« Le patronat tire profit de cette crise »
Gérard Filoche, membre du Bureau national du Parti socialiste et rédacteur en chef du mensuel « Démocratie&Socialisme » est très critique vis-à-vis du Pacte de responsabilité proposé au patronat. Pour lui il s’agit d’« une tentative vaine », d’« une séduction qui n’aboutira pas ». Car, affirme-t-il, « le patronat a intérêt à cette crise (qui) lui dégage des profits immenses ». Au cœur du problème : « l’Europe libérale, l’Europe des banques, l’Europe des marchés sauvages et voraces » à laquelle il souhaite opposer une « Europe sociale ».
Entretien avec Gérard Filoche
Propos recueillis par Benjamin Harroch
De nombreux économistes et institutions financières internationales évoquent des signes de reprise en France et en Europe pour 2014. Y croyez-vous ?
Gérard Filoche : Non ! Parce que je ne vois pas d’inflexion dans l’ensemble des politiques d’austérité qui sont menées. Elles s’accroissent partout. Il peut y avoir de très légères fluctuations. Mais je ne vois pas ce que ça changera au chômage de masse – 5,9 millions toutes catégories confondues – qui est dominant. Je ne vois ce que ça changera dans les politiques publiques qui sont toutes récessives et qui ont fait reculer les droits sociaux. Dans ces conditions, je ne vois pas comment il pourrait y avoir des éléments de relance et de redistribution suffisants pour sortir de la crise. D’autant que les mêmes risques pèsent sur l’ensemble des banques et des capitaux. L’économie casino est restée la même. L’ampleur des produits dérivés est même, nous dit-on, supérieure à ce qui existait auparavant. Je ne vois donc aucun élément de guérison de ce qui a produit la crise de 2009.
Depuis le début de l’année, il y a un débat sur le tournant social-libéral pris par François Hollande. Comment qualifiez-vous sa politique économique ?
Je caractérise le choix qui est fait sur 18 mois par le président Hollande comme un choix de séduction du patronat pour sortir du chômage. Un peu comme si on demandait aux bactéries qui sont la cause de la pandémie de bien vouloir la soigner. En vérité, qu’est-ce qui est à l’origine de tout ce que nous subissons ? L’avidité financière et la soumission de toute l’industrie à cette avidité. Le patronat est la cause du chômage. C’est lui qui l’a provoqué, qui l’a attisé et il n’a aucune envie d’inverser la courbe du chômage pour faire plaisir à un gouvernement de gauche. Surtout le patronat français qui est entièrement réactionnaire, et dans les mains d’une clique financière spéculative qui ne souhaite que le retour de la droite pour obtenir encore plus d’avantages que ce qu’ils ont aujourd’hui. Tout cela pour dire que c’est une tentative désespérée que de séduire le patronat pour ensuite mener une politique de gauche.
Pourquoi la politique de l’offre ?
La source de la crise de la zone euro est un problème de financement des déficits des pays qui la composent. Pour éviter les déséquilibres, Patrick Artus note que les pays en excédents doivent financer les pays en déficits commerciaux, ce qui se passait au début des années 2000 par l’application d’un taux d’intérêt unique pour les différents pays sur les marchés. Chaque pays de la zone, en effet, pouvait emprunter au même taux car les marchés (les prêteurs) étaient convaincus que les dettes étaient communes. Mais avec la crise, un doute est apparu sur cette mise en commun des dettes, et le phénomène de l’euro-divergence, qui signifie que les marchés appliquent à chaque pays des taux d’intérêt différents, a fait exploser ce principe, interdisant les transferts financiers entre pays de la zone euro. Dès lors, la seule à pouvoir assurer un transfert entre les pays était la BCE, par le rachat des dettes souveraines. De façon résiduelle et non assumée, c’est bien ce qu’elle a fait, mais en quantité insuffisante.
Ainsi, devant l’impossibilité de se financer auprès des autres pays en excédent (principalement l’Allemagne), et face à l’interdiction de dévaluer, les pays endettés (Grèce, Italie, Espagne, France…), n’ont d’autre choix que de supprimer leurs déficits, et en premier lieu le celui de leur commerce. Et comment s’y prennent-ils ? En réduisant le niveau de leurs revenus intérieurs, pour limiter leurs importations et rendre moins chère leur production. C’est précisément ce qui est aujourd’hui entrepris en France par François Hollande. C’est cela la politique de l’offre [1], ou si l’on préfère la politique de déflation. On cherche à faire baisser les prix en baissant les revenus, sans toucher à la monnaie, afin de réduire les déficits. Mais cette politique a aussi des antécédents. [2]
Vous êtes donc farouchement opposé au pacte de responsabilité. Pourquoi concrètement ?
Pour être très exact, je pense que c’est une tentative vaine. C’est un vœu pieux. Comme je l’ai dit, c’est une séduction qui n’aboutira pas. On ne peut pas essayer de cuire le mouton du patronat à petit feu sans qu’il s’en aperçoive. Le patronat a intérêt à cette crise. Elle lui dégage des profits immenses. Licencier rapporte plus que d’embaucher. Placer dans les Iles Caïman rapporte plus que d’investir. La rente est supérieure à la production. Même aujourd’hui, le patronat ne produit qu’à 70 % de ce qu’il peut produire. Ça s’appelle les taux d’utilisation des capacités productives. C’est-à-dire qu’il pourrait sans effort – sans même parler de rénover, d’innover, d’inventer – produire 30 % de plus. Or il ne le fait pas ! Parce que même s’il produisait plus, ça baisserait ses marges. Nous n’avons pas un patronat qui veut être compétitif mais un patronat qui veut être rentable, ce n’est pas pareil.
S’il voulait être compétitif, il le serait du jour au lendemain : il lui suffirait de baisser les 210 milliards de dividendes qu’il prélève sur nos produits. Les gens ne prennent pas la mesure de ce que ça représente. À titre de comparaison, le budget de l’État, c’est 300 milliards. Ce qui est proposé par François Hollande dans le pacte de responsabilité, c’est 35 milliards d’un côté, peut-être 20 milliards de l’autre et encore quelques dizaines de milliards qui sont donnés en aide, soit pas très loin des 100 milliards que réclame Pierre Gattaz [le patron du Medef, ndlr]. Mais les dividendes, eux, sont de 210 milliards ! En fait, s’il n’y a pas de compétitivité, c’est à cause de cela.
On est donc dans un jeu étrange que seuls les gens qui savent le lire peuvent décrypter. Mais qu’on nous masque profondément dans les médias et dans les explications qui nous sont données. J’ai du mal à croire que tous les économistes qui entourent François Hollande soient dupes d’un si mauvais marché.
Pourquoi la politique de l’offre n’est pas, selon vous, la solution ?
On entend le matin dans les radios que les entreprises ne peuvent pas embaucher parce qu’elles n’ont pas de carnet de commandes. Ce n’est donc pas l’offre qui est en cause en l’occurrence, c’est la demande. Simplement les gens ne peuvent pas consommer avec les salaires qu’ils ont. Le recul des dépenses publiques est nuisible. D’où la récession.
Et je ne sais encore pas pourquoi l’entourage de Hollande peut défendre une politique dite de l’offre et baisser les dépenses publiques alors que moi je les augmenterais si j’avais le pouvoir de le faire. D’ailleurs, mon raisonnement est corroboré par la décision d’Obama d’augmenter de 40 % le salaire minimum aux États-Unis. 40 %, c’est ce que la CGT demande en France. Obama est plus proche de la CGT que l’entourage de François Hollande ou Pierre Moscovici. Il va bien falloir qu’ils se frottent les yeux.
Ce gouvernement aurait-il changé de nature ?
La nature de ce gouvernement n’est pas en cause, c’est sa politique qui l’est. Il arrive que des gouvernements de gauche fassent des politiques de collaboration de classes. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire, hélas ! Pourtant il vaut mieux ne pas se tromper sur la nature du gouvernement pour bien lui parler. Les choses sont simples : c’est un gouvernement de gauche qui croit qu’il va arriver à ses fins en faisant une politique d’alliance avec la droite. Ça ne marchera pas ! Il faut affronter la droite. Il faut affronter le patronat. Il ne faut pas faire la politique de l’UMP quand on est un gouvernement de gauche.
Pour vous, qu’est-ce que révèle « la crise » ?
Le capitalisme ! Les gens ne savent pas toujours bien ce qu’est le capitalisme. Ce n’est pas le profit. Parce que le profit est finalement lié à toute activité humaine. Le capitalisme, c’est le profit maximum. C’est une société qui génère sa propre compétition et au travers de cela son autodestruction. C’est comme ça qu’on arrive à cette situation inouïe où 1 % des habitants de cette planète possède 50 % des richesses mondiales. Et en France, c’est pareil évidemment. Nous avons une classe dominante très restreinte. 10 % possèdent 60 % du patrimoine. Cinq cents familles possèdent 330 milliards, 16 % du PIB. Il y a 590 milliards d’avoirs français dans les paradis fiscaux. Ces gens-là se permettent en plus de frauder – 80 milliards officiellement, mais ça doit être plus en fait – et d’empocher 210 milliards de dividendes.
Et après, ils viennent pleurer misère en disant « les caisses sont vides, on ne travaille pas assez, il faut baisser le coût du travail, il faut être plus flexible… » C’est une hypocrisie géante dont nous sommes victimes. Alors si cette crise a un nom, c’est celui de l’agonie d’un système qui pousse jusqu’au bout tous les vices du vol des humains par une poignée de supers riches sans scrupules. Redistribuer les richesses est la préalable condition à tout redémarrage.
L’ancien président socialiste portugais, Mario Soares, a récemment estimé que « l’austérité conduit l’Europe vers la dictature » [3]. Qu’en pensez-vous ?
Mario Soares est un homme qui était plutôt connu pour son sens de la résistance sur les questions démocratiques et en même temps pour un certain conservatisme. Parce qu’on peut dire qu’il a surfé sur la révolution des œillets mais sans répondre à la majorité des aspirations populaires qui se manifestaient à ce moment-là. Et quand cet homme explique qu’en Europe « on va vers une dictature à cause de la finance » et qu’il faut « une révolution pacifique », ça me frappe beaucoup.
C’est un signe de plus qu’il y a quand même des gens qui se réveillent et disent stop à la façon aberrante dont des imbéciles comme Barroso conduisent l’Europe. Il n’est quand même pas difficile de voir que le chantage à la dette est une aberration. Elle ne sera jamais remboursée. En France, le plus important budget de l’État va au remboursement des intérêts de la dette. Cela crée la récession. Comme un jardinier qui arrose la rivière pendant que le jardin dépérit. La récession fait baisser l’économie et l’économie fait baisser les recettes. Donc en fait la dette augmente à cause de ça. C’est un des grands moments de l’histoire où en remboursant la dette, on l’augmente.
Vous êtes justement l’auteur de Dette indigne ! (2011) [4]. Qu’entendez-vous exactement par là ?
La dette est un chantage sur les peuples pour leur faire courber l’échine. C’est une fiction qui s’est peu à peu installée dans l’esprit des gens. « On » aurait 94,3 % de dette par rapport au PIB… mais les quatre grandes banques françaises détiennent 400 % de ce PIB, et c’est à elle qu’il faudrait rembourser ? Qu’est ce que c’est que cette farce ? Une propagande totalitaire au nom de laquelle on nous explique qu’il faut faire des économies dans le budget de l’État. Et pourquoi ? Pour transférer l’argent des pauvres vers les riches. C’est une grande entreprise d’escroquerie.
Au lieu de rompre avec ça, la gauche se plie dans le moule et dit : « Je vais arriver à corriger cela, et puis après il y aura redistribution ». Ce « après » est d’ailleurs ce que j’ai relevé de la dernière conférence de presse de François Hollande. Il existe depuis 50 ans ce « après ». Mais il n’arrive jamais ce « après ». C’est comme quand Helmut Schmidt disait « les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ». Ça fait 25 ans que ça dure : on a vu énormément de profits mais peu d’investissements, et les emplois jamais.
Regardez ce qui s’est passé en Grèce. Il a été exigé le remboursement de sa dette jusqu’à la saigner. Ce fut une guerre sans missiles, une mise à sac sans raison ni limite. Le FMI a commencé à faire son autocritique. Ceux qui ont imposé cette austérité mortifère devraient être jugés pour crime contre l’humanité.
Pourquoi ne peut-on pas effacer la dette, en démocratie ? Par David Graeber
La réponse simple est que l’on ne vit pas en démocratie. J’ai fait un peu de recherches sur les origines de la Constitution américaine et l’utilisation et l’abus du mot démocratie, utilisé pas les fondateurs de la démocratie américaine. Ils étaient totalement opposés à la démocratie. Si on lit les propos, les préambules de la Constitution américaine, Georges Washington dit : « Nous avons un problème ici : nous avons trop de démocratie, il faut limiter cette démocratie, l’éliminer. » La seule façon de le faire était de faire une construction fédérale. Et le grand problème de l’époque était la relation entre les créanciers et les débiteurs.
En Pennsylvanie, il y avait une constitution plutôt démocratique. Un groupe de députés, de représentants, a tenté de créer un système monétaire inflationniste où l’argent se dépréciait de 20 % par an. Donc cela efface automatiquement la dette. Mais bien sûr les gens qui ont écrit la Constitution étaient les créanciers. Et ils ont été horrifiés et ont perdu beaucoup d’argent en raison de cette constitution. Et donc la première chose qu’ils ont faite, c’est d’écrire que seul le gouvernement fédéral peut émettre de la monnaie. Extrait de l’entretien « Le système capitaliste a terminé sa course. [5]
La nouvelle coalition en Allemagne et les annonces qui ont suivi sur la création d’un SMIC et le retour de l’âge de départ à la retraite de 67 à 63 ans annoncent-elles, selon vous, une inflexion de l’austérité en Europe ?
Il faut voir les faits. Le SMIC est prévu pour 2015. Quant au retour de l’âge de départ à la retraite de 67 à 63 ans, c’est une leçon pour la France. Il y a d’autres mesures – en termes de loyer notamment – qui sont prises sous l’impact du rapport de force du vote aux dernières élections. C’est une « grande coalition » bien sûr, et moi je suis contre cette collaboration de classes institutionnalisée. Car ce n’est pas la première fois que ça se fait en Allemagne et à chaque fois, ça a donné de mauvais résultats. Mais cette fois, à l’intérieur même de la coalition, puisque Angela Merkel a été battue en sièges et en voix aux dernières élections, la gauche a un peu plus de poids dans le rapport de force. Si j’étais au SPD, à Die Linke ou chez les Verts, je me battrais pour l’unité des trois partis pour gouverner sans Merkel et mener une vraie politique de gauche.
En tant qu’ancien inspecteur du travail, que pensez-vous de la directive européenne sur les travailleurs détachés ?
On peut clairement dire que c’est une fraude généralisée. Les patrons esclavagisent ainsi 350 000 salariés sur le sol français. Or la jurisprudence en France a toujours confirmé que le SMIC français s’applique à tout salarié sur le territoire français. Cette directive européenne tente de créer une brèche entre le SMIC net et le SMIC brut. Selon moi, c’est purement et simplement illégal vu du droit du travail en usage.
Il suffirait que le ministère du Travail se donne les moyens pour sanctionner ceux qui utilisent cette fraude. Même les traités européens excluent une normalisation du droit du travail. Je ne comprends donc pas pourquoi l’État français ne fait pas simplement respecter la loi française. Encore faudrait-il ne pas affaiblir cette loi, c’est-à-dire le code du travail et renforcer, au lieu de la briser, l’institution chargée par l’OIT de le faire respecter, l’inspection du travail.
« Le problème, c’est l’Europe libérale, l’Europe des banques, l’Europe des marchés sauvages et voraces. »
Les élections européennes approchent et de nombreux sondages montrent un rejet de l’Europe telle qu’elle est aujourd’hui. Est-elle la solution ou le problème ?
C’est bien l’Europe, c’est beau l’Europe, c’est l’avenir l’Europe, j’aime l’Europe, je veux l’Europe, je veux encore plus d’Europe ! Ce n’est pas cela le problème. Le problème, c’est l’Europe libérale, l’Europe des banques, l’Europe des marchés sauvages et voraces.
Et on peut lui opposer une Europe sociale contrairement à ce que certains pensent. Un SMIC européen. Un Code du travail européen qui soit constitutif du droit de la concurrence. Le rejet est dû à cette confusion. Je ne suis pas surpris que cette confusion existe. Mais mon travail de socialiste est de la dissiper.
Propos recueillis par Benjamin Harroch
Notes :
[1] http://www.lesechos.fr/economie-politique/politique/actu/0203249002726-stephane-le-foll-la-politique-de-l-offre-n-est-ni-de-droite-ni-de-gauche-elle-est-necessaire-643482.php [2] http://ragemag.fr/pourquoi-politique-offre-deja-echoue-62334/ [3] http://www.humanite.fr/medias/dans-lhd-cette-semaine-entretien-exclusif-avec-mar-558193 [4] « Dette indigne ! », Jean-Jacques Chavigné et Gérard Filoche, Ed. Jean-Claude Gawsewitch, 240 pages, 15 €. [5] http://ragemag.fr/david-graeber-systeme-capitaliste-termine-course-46632/Source : publié le 15 février 2014 sur le blog de Gérard Filoche à :
Illustration : G. Filoche défile le 1er mai 2013.
Sur le même sujet :
– « Les impasses de la Troisième voie » : http://nsae.fr/2014/01/24/les-impasses-de-la-troisieme-voie/
– « Pour une transition citoyenne » : http://nsae.fr/2014/01/21/pour-une-transition-citoyenne/
– « Au-delà de la croissance, l’inversion de la courbe du chômage » :
http://nsae.fr/2014/01/28/au-dela-de-la-croissance-linversion-de-la-courbe-du-chomage/