Ecologie et spiritualité
Par Jacqueline Kraepiel
C’est en me référant à la théologie de la libération avec Leonardo Boff et François Houtart que je vais partager avec vous une réflexion sur la crise profonde que traversent les sociétés humaines… crise écologique d’une gravité sans précédent, liée à la crise de notre système économique et financier, c’est-à-dire à la logique du capitalisme.
Puis je conclurai en ouvrant sur des actions déjà en cours ou possibles qui donnent à espérer et j’évoquerai brièvement une hypothèse scientifique qui peut changer notre façon de penser la Terre et la place de l’Homme dans la création et, me semble-t-il, donner des pistes pour réfléchir à de nouvelles approches de notre vie spirituelle.
I- Que dit Leonardo Boff, né en 1938, un des chefs de file de la théologie de la libération au Brésil dans les années 70-80 ?
Il cite la Genèse : « Emplissez la Terre et soumettez-là et dominez toute chose vivante qui se meut sur elle » (on peut noter qu’au 17ème siècle Descartes et Bacon reprennent cette vision de l’Homme)… une vision de l’Homme tout puissant qui domine et organise le monde.
Cette vision s’est exprimée positivement dans nombre de découvertes techniques, scientifiques, médicales ; négativement dans la mise au point des engins de mort… Aujourd’hui elle s’exprime dans la démarche du libéralisme diffusée dans tous les pays du monde, une vision utilitariste qui consiste à analyser les ressources pour en tirer le maximum de profit.
Mais cette vision n’est plus soutenable :
• l’humanité consomme 30% de plus que ce que la Terre peut produire… et pour que toute l’humanité atteigne le niveau des pays riches, il faudrait trois Terres !
• ou nous changeons notre façon d’exploiter la Terre et notre mode de consommation, ou nous allons vers une grande tragédie… qui s’annonce déjà.
La Terre se réchauffe, nous en voyons déjà les effets et 2 degrés suffiront pour :
• décimer la biodiversité
• accentuer le dégel des calottes polaires (peut-être jusqu’à leur disparition)
• augmenter l’étendue des déserts
• entraîner des changements climatiques qui se manifestent sans doute déjà par les typhons, les inondations, les grandes sécheresses.
Leonardo Boff insiste sur le fait que les hommes ont le même destin que la Terre, mais ont reçu de Dieu la mission de soigner et de garder le Jardin d’Eden…
II- Et c’est François Houtart qui va nous aider à entrer dans la recherche du « comment faire ».
François Houtart, né en 1925, est un prêtre et sociologue belge. Il a fait une carrière de professeur à l’Université de Louvain. Militant de la cause du Tiers Monde, il a participé à la création des Forums sociaux mondiaux de Davos, puis de Porto Alegre (ces forums permettent une convergence des luttes qui se sont développées au cours des dernières décennies).
Il pense que l’ensemble des crises auxquelles nous assistons a pour origine la logique du capitalisme qui fait du taux de profit l’axe de l’économie et de l’accumulation du capital son moteur, dans l’indifférence aux dommages écologiques et sociaux.
Il insiste sur le fait que l’urgence est de lutter contre ce qui permet à une minorité de s’approprier les richesses. Ainsi :
• La crise alimentaire est due à la spéculation et non au manque de production.
• La crise énergétique est le résultat d’un modèle de développement énergivore favorable à l’accumulation du capital.
• La crise climatique s’est accélérée avec la phase néolibérale du capitalisme car c’est à ce moment là que les émissions de gaz à effet de serre et la température de la planète ont pris une courbe ascendante accélérée.
• La crise sociale qui réduit plus de 800 millions de personnes à la misère est en liens avec le choix capitaliste de la recherche du maximum de profit car la production de biens et de services sophistiqués, destinée aux plus riches, est plus rentable que la production de biens de première nécessité. Et soyons conscients que cette crise sociale risque d’entraîner une explosion de violence, en réponse à la violence de la crise.
Il faut donc changer cette logique portée par les classes sociales dont les intérêts sont liés au modèle de croissance. Créer de nouveaux rapports de force sur le plan de la répartition des ressources et sur la manière de les produire est le grand défi de l’humanité contemporaine.
III – Concrètement, de nombreuses actions et projets, d’envergure diverse, montrent que la prise de conscience de ces problèmes progresse.
1 – Le souci de consommer autrement se développe :
• cultures bio et modes de distribution directe ;
• multiplication des « jardins partagés » qui remplacent les jardins ouvriers d’autrefois ;
• prise de conscience (plus minoritaire sans doute) que la trop grande consommation de viande pose problèmes : production trop chère, trop polluante, modes d’élevage inacceptables, cultures occupant les terres des pauvres (en Amérique latine par exemple) pour produire du soja.
• On parle de plus en plus de recours aux insectes (cf. article de Télérama du 11-05-2013 : une société fondée en 2011 élève des grillons près de Toulouse). La FAO encourage l’entomologie depuis 2008. En France, « Micronution » a commercialisé à l’automne sa première barre énergétique à base de grillons.
2- Livres et articles de revues font connaître des réalisations ou des projets innovants. Deux exemples :
Une réalisation : le sauvetage d’une région du Brésil dévastée par la déforestation (cf. Télérama du 25-09-2013).
Un projet
Gaël Giraud, un jésuite économiste et chercheur au CNRS, présente un projet global à l’échelle européenne qui implique économies d’énergie, rappropriation du crédit comme bien commun (i.e. ressource ou valeur qui échappe à la propriété individuelle et au secteur marchand), création d’emplois non délocalisables.
Concrètement, il s’agit de :
• rénovation thermique des bâtiments anciens et construction de bâtiments et immeubles à économie d’énergie
• évolution des moyens de transport : développement des voitures électriques, du train, du ferroutage (pour supprimer le « tout voiture à essence »
• transformation des moyens de production industriels, en développant les énergies renouvelables, et des modes de production agricole en supprimant les engrais venant de la pétrochimie
Ces chantiers pourraient créer 6 millions d’emplois en Europe dont un million en France. Leur coût et leur financement ont été étudiés.
La mise en œuvre d’un tel projet nécessite des conditions politiques, des prises de conscience qui sont loin d’être réalisées… mais l’élaboration d’alternatives est un complément indispensable des luttes sociales et des mouvements dans lesquels beaucoup sont engagés. Pour en savoir plus, je vous invite à vous reporter au numéro 59 de la revue Les réseaux des Parvis, Septembre 2013, p. 7 à 9 [1].
3 – Et je veux aussi signaler l’importance des forums sociaux mondiaux qui permettent une convergence des luttes qui se sont développées au cours des dernières décennies.
Pour conclure, je voudrais attirer votre attention sur une nouvelle manière de penser la Terre pour penser notre avenir. C’est ce qu’on appelle « l’hypothèse Gaïa », développée depuis les années 1970 par des scientifiques comme James Loveloch et Lynn Margullis, des anthropologues, des sociologues comme Bruno Latour.
Selon cette hypothèse, les humains ne sont pas le centre de la vie, mais une espèce parmi d’autres, toutes liées les unes aux autres. Gaïa, la Terre, n’est ni protectrice ni malfaisante, elle n’a pas besoin de telle ou telle espèce. Gaïa est un gigantesque être vivant, capable d’autocontrôler sa température et la composition de sa surface ; chacune de ses composantes physiques, chimiques, biologiques interagit de façon à maintenir un environnement optimal pour la vie… une vie dont les formes peuvent évoluer bien sûr.
Nous ne pouvons mettre fin à la nature, mais nous pouvons nous menacer nous-mêmes. L’enjeu est de nous protéger, pas de sauver la planète… nous sommes loin du passage de la Genèse que je citais plus haut. Pour dépasser cette présentation trop rapide, je signale le livre d’Emilie Hache aux éditions de la Découverte : « Ce à quoi nous tenons. Propositions pour une écologie pragmatique » [2].
Je suis frappée de constater la relation que nous pouvons faire entre cette moderne « hypothèse Gaïa » et la façon dont les peuples originaires (Guaranis, Quetchuas, Mayas, Aztèques) considèrent la Terre comme « Terre-Mère » et se vivent comme membres de « Grand Tout » vivant et organique, unis à l’énergie des eaux, des montagnes, des bois, du feu, du vent, du soleil…
Il me semble que nous avons là des pistes pour réfléchir à de nouvelles approches de notre vie spirituelle, à une nouvelle théologie de la création. Gaël Giraud dit : « apprendre dans l’épaisseur de la culture et de l’histoire à discerner le travail discret et patient de Dieu. » Il dit aussi : « Etre chrétien, c’est refuser la fatalité. »
Voilà qui donne envie de se mettre en marche.
Jacqueline Kraepiel
Source : Intervention à la Table ronde sur le thème général « Eglise universelle ou diversifiée ? : Comment la rencontre du chemin de l’autre me fait progresser sur mon propre chemin. » tenue le 19 janvier 2014 dans le cadre de l’Assemblée générale de NSAE.
Notes :
[1] http://www.reseaux-parvis.fr/chretiens-en-liberte/la-revue/46-prntation-de-la-revue/564-revue-septembre-2013-humaniser-le-monde [2] Présentation de l’éditeur : http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Ce_a_quoi_nous_tenons-9782359250381.htmlEn SAVOIR PLUS :
• « Evangile et société », Hors-Série n° 30 de la revue Les réseaux des Parvis, novembre 2013 ; cf la présentation à : http://nsae.fr/2013/10/29/la-derniere-parution-des-reseaux-des-parvis-3/
• « Penser la Terre pour penser notre avenir », entretien avec Bruno Latour (Télérama du 4 mai 2013) à :
http://nsae.fr/2013/05/21/penser-la-terre-pour-penser-notre-avenir/
• Déclaration finale de Cochabamba sur le Changement Climatique et les Droits de la Terre-Mère issue de la Conférence des Peuples du 22 avril 2010, Bolivie, à :
http://cadtm.org/Declaration-finale-de-Cochabamba
• « Le monde dans lequel nous vivons est ecocide », Leonardo Boff, à :
http://nsae.fr/2013/11/19/le-monde-dans-lequel-nous-vivons-est-ecocide/
• « Sortir de la crise par la transition énergétique, c’est possible », journée de réflexion (à l’initiative des Amis de La Vie de La Manche) avec Gaël Giraud à :
http://nsae.fr/2014/01/07/sortir-de-la-crise-par-la-transition-energetique-cest-possible/
• « Pour une transition citoyenne » à :
http://nsae.fr/2014/01/21/pour-une-transition-citoyenne/