaissent pas car elles ne décrivent pas leur quotidien. Ils souffrent d’un sentiment d’invisibilité qui a aussi un coût démocratique.
Vous parlez d’invisibilité alors qu’on a plutôt l’impression aujourd’hui d’une hyper-visibilité de chaque individu.
Il y a un paradoxe de l’invisibilité sociale : on a l’impression de vivre dans un monde de l’hyper-visibilité alors que la presse people, les réseaux sociaux ne montrent qu’une partie des images, une vision illusoire de la réalité. C’est une visibilité paillette, un spectacle qui masque la réalité sensible.
Vous parlez d’une France déchirée ; quels sont les signes ?
Séparatisme, ghettoïsation, fissure, dissolution extrêmement importante et montée du populisme. Il y a une multiplication des phénomènes de repli sur soi et de rejet de l’autre, dans une attitude antipolitique où les groupes se referment les uns sur les autres. Or c’est le contraire même de la démocratie qui est la recherche d’un socle commun. Cette évolution est inquiétante car la société ne s’appuie pas seulement sur des institutions officielles mais aussi sur des institutions invisibles comme la légitimité et la confiance qui sont à la base du lien entre le pouvoir et les citoyens.
Pourquoi dites-vous que les Français ne se connaissent plus ?
Les Français ont l’impression de ne plus être compris, écoutés par les puissants et les médias. Ces mondes leur paraissent trop loin de leur réalité à cause de la professionnalisation du monde politique. Les hommes politiques sont souvent entrés dans le métier pendant leurs années étudiantes. Politique et société évoluent séparément et la société ne correspond plus au monde politique d’aujourd’hui.
Par exemple le milieu ouvrier n’est plus celui des grandes luttes. Certes des affaires comme Good Year ou PSA font la une de l’actualité mais on ne parle pas de la condition ouvrière. C’est pour cela que nous avons demandé à Annie Hernaut d’écrire un livre sur l’hypermarché de son quartier. Les centres commerciaux sont des lieux où solitude et difficultés se côtoient quotidiennement.
Il existe aussi un manque de connaissances entre métropoles et villes moyennes : deux sociétés y évoluent différemment et s’ignorent. L’une marquée par la diversité, l’innovation et les emplois de demain. L’autre touchée par la chute de l’ancien monde industriel.
Comment votre projet peut-il inverser cette tendance ?
Cette nécessité de raconter la vie s’inscrit dans une tradition et se confond avec l’histoire de la démocratie. En France ce phénomène date de la Révolution Française avec l’idée de construire un monde commun. Au 19e siècle, des écrivains comme Balzac, Hugo ou Zola dessinaient et décrivaient ce monde, cette société en évolution. En 1948 des journaux français lançaient des enquêtes approfondies sur la vie des ouvriers. Plus tard Michel Foucault et Michel de Certeau ont été attentifs au quotidien ordinaire. Ce phénomène existe toujours aujourd’hui.
Le projet « Raconter la vie » s’inscrit dans ce mouvement. Il a la particularité d’être composé de livres courts aux écritures, styles et approches différentes comme des témoignages et des enquêtes sociologiques ou journalistiques. La société est réexplorée à travers le prisme de l’individu. « Raconter la vie » décrit des réalités qui permettent à tout un chacun de comprendre les nouvelles conditions sociales pour ainsi mieux se connaître et recréer du lien entre les personnes.
L’individualisme qui grandit dans la société vous inquiète-t-il ?
Il existe deux types d’individualisme. L’un négatif qui consiste en un repli sur soi, une sorte de « je m’en foutisme » de la réalité et des autres. Et l’autre qui pousse les gens à vouloir exister et à se distinguer les uns des autres par un projet souvent collectif. Cet individualisme positif veut construire et donne une consistance, une dignité à l’individu. C’est ce que nous voulons explorer dans le cadre du projet « Raconter la vie ». L’objectif est de comprendre et suivre les individus à travers leur itinéraire, qui à leur tour incarne la réalité.
Propos recueillis par Elena Fusco
Source :
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« Raconter la vie : la majorité silencieuse prend la parole »
En SAVOIR PLUS sur le projet :
• Présentation du texte Le Parlement des invisibles, qui constitue le manifeste du projet « Raconter la vie » à http://raconterlavie.fr/collection/le-parlement-des-invisibles/#.UugVeChEozU
• VIDEO : présentation du projet « Raconter la vie » par Pierre Rosanvallon à :
• Présentation des livres (70 pages ; 5,90 €) de la collection à : http://raconterlavie.fr/
A LIRE :
« La société des égaux », Pierre Rosanvallon, Ed. Seuil, Points-Essais (2013), 420 pages, 10 € (1ère édition en 2011).