Jean Gadrey : « La seule voie possible est de sortir du productivisme »
L’économiste Jean Gadrey propose des pistes pour lutter contre le chômage, en premier lieu la réduction du temps de travail et du coût du capital.
Jean Gadrey est spécialiste des indicateurs de richesse. En 2008, il a participé à la commission Stiglitz autour de cette question. Depuis plusieurs années, il dénonce la chimère du « tout-croissance ».
Entretien
Propos recueillis par Olivier Doubre
Pour lutter contre le chômage, la réduction du temps de travail n’est-elle pas une proposition que la gauche devrait (re)mettre en avant ? Pourquoi l’a-t-elle abandonnée ?
Jean Gadrey : Ce n’est pas la seule piste, mais c’est l’une des plus importantes. D’ailleurs, la gauche hors PS défend cette idée, avec des variantes. Le bilan des 35 heures est ambivalent, mais 350 000 à 400 000 emplois pérennes ont quand même été créés de ce fait. Il faut, d’une part, aller vite vers les 32 heures, en maintenant les salaires mensuels jusqu’à 3 à 4 fois le Smic (soit pour 95 % des salariés), avec une décote progressive ensuite. Il faut que cette réduction de 10 % implique 10 % d’embauches supplémentaires. Et il est nécessaire que le surcoût salarial soit financé sur la base du surcoût du capital, soit environ 100 milliards d’euros par an, incluant les dividendes excessifs. Quitte à ce que les PME bénéficient d’aides issues de ce prélèvement. Idem pour les services publics. En effet, 10 % de la masse salariale privée et publique, en France, cela représente 70 milliards d’euros, et comme les embauches se feront à des niveaux de salaires inférieurs à la moyenne, le coût salarial de 10 % de salariés nouveaux est de l’ordre de 50 milliards, la moitié du surcoût du capital. Pourquoi 32 heures ? Si l’on divise le nombre d’heures travaillées en France par la population active, chômeurs compris, on trouve une durée hebdomadaire par actif de 31 heures. Et 29 heures en Allemagne ! D’autre part, la réduction de la durée hebdomadaire n’est pas la seule voie d’une RTT tout au long de la vie professionnelle. Le droit à la retraite à 60 ans à taux plein en est une autre, ainsi que tout l’éventail des droits à des congés existants et à créer. Pourquoi une certaine gauche de gouvernement a-t-elle déserté ce combat, au point que les propositions précédentes lui semblent aberrantes ? Parce qu’elle a également déserté tous les autres, en cédant aux lobbies de la finance, au Medef, à l’agro-industrie, aux appels au libre-échange, etc. Il y a une cohérence de classe dans ces renoncements. Contre le chômage, « on a tout essayé », disait François Mitterrand. Sauf de toucher au surcoût du capital ou aux paradis fiscaux, autre manne à récupérer, soit 40 à 50 milliards d’euros de manque à gagner annuel pour les finances publiques.
La plupart des économistes pensent que le retour au modèle « croissance/plein emploi » n’adviendra plus. Quelles pistes offre le concept de décroissance ?
Malheureusement, la plupart des économistes, en tout cas du côté de ceux qui conseillent les puissants, adhèrent encore au culte de la croissance salvatrice ! Pour eux, pas de créations massives d’emplois sans retour à une belle croissance. C’est pourtant l’autre voie qu’il faut emprunter : sortir du productivisme et créer des emplois utiles, ceux de la conversion écologique et sociale, sans croissance, en faisant monter la qualité et la soutenabilité des productions et des processus, et en réduisant les inégalités pour que tous accèdent à ces productions bien plus riches en emplois. D’autant que, quoi que l’on fasse, la croissance quantitative ne reviendra pas – ou seulement à des niveaux très faibles. Qui plus est, on ne peut pas souhaiter un tel retour quand on voit l’état de dégradation accéléré des écosystèmes, en particulier du climat. Peu importe que l’on emploie ou non le terme, un peu trop global à mes yeux, de décroissance. Il faut en finir avec le « toujours plus », et cela n’a aucune raison d’être triste.
Ce changement de modèle appellerait-il une refonte des principes de la protection sociale ?
Pas à court et à moyen terme. Il faut défendre et consolider la Sécurité sociale, et créer une cinquième branche pour les personnes âgées en déficit d’autonomie. Il n’y a nul besoin d’invoquer la croissance pour cela, c’est une question de partage des richesses.
Pourquoi ces idées ne parviennent-elles pas à être audibles au niveau national, malgré des expériences locales ?
Parce que la démocratie est malade partout, mais qu’elle l’est un peu moins, en dépit de contre-exemples, au niveau local qu’au niveau national, et c’est bien pire au niveau européen, où elle est moribonde. Il y a besoin à la fois d’une VIe République et de modalités innovantes de démocratie permanente, faute de quoi nous continuerons à être gouvernés par des représentants qui ne nous représentent en rien et qui, par exemple, soutiennent des projets funestes de traités de libre-échange dans notre dos et loin de notre regard.
Propos recueillis par Olivier Doubre
Jean Gadrey est économiste, enseignant à l’université de Lille-I.
Dernier ouvrage paru : « Adieu à la croissance. Bien vivre dans un monde solidaire » (Les Petits matins/Alternatives économiques, 198 pages, 15 €, 2012).
Source : Article paru dans l’hebdomadaire Politis n° 1289 du 6 février 2014, dans le cadre du dossier « Des idées pour vaincre le chomage » :
http://www.politis.fr/Des-idees-pour-vaincre-le-chomage,25559.html
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