Pauvres chefs d’entreprise stressés
Par Thibault Gajdos
Les projets de loi du gouvernement visant à protéger les salariés inquiètent Pierre Gattaz. Lors de sa conférence de presse du 18 février, le président du Medef a demandé au gouvernement de renoncer à des initiatives législatives visant, notamment, à protéger les stagiaires, à tenir compte de la pénibilité du travail dans le calcul des retraites, ou encore à imposer d’informer les salariés avant de céder une entreprise. Ce n’est pas tout.
Le gouvernement souhaite créer un « observatoire des contreparties », destiné à contrôler que les 30 milliards d’euros que l’Etat s’apprête à verser aux entreprises dans le cadre du pacte de responsabilité ne soient distribués en vain. Pierre Gattaz exige qu’il soit rebaptisé « comité de suivi » du pacte.
Car tout cela n’engendre, selon le président du Medef, que du « stress sur le dos des patrons ».
Il est vrai que ces derniers ont de quoi être stressés. De 2002 à 2008, les salaires des dirigeants d’entreprise ont augmenté de 22 % en euros constants, tandis que l’ensemble des salaires n’a augmenté que de 3 % (Déclaration annuelle des données sociales, Insee).
Une rupture dans la série statistique empêche d’effectuer directement des comparaisons entre 2008 et 2012 à partir des données de l’Insee.
Mais selon l’étude publiée par le cabinet Proxinvest chaque année, les rémunérations des dirigeants des 120 plus grandes entreprises françaises cotées en Bourse (SBF 120) ont augmenté de 6,3 % entre 2011 et 2012, contre 2 % pour l’ensemble des salariés (La Rémunération des dirigeants des sociétés du SBF 120, Proxinvest, 2013). Les choses ne vont donc pas si mal pour les patrons…
Les salariés font, en revanche, face à un stress bien réel et croissant. Bernard Arnaudo et ses collègues ont analysé l’évolution récente des conditions de travail en France (L’Evolution des risques professionnels dans le secteur privé entre 1994 et 2010 : premiers résultats de l’enquête Sumer, Dares Analyses, 2012). Ils observent que les rythmes de travail et les contraintes physiques se sont stabilisés entre 2003 et 2010. En revanche, la pression psychologique s’est nettement accrue.
Ainsi, 22 % des salariés déclaraient « vivre au travail au moins un comportement hostile actuellement » en 2010, contre 16 % en 2003. Au cours de la même période, la proportion de salariés déclarant subir des « comportements méprisants au travail » est passée de 11 % à 15 %, tandis que celle déclarant subir un « déni de reconnaissance du travail » est passée de 10 % à 13 %.
Hypothèses très restrictives
Ne nous y trompons pas : ces souffrances ne menacent pas seulement la santé et le bien-être de ceux qui les subissent, elles ont aussi un coût économique important.
Christian Trontin et ses collègues ont tenté d’en estimer l’ordre de grandeur dans une note publiée en 2010 par l’Institut national de recherche et sécurité (Le Coût du stress professionnel en France en 2007). Ils se sont pour cela limités au stress généré par le fait de devoir travailler sous de fortes contraintes et n’ont pris en compte que les coûts directement mesurables (soins, pertes de richesse pour cause d’absentéisme ou de cessation prématurée d’activité…).
Ils parviennent ainsi, sous des hypothèses très restrictives, à une estimation comprise entre 1,9 et 3 milliards d’euros par an. Les auteurs notent que ce coût est évidemment très sous-évalué, puisqu’il ne couvre qu’une petite partie des causes de stress au travail et ne tient pas compte des coûts en termes de qualité de vie et de bien-être.
Le « stress » de Pierre Gattaz pourrait faire sourire s’il n’avait également affirmé, lors de sa conférence de presse, que « les entreprises, c’est ce que nous avons de plus précieux en France ». Il a seulement oublié les femmes et les hommes qui travaillent et qui, parfois, souffrent.
Thibault Gajdos
Directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique
Source : Chronique « Politiques publiques » publiée dans le Cahier du Monde n° 21494 (Economie&Entreprises) daté Mardi 25 février 2014. http://www.lemonde.fr