Laïcs – laïques
Le texte ci-après est extrait du dernier ouvrage de Henri Pena-Ruiz, publié le 20 février 2014 : « Dictionnaire amoureux de la laïcité » (Editions Plon, 850 pages, 25 €) et reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur. « Laîcs – laïques » constitue l’une des entrées de ce dictionnaire, pages 547 et suivantes de l’ouvrage.
Dans le vocabulaire de l’Eglise catholique le « laïc » est le simple fidèle, par opposition au clerc investi d’une mission officielle au sein de l’organisation ecclésiale. L’Eglise recouvre donc deux réalités distinctes. En tant qu’ecclesia, (en latin « assemblée ») elle est d’abord la réunion des croyants qui partagent une même foi, et dont tous les membres sont en principe égaux dans l’acte d’adhésion spirituelle qui les unit. En tant qu’organisation structurée, hiérarchisée verticalement et distribuée géographiquement, elle est une institution dont les différentes strates jouent un rôle défini dans l’administration du sacré, des biens et des finances dont l’Eglise « établie » dispose, des pouvoirs qui s’y ordonnent. Deux Eglises réunies en une, en somme : l’assemblée des fidèles et l’institution hiérarchique productrice de doctrines et de normes.
L’histoire montre que des divergences assez profondes, voire des conflits, peuvent surgir au sein de l’Eglise, notamment entre les simples fidèles et la hiérarchie institutionnelle, ou entre les fidèles eux-mêmes dans l’interprétation qu’ils font des implications de leur foi. Pourtant, dans ce dernier cas, les divergences de points de vue ne devraient pas donner lieu à des conflits ni à des ostracismes qui introduiraient la violence là où peuvent et doivent régner l’écoute et la tolérance mutuelle, car la foi qui unit en deçà des dogmes doit maintenir les clivages dans des limites compatibles avec l’entente démocratique. Or, dès les premiers conciles, de tels conflits ont été tranchés au profit de l’institution et au détriment du libre pluralisme des interprétations qui pouvait exister parmi les laïcs. Tout s’est passé alors comme si l’Eglise-institution fonctionnait à la façon d’un parti politique autoritaire, excluant au nom de la cohérence, et allant même jusqu’à stipuler l’infaillibilité de son dirigeant suprême, à savoir le pape.
La destitution par Rome en 1995 de Mgr Jacques Gaillot, évêque d’Evreux (Eure), est un exemple de ce fonctionnement. Le motif invoqué se réfère à ses prises de position en faveur des exclus et contre les lois Pasqua sur l’immigration. Bref, l’Eglise officielle semble alors reconduire des positions socialement conservatrices. Nommé évêque de Partenia, diocèse disparu au Ve siècle, situé dans la région de Sétif (Algérie), Jacques Gaillot illustre une autre façon d’être catholique : celle qui ne transige pas avec la liberté de penser et de parole.
Sur la question décisive du rapport entre les chrétiens et la laïcité, un certain nombre de laïcs catholiques se sont retrouvés pour faire entendre un autre son de voix que celui de l’Eglise officielle, sans toutefois renier leur appartenance catholique. Tout a commencé en 1983 lorsqu’ils ont créé le CEDEC, sigle signifiant « Chrétiens pour une Eglise dégagée de l’école confessionnelle ». Il s’agit d’affirmer que l’école publique est, par nature, habilitée à accueillir tous les enfants, du fait même de sa neutralité confessionnelle et de son souci de promouvoir l’instruction et la culture pour tous, sans distinction. Le CEDEC affiche ainsi un universalisme authentique.
Les laïcs qui le composent se déclarent laïques au sens où ils militent pour la laïcité. Ce sont donc littéralement des laïcs-laïques. La catéchèse n’a pas pour autant à être oubliée, mais doit être dévolue selon eux à l’initiative privée des familles, et dispensée en dehors des écoles, aux frais des seuls croyants. Dans le sillage de l’Abbé Lemire, les militants du CEDEC considèrent que les enfants des familles catholiques doivent se mêler à tous les autres enfants au lieu de fréquenter des écoles promues par le communautarisme religieux. Leur refus d’une école privée religieuse financée sur fonds publics les conduit à demander aux côtés des autres laïques le retour de l’argent public à l’école publique. C’est donc une franche mise en cause de la Loi Debré de décembre 1959 qui les anime.
Un des fondateurs du CEDEC, Didier Vanhoutte, exprime cette orientation avec force :
« En 1983, le CEDEC a formalisé parmi les tous premiers dans le monde « catholique » son engagement définitif dans le camp laïque et contre l’existence de l’école catholique. Ses créateurs étaient issus du syndicalisme enseignant (FEN le plus souvent), ou du monde agricole, ou des prêtres ouvriers, et même quelquefois du corps enseignant de l’école catholique… Les créateurs, dont moi-même, avaient aussi souvent milité dans le passé aux Equipes Enseignantes, regroupement chrétien d’enseignants catholiques du « public ». La conviction et l’engagement des membres du CEDEC furent « absolus ». Inutile de dire qu’ils furent agonis d’injures, ce qui ne fit que confirmer leur certitude d’être dans le vrai.
A la base : la dénonciation d’un « système » quasi commercial, l’école catholique, ne concevant l’avenir du christianisme que comme la transmission pour ainsi dire administrative d’une adhésion fondée sur l’influence sociologique d’une communauté « à part », dirigée depuis l’extérieur (le Vatican), sous l’autorité d’une institution ne s’inquiétant que de sa perpétuation, sans référence profonde au message évangélique. Les membres du CEDEC désiraient se reconnaître d’abord comme citoyens de la République, partageant le destin de tous les autres, et voulant témoigner, dans le respect des lois accordées à tous, d’une foi qui met la fraternité et la liberté, et même « l’humanisation » à la toute première place. »
Aujourd’hui encore le CEDEC, dirigé par Monique Cabotte-Carillon, ne manque aucune occasion d’intervenir en faveur de l’école laïque.
Contrastant avec la méfiance persistante de la hiérarchie catholique à l’égard de la laïcité, les laïcs-laïques ont donc vu dans l’émancipation laïque de l’école et de l’Etat une chance pour la religion. Celle de se recentrer sur son message éthique et spirituel revendiqué, au lieu de se dévoyer dans la quête de privilèges temporels d’un autre âge, en conjuguant notamment le prosélytisme scolaire et l’idéologie mercantile des privatisations. En 1996, c’est dans le but de rappeler l’évidence éthique et religieuse d’un nécessaire pluralisme fraternel au sein de l’Eglise que des laïcs-laïques, dont les militants du CEDEC, ont fondé l’association « Nous sommes aussi l’Eglise » (NSAE), en étendant leurs objectifs à toute la vie de l’Église. L’esprit de cette fondation est résumé sur le site internet NSAE de la façon suivante :
« NSAE est né en 1996 et s’est organisé dans l’esprit de la « Requête internationale du peuple chrétien » (1995) pour l’égalité entre tous les croyants (femmes et hommes, laïcs et clercs), une attitude positive sur la sexualité et exigeante sur la justice sociale et économique. Le nom « Nous sommes aussi l’Église » est la traduction, adoptée par les fondateurs, de celui de l’association autrichienne Wir sind Kirche. Il appelle deux remarques :
1) le « aussi » ne veut pas signifier une quelconque marginalité, mais insister sur notre désir que soit reconnue à l’intérieur de l’Église une nécessaire pluralité ;
2) l’Église dont nous parlons est l’Église universelle du Christ ; même si certains de nos objectifs sont spécifiques à des problèmes internes à l’Église catholique romaine, notre mouvement est plus large et inclut en particulier des protestants qui se reconnaissent dans nos objectifs. »
Attachés avant tout à une foi spirituelle et religieuse désintéressée au sens strict, ces chrétiens rappellent que la fin importe plus que les moyens, ou du moins doit toujours s’éprouver et se sentir dans le choix des moyens. Or qu’est-ce que la fin visée pour un croyant ? Evidemment la démarche de témoignage d’une foi pure, c’est-à-dire exempte de tout mélange d’intérêts temporels et tournée vers ce qui constitue pour eux le premier temple de la divinité : l’humanité elle-même. Ainsi, l’éthique de miséricorde prend le pas sur le rite et les dogmes, et la spiritualité déliée sur la codification institutionnelle. L’organisation de l’Eglise doit rester de l’ordre des moyens, le témoignage vivant de la foi de l’ordre des finalités. Ce rappel peut être douloureux quand de simples fidèles, des laïcs donc, se rendent compte que leur Eglise officielle oublie le primat de la fin sur les moyens, et se crispe sur des dogmes discutables, sources de divisions, qui sont censés asseoir son magistère spirituel mais aussi temporel. Comme ils disent, ces laïcs-laïques ne veulent pas une autre Eglise mais une Eglise autre. Ils se considèrent comme pleinement représentatifs de l’Eglise, et non pas comme des dissidents, qui à se définir ainsi, consacreraient une absence de pluralisme.
De fait, les militants qui se reconnaissent dans de tels groupes (le CEDEC, NSAE, mais aussi l’Observatoire chrétien de la laïcité – OCL – et toutes ses composantes) ne demandent rien d’autre que la mise en œuvre du message éthique qui fonde et finalise leur foi. C’est aussi pour cela qu’ils sont laïques au sens militant du terme. Pour eux, la laïcité est une condition sine qua non du retour de la foi religieuse à son essence propre, celle d’une démarche de témoignage spirituel qui ne demande aucun privilège temporel, qui joue sans arrière-pensée le jeu de l’égalité des divers croyants, des athées et des agnostiques. Ils ont vu trop souvent leur Eglise mêler la foi religieuse et le désir de privilèges temporels, subventions comprises, et ils s’en indignent. Pour eux, une telle dérive tourne en fait le dos à la véritable religion.
Comme Victor Hugo distinguant le « parti clérical » et la réunion des croyants attachés à la justice, ils ont compris que la laïcité ne détruit pas la religion, mais au contraire la purge de sa volonté de privilèges temporels. D’ailleurs, n’est-ce pas douter de Dieu que de considérer qu’il a besoin de telles béquilles terrestres ? Les laïcs-laïques savent que la séparation de l’Etat et de l’Eglise est une double émancipation. Le choix de la laïcité qui délie le pouvoir politique de l’Eglise et l’Eglise du pouvoir politique présente l’avantage de restituer chaque chose à son ordre propre. Il est même salutaire pour la religion, selon beaucoup de croyants écœurés par la vénalité d’institutions cléricales trop soucieuses de leurs privilèges temporels.
Ces chrétiens laïcs-laïques se sont dotés d’une revue intitulée « Les Réseaux des Parvis » pour souligner l’importance d’un espace de rencontre et de dialogue, et mettre en évidence leur engagement multiforme. La Fédération « Réseaux du Parvis » est, elle, partie prenante, depuis 2002, du Réseau européen Eglises et libertés. Ses envoyés y retrouvent, pour défendre les positions de la laïcité au niveau européen, des représentants de mouvements athées, humanistes, maçonniques. Un engagement aussi cohérent et aussi conséquent permet de réfuter le double préjugé selon lequel la laïcité serait une machine de guerre contre les religions, et ces dernières seraient forcément hostiles à l’émancipation laïque.
Créé en 2003 par dix associations (dont le CEDEC et NSAE) de la fédération Réseaux du Parvis, l’OCL (cité plus haut) est formé de citoyens chrétiens qui se donnent pour objectif de défendre et de promouvoir la laïcité au même titre que toutes les associations laïques humanistes et démocratiques attachées à la tradition républicaine française fondée sur la loi de séparation de 1905. Il se donne pour objectif de s’attacher précisément à l’une des finalités statutaires des Réseaux du Parvis : « Vivre l’Évangile dans la culture contemporaine sécularisée et laïque ».
L’OCL défend une séparation rigoureuse des institutions religieuses et de l’Etat et autres administrations publiques, la liberté de conscience des citoyens et la liberté d’expression dans le cadre des droits humains. Il combat pour que cesse la confusion volontaire entre l’Etat du Vatican et le Saint-Siège, source de toutes les formes de cléricalisme. Il lutte contre le sexisme et le dogmatisme conservateur qui s’impose dans trop de structures religieuses diverses. Voilà donc l’action multiforme de chrétiens laïques. Si j’ai voulu l’évoquer ici avec précision, c’est parce qu’elle me semble exemplaire comme illustration d’une foi religieuse authentique, assortie d’un engagement dans les luttes pour l’émancipation laïque.
Henri Pena-Ruiz
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• Présentation sur le site de l’éditeur :
Unique par son ampleur, ce dictionnaire est une véritable encyclopédie de la laïcité.
Les religions sont-elles dangereuses ? Non, si elles n’engagent que les croyants. Oui, si elles prétendent à nouveau dicter la loi commune. Les fanatismes religieux d’aujourd’hui sont inquiétants. Face à eux, un seul rempart : la laïcité. Une laïcité contestée par les nostalgiques des privilèges publics des religions. Pourtant elle fournit à des hommes d’origines très diverses un cadre commun universel, délivré des traditions rétrogrades. Ainsi elle les unit tous en conjuguant le respect des différences et l’émancipation de chacun. Histoire, géographie, philosophie, littérature, théologie, sociologie, droit font de ce livre une véritable encyclopédie de la laïcité. On s’y promènera « à sauts et à gambades » pour en comprendre le sens et l’enjeu, admirer ses héros, goûter les beaux textes qu’elle a inspirés, mesurer sa dynamique aux divers points du globe.
http://www.plon.fr/ouvrage/dictionnaire-amoureux-de-la-laicite/9782259215954
• Emission radio à écouter : le Jeudi 20 février à 18h, Henri Pena-Ruiz est l’invité de l’émission de Radio Classique, Passion classique présentée par Olivier Bellamy de 18h à 20h (rediffusion chaque soir de 00h à 1h). On peut aussi réécouter l’émission sur internet à : http://www.radioclassique.fr/la-radio/les-emissions/progaction/show/emission/passion-classique.html