« La liberté de conscience, principe inédit dans le monde arabe »
Trois ans après la chute du régime de Ben Ali, la nouvelle Constitution tunisienne a été adoptée le 26 janvier à une écrasante majorité. Le juriste Yadh Ben Achour décrypte ce texte « révolutionnaire ».
Juriste tunisien réputé, Yadh Ben Achour avait démissionné en 1992 du Conseil constitutionnel pour protester contre la loi sur les associations, jugée liberticide. En 2002, il dénonçait la révision qui avait permis à l’ancien président Ben Ali de se représenter. Au lendemain de la révolution, il a présidé la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, puis un comité d’experts qui a accompagné toutes les étapes de la nouvelle Constitution.
Entretien
Propos recueillis par Isabelle Mandraud
Comment qualifier la nouvelle Constitution tunisienne ?
Cette Constitution est révolutionnaire pour son article 6 qui instaure la liberté de conscience, et c’est bien ce mot, dhamir, « conscience », qui figure en arabe. Pour moi, à elle seule, cette disposition est une Constitution dans la Constitution. En effet, autant l’islam n’a pas de difficulté à reconnaître la religion des autres, autant il a imposé comme règle aux musulmans qu’ils n’avaient, eux, pas le droit de changer de religion. Ou bien ils risquent la peine de mort, selon un hadith – un « dit » – du Prophète dont on peut discuter l’authenticité mais qui a été admis par tous. Cette règle est encore appliquée dans bien des pays, comme l’Arabie saoudite, le Pakistan ou l’Afghanistan. Par conséquent, poser comme principe la liberté de conscience est quelque chose de tout à fait inédit dans le monde arabe, voire au-delà. La liberté de conscience n’est inscrite que dans deux anciennes républiques soviétiques, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. Au Liban, elle résulte d’une erreur de traduction. C’est donc une rupture très profonde avec la tradition, une révolution intellectuelle. On commence à dissocier les choses. La religion devient une question de for intérieur. Le crime d’apostasie n’a plus droit de cité.
Bien sûr, il a fallu quelques concessions. Lors de la dernière discussion – le 23 janvier – sur cet article 6, il a été ajouté que « l’Etat s’engage à interdire les atteintes au sacré, tout appel au takfir – accusation d’apostasie – , l’incitation à la haine et à la violence ». Donc, en définitive, sans revenir à l’idée de certains de vouloir « criminaliser les atteintes au sacré », comme cela figurait dans les premiers brouillons de la Constitution, on donne quand même un petit coup de chapeau aux choses sacrées, mais ce n’est pas le plus important. La charia comme source de droit n’existe pas.
Comment expliquez-vous que cette disposition ait été adoptée sous un gouvernement et une Assemblée dominés par des islamistes ?
C’est le grand paradoxe, en effet. Cet acquis de la modernité a été gagné alors que les islamistes étaient majoritaires au gouvernement et à l’Assemblée. En vérité, un gouvernement laïque n’aurait jamais pu faire cela car il aurait été immédiatement suspecté d’être contre l’islam. Seul un parti comme Ennahda pouvait le faire. C’est un parti qui, au fond de lui-même, n’aime pas la liberté de conscience, mais il a dû transiger pour se montrer défenseur de la démocratie, des libertés et du droit. Une interprétation libérale de quelques versets coraniques a fait que ces élus ont pu l’admettre.
L’article qui instaure la liberté de conscience a soulevé beaucoup de résistance d’imams, d’associations religieuses qui pensaient avoir le soutien populaire, mais ils ont échoué. Cette Constitution reflète l’ensemble des négociations entre deux bords, deux tendances qui existent au sein même de la société tunisienne. Elle est une synthèse de demandes contradictoires sur un point fondamental qui est le rapport du politique au religieux. Cela a été un combat long. Je me souviens l’avoir initié lors d’un colloque en janvier 2013 sur le thème « La liberté absente de l’Etat religieux ». A partir de cette campagne, des partis de gauche, la société civile et des élus ont milité pour cette revendication. Le président Moncef Marzouki aussi y a été pour quelque chose, il faut le reconnaître, car il a fait signer Ennahda sur cette question lors du deuxième round du dialogue national à Carthage.
Cette Constitution repose sur quelques principes fondamentaux. L’article 2, qui reconnaît l’Etat tunisien comme un « Etat civil », sert à interpréter le premier article, inchangé depuis la Constitution de Bourguiba de 1959, qui dit : « La Tunisie est une république, sa religion est l’islam et sa langue l’arabe. » Le mot « civil » est très fort. La Tunisie est un Etat civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté populaire et la suprématie du droit. Il ne peut donc être théocratique. Un démocrate peut tout à fait s’y reconnaître.
Quels sont les points importants du texte ?
Le premier pilier, on l’a dit, c’est l’affirmation d’un Etat civil, le deuxième, la liberté de conscience. Le troisième pilier concerne les droits de la femme. Les citoyens et les citoyennes sont égaux devant la loi. L’article 45 est tout aussi important : l’Etat s’engage à protéger et à renforcer les acquis de la femme, et même à les faire évoluer. Autrement dit, le code du statut personnel – adopté en 1956, ce code a donné à la femme tunisienne les droits les plus avancés dans le monde arabe – devient le minimum. L’Etat s’engage par ailleurs à prendre toutes les mesures pour éradiquer les violences faites aux femmes. Enfin, l’objectif de la parité est inscrit pour les futures assemblées élues. Tous ces points renforcent un élément-clé de la démocratie fondée sur l’égalité hommes-femmes.
Quatrième pilier : la limitation du Parlement en matière de restriction des libertés et des droits fondamentaux. Nous avons toujours souffert, sous Bourguiba et sous Ben Ali, d’être soumis à des lois liberticides qui vidaient les textes constitutionnels de leur substance. Or, désormais, le législateur ne peut plus faire ce qu’il veut. S’il en était tenté, il faudrait qu’il le fasse sans porter atteinte aux droits de l’homme et en respectant le principe de proportionnalité entre la restriction et le motif de la restriction. Le législateur est surveillé, il peut être censuré par une Cour constitutionnelle qui n’existait pas jusqu’ici. Il y avait seulement un Conseil constitutionnel consultatif.
Vous n’avez aucune réserve sur ce texte ?
Si, et elle concerne le droit à l’enseignement, obligatoire jusqu’à 16 ans. Le 7 janvier, un amendement nous a fermé la porte à la modernité en stipulant que l’Etat devait « enraciner » les jeunes dans la culture arabo-musulmane, renforcer la langue arabe et la généraliser. Quid des sciences et de l’ouverture aux langues étrangères ? J’ai mené tout un tapage médiatique sur cette question. L’amendement a été révisé dans le bon sens : si l’Etat œuvre pour favoriser l’éducation des enfants dans leur identité arabo-musulmane et à consolider la langue arabe figurent aussi l’identité tunisienne, l’ouverture aux langues étrangères et aux civilisations, et aux apports de la culture des droits de l’homme. Par ailleurs, les droits à la culture, à la liberté de création, aux valeurs de tolérance sont contenus dans d’autres articles.
Au fond, ma plus grande réserve porte sur l’aspect technique. Après deux ans de tergiversations, nous sommes passés à la vitesse supersonique en janvier pour adopter ce texte et, sur le plan technique, cette Constitution présente quelques défauts. Les dispositions transitoires de l’Assemblée jusqu’aux prochaines élections font deux pages ! C’est une Constitution longue, complexe, qui souffre d’un trop-plein.
Enfin, j’ai un dernier regret : la peine de mort n’a pas été abolie, même si la Tunisie ne l’applique plus depuis 1991. Dans le comité d’experts que j’ai piloté, nous avions inscrit son abolition, mais il faut bien reconnaître que nous avons été au bout de ce que nous pouvions obtenir.
Cette Constitution peut-elle influencer d’autres pays arabes ?
Cela fait déjà tache d’huile ! On commence à en parler dans les pays voisins… Déjà, certains avaient peur de la contagion avec la révolution, alors ceux qui tiennent à la charia comme source de droit… Mais il y a quelque chose de plus important que la Constitution : l’instauration du débat public.
Pour la première fois, les évolutions de la société ne sont pas imposées d’en haut. Bourguiba était un despote certes éclairé, mais un despote quand même. Il a défendu les droits des femmes, imposé la gratuité de l’école, mais c’était une volonté d’en haut. Cette fois, le débat est instauré. Il oppose les modernistes et les traditionalistes, les partisans d’un Etat civil ou d’essence religieuse, et il est ouvert. C’est une œuvre collective, avec des acteurs et des dizaines d’associations qui ont pesé à l’extérieur de l’Assemblée : le comité d’experts, Kolna Tounès (mouvement citoyen), Doustourna (réseau social citoyen), Al Bawsala (association qui milite pour la transparence de la vie politique)… Cette Constitution n’est pas à 100 % la propriété d’une tendance ou d’une autre. C’est une avancée considérable.
Propos recueillis par Isabelle Mandraud
Source : publié dans le Cahier du « Monde » culture&idées n° 21474 daté du samedi 1er février 2014.
Illustration : constitution tunisienne 27.01.2014 à :
http://commons.wikimedia.org/wiki/File%3AConstitution_Tunisienne_2014.pdf
A LIRE : « La deuxième Fâtiha. L’islam et la pensée des droits de l’Homme » de Yadh Ben Achour, Ed. Puf, Coll. Proche-Orient, 208 pages,18,50 €, 2011.
En savoir plus sur ce livre :
• « Yadh Ben Achour, l’islam et la pensée des droits de l’homme », publié le 15.07.2011 à :
• « Tunisie. Yadh ben Achour « Une révolution de type moderne » ; rencontre (06.09.2011) à :
http://www.humanite.fr/monde/tunisie-yadh-ben-achour-«-une-revolution-de-type-moderne-»-478906