« La fin de la vie privée est un mythe »
Le sociologue Antonio A. Casilli dénonce le discours véhiculé par Facebook.
Facebook, qui a fêté son dixième anniversaire mardi 4 février, est devenu le premier réseau social du monde, avec plus d’1,2 milliard d’utilisateurs. En guise de cadeau, la société de Menlo Park (Californie), introduite en Bourse en 2013, a annoncé, le 29 janvier, un profit record de 1,5 milliard de dollars (1,1 milliard d’euros). Quatre Français sur dix s’y connectent régulièrement, selon les dernières statistiques communiquées par l’entreprise.
Tout au long de ces dix années d’existence, Facebook a été confronté, comme d’autres groupes du secteur, aux problématiques touchant au respect de la vie privée des usagers des services proposés.
Le réseau social se nourrit d’un véritable déluge de données personnelles. Ainsi, selon les données fournies par Facebook, ce sont 350 millions de photos qui sont postées chaque jour sur ses sites. La crainte d’une dilution de l’attachement à l’intimité et à la vie privée, notamment chez les jeunes générations, se fait jour.
Dans un livre publié récemment (Against the Hypothesis of the End of Privacy, Springer, 2014, non traduit), les chercheurs Antonio A. Casilli, Paola Tubaro et Yasaman Sarabi réfutent cette idée d’une fin de la vie privée qui serait due aux réseaux sociaux. M. Casilli, maître de conférences en « digital humanities » à Telecom Paristech et chercheur au Centre Edgar Morin de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), a répondu aux questions du Monde.
Entretien
Les dirigeants de Facebook ont eu des propos minimisant l’importance de la vie privée, la renvoyant même parfois au rang d’idée dépassée. Comment l’interprétez-vous ?
L’une des déclarations les plus marquantes de Mark Zuckerberg – patron fondateur de Facebook – en la matière fut pronocée en 2010. « La vie en public est la nouvelle norme » des utilisateurs de Facebook et du Web en général, assurait-il.
Selon ses dires, ce changement serait une nouvelle tendance sociale, indépendante des choix stratégiques de son entreprise. Mais au fil des remaniements successifs de Facebook, la quantité et la visibilité des renseignements dérivant des profils des utilisateurs ont augmenté d’une façon irrésistible.
Ceci atteste d’une volonté de l’entreprise de M. Zuckerberg d’imposer, au niveau des usagers, une idéologie de la transparence à tout prix, le « public par défaut ». Le tout doublé d’une tentative de faire passer ces manœuvres pour une transformation durable de nos sociétés. Mais la fin de la vie privée est un mythe.
On comprend bien l’intérêt économique de ces entreprises à laisser penser que la vie privée est une notion dépassée, mais comment expliquer la présence de cette idée dans le discours ambiant ?
L’idée de la « fin de la vie privée » est liée aux intérêts économiques des géants du Net, dont les modèles économiques se basent sur la monétisation des données personnelles. C’est là que les entrepreneurs se font aussi « entrepreneurs de morale », c’est-à-dire instigateurs d’un processus de persuasion du public, de manipulation des éducateurs et d’influence sur des décideurs politiques.
Cette persuasion passe surtout par des histoires exemplaires, relayées par des gourous du numérique, proches de ces milieux industriels. Je pense par exemple au journaliste américain Jeff Jarvis. Evoquant sans complexe, dans un célèbre billet de blog publié en 2009, les conséquences de son cancer de la prostate, il voulait démontrer que la « publitude » — selon lui, la nouvelle philosophie d’Internet — recèle un grand potentiel.
Mais, si M. Jarvis n’avait pas été un homme blanc et d’un bon niveau socio-économique, aurait-il parlé avec autant d’aisance de ses problèmes de santé ? Pas sûr.
Les messages visant à nous faire croire que les valeurs modernes de la vie privée seraient révolues pour tout le monde gomment les facteurs sociologiques, les inégalités.
Concrètement, que mettent en œuvre les internautes pour maintenir leur vie privée ?
C’est sur le plan collectif que la protection de la vie privée se manifeste. Depuis 2006, toute modification de la plate-forme Facebook a coïncidé avec des campagnes de contestation menées par des utilisateurs de plus en plus organisés.
A partir de la fin des années 2000, ils sont arrivés à impliquer non seulement le Sénat des Etats-Unis et la Commission fédérale américaine du commerce (FTC), mais aussi les organismes de surveillance du Net en Irlande, en Allemagne. En France, ils ont sollicité la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL).
Même s’il ne le communique pas publiquement, dans 80 % des cas de « rébellion », Facebook a dû faire marche arrière. Cela montre bien qu’une « guerre culturelle » est engagée sur la question de la vie privée, depuis une décennie. Et que les géants du Web sont loin de l’avoir gagnée.
Comment analysez-vous l’insensibilité du public aux révélations d’Edward Snowden, l’ex-consultant de la NSA, l’agence de surveillance américaine, notamment sur le programme Prism ?
Je vais être direct : l’acceptation sociale massive de la surveillance face aux révélations de M. Snowden est un mythe. La découverte des manœuvres de la NSA a eu un réel impact sur les usagers du Net, ils sont amenés à modifier leurs pratiques.
Il est encore difficile de mesurer ces changements au niveau de nos comportements individuels et nous ne pouvons pas concentrer notre analyse exclusivement sur les usages ludiques des réseaux généralistes comme Facebook. Regardons alors les usages professionnels.
Un chiffre est révélateur : en quelques mois, les entreprises américaines du « cloud » (stockage à distance) ont subi une perte estimée de 35 milliards de dollars sur leur chiffre d’affaires.
On ne peut cependant pas dire que le périmètre de ce qui est privé ou intime est resté le même avec les réseaux sociaux. Qu’est-ce qui a changé ?
Le rejet de l’hypothèse de la fin de la vie privée ne veut pas dire que rien n’a changé depuis l’essor du Web social. Nous assistons à la reformulation et à l’élargissement de la vision idéalisée, anglo-saxonne de la vie privée, héritée du XIXe siècle. Il fallait protéger un noyau de données sensibles du risque d’une pénétration depuis l’extérieur.
Dans un contexte de connectivité généralisée, la vie privée cesse d’être un droit individuel et devient une négociation collective. Il s’agit de définir à qui on peut dévoiler quoi, et de définir son rapport aux autres sur le Net, autant qu’aux entreprises comme Facebook et aux Etats. Cette « négociation » se renouvelle dans un cadre de complexité sociale et technologique croissante. Ainsi la peur de voir la vie privée disparaître révèle l’ampleur croissante de nos attentes à son égard, tout autant que la difficulté à saisir les nouveaux modes par lesquels elle s’exprime.
Loin d’appartenir au passé, la vie privée reste au cœur de nos préoccupations de citoyens et d’utilisateurs de technologies.
Propos recueillis par Martin Untersinger
Source : publié dans le Cahier du « Monde » Eco&Entreprise n° 21478 daté Jeudi 6 février 2014. http://www.lemonde.fr
Illustration : http://www.iiac.cnrs.fr/CentreEdgarMorin/spip.php?article26
Aller plus loin :
• A lire : « Les liaisons numériques », Antonio Casilli, Ed. Seuil, Coll. La couleur des idées, 331 pages, 20 €, 2010.
Présentation de l’éditeur à : http://www.seuil.com/livre-9782020986373.htm
• A écouter : l’émission de France-Culture Planète terre consacrée au thème « Internet change-t-il le monde ? du 15 janvier 2014 (54 min) à :
http://www.franceculture.fr/emission-planete-terre-internet-change-t-il-le-monde-2014-01-15