Une petite école zapatiste
Amaury Ghijselings, de retour du Chiapas, a rendu compte de son expérience du zapatisme le 10 février dernier, dans le cadre d’une rencontre à Liège (Belgique) à l’initiative du CADTM (Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde), pour marquer les 20 années de lutte zapatiste*. On trouvera ci-après son témoignage écrit, diffusé par le CADTM.
Une petite école zapatiste pour enseigner
l’autonomie et la résistance au reste du monde
Par Amaury Ghijselings
« Viva Zapata ! Viva los compañeros caídos en el combate ! Viva el EZLN ! Viva los presentes ! » [1] Ces acclamations résonnent en même temps dans les cinq caracoles [2] zapatistes à l’heure de débuter l’an 2014. Elles sont reprises en cœur par des milliers de citoyens, venus du monde entier jusqu’au sud-est du Mexique pour célébrer les 20 ans du mouvement néozapatiste [3]. Parallèlement aux festivités, le mouvement zapatiste a mis en place une semaine de formation pour transmettre leur conception de la liberté, de l’autonomie et de la résistance.
Baptisée la escuelita (littéralement, la petite école), cette initiative pédagogique est extraordinaire à plus d’un titre. Tout d’abord, c’est la première fois que les rebelles ouvrent aussi grand les portes de leurs caracoles, de leurs communautés et de leurs maisons. La rencontre ainsi créée est un événement de taille de part et d’autre. La solidarité internationale dont les indigènes ont tant entendu parler devient soudain visible, incarnée par les milliers d’individus hétéroclites venus partager leurs maisons, leurs repas et leurs labeurs. Du côté des élèves, comptant beaucoup de jeunes activistes et de travailleurs sociaux, se retrouver au cœur d’un territoire insurrectionnel est une expérience chargée, autant en émotion qu’en apprentissage. Les motivations de chacun sont très variées mais un activiste comme moi s’y rend avant tout pour écouter les leçons de 20 ans de rébellions et y trouver de nouvelles inspirations pour les luttes à mener sur nos territoires.
Personne n’avait imaginé un tel succès quant à la participation à cet événement. Majoritairement venus d’Amérique latine, d’Europe et d’Amérique du Nord, les candidats à l’école zapatiste se comptent en milliers. En tout, quatre sessions devront être organisées pour tous les accueillir et clôturer la première d’une série de trois formations, prévue dans le cadre de la escuelita. Le thème abordé lors de cette première formation était « La liberté selon les zapatistes ».
A mes yeux de formateur en éducation au développement, l’escuelita incarne un des exemples les plus ambitieux d’éducation populaire. Pas question de banc d’école et d’interrogations écrites. L’histoire des zapatistes s’apprend au cours des repas et les logiques organisationnelles se font comprendre au travers des travaux collectifs auxquels les élèves participent activement. Chaque élève est accompagné d’un Votan, un zapatiste qui jouera à la fois le rôle d’ange gardien et de professeur particulier. Ces derniers ne correspondent pas à l’image classique de l’enseignant, n’importe quel zapatiste peut être désigné Votan. Chacun d’eux est tout à fait capable de transmettre la conception zapatiste de l’autonomie vu que cette dernière ne s’apprend pas dans les livres, disent-ils, elle se construit tous les jours ! Cette approche est à l’image de la conception du savoir au sein du mouvement, un savoir qui est avant tout perçu comme un patrimoine et un produit social, autrement dit, le fruit de 500 ans de luttes. Le hasard des attributions a pu réunir des adolescentes indigènes pouvant à peine lire et écrire avec des professeurs d’université ou bien un vieux paysan avec un ingénieur agronome fraîchement diplômé !
1ère leçon : d’une logique de guérilla à celle de guerre mondiale
L’insurrection menée par l’EZLN (Armée Zapatiste de Libération Nationale) le 1er janvier 1994 ne doit pas être interprétée comme une réaction immédiate et improvisée à l’entrée en vigueur de l’ALENA [4] le même jour. La date a été choisie de façon symbolique mais il s’agit avant tout d’un épisode à inscrire dans une histoire beaucoup plus longue et complexe : celle de la résistance des peuples indigènes contre le système-monde capitaliste. « Nous sommes le produit de 500 ans de lutte » pouvait-on lire dans la première déclaration de Lacandone. Basta de cinq siècles d’extermination, d’exploitation, de discrimination et d’ignorance du peuple indigène. Assez d’impérialisme militaire, économique et culturel !
Roberto, le père de la famille qui m’accueille pour l’escuelita me raconte cette matinée où tout a commencé. « Nous avons dû faire nos adieux à nos proches mais heureusement tout le monde est revenu sain et sauf dans ma communauté. Nous étions armés de machettes et de bâtons pour la plupart car il n’y avait pas assez d’armes à feu pour tout le monde. Notre arrivée dans la ville fut une surprise totale pour le pays qui avait fait la fête toute la nuit pour le nouvel an. »
Bien qu’un cessez-le-feu fût déclaré unilatéralement après 12 jours de combats par le Président de l’époque, Carlos Salinas, la guerre ne fait que commencer du côté néo-zapatiste. Pour eux, il ne s’agit en rien d’une guerre civile mais bien d’une guerre mondiale : la quatrième. La dernière avait opposé deux ensembles géostratégiques quant à la manière de concevoir les modes de production. Cette fois-ci, ce sont deux cosmovisions, sans couleur de peau ni drapeau qui s’affronteront. L’originalité du discours politique et des pratiques insurrectionnelles zapatistes institue une nouvelle modernité de la résistance au système-monde capitaliste néolibéral. Une nouvelle manière de concevoir la révolution prend forme tant et si bien que les écrits consacrés aux mouvements sociaux s’accordent généralement à faire du 1er janvier 1994 l’an 1 du mouvement altermondialiste [5].
2ème leçon : d’une conception binaire à une conception complexe de la révolution
L’EZLN s’est préparé pendant 10 ans avant de déclarer la guerre mais, aussi et surtout, avant de prendre la parole [6]. Le mouvement a pris le temps de réfléchir avant d’agir : l’EZLN a tiré des leçons des révolutions passées et a fait preuve d’une forte maturité dès ses premières prises de parole. Le néozapatisme n’est pas seulement une lutte pour le droit des indigènes ou une lutte des classes. La lutte des classes est une lutte à mener parmi d’autres mais elle n’est pas la solution miracle contre tous les maux de la société. La dictature du prolétariat ou l’indépendance du Chiapas ne feront pas cesser le machisme, les discriminations raciales ou l’exploitation de la terre. Dorénavant, la lutte contre la civilisation capitaliste devient transversale, c’est-à-dire qu’elle se matérialisera face à toutes formes de discriminations, d’oppressions, de mépris de la nature ou d’impérialisme culturel. Cette guerre d’un nouveau genre n’est ni le monopole des organisations de travailleurs au travers de la lutte des classes, ni celle des indigènes au travers d’une lutte séparatiste. La lutte est partout, elle se joue de manière spécifique sur chaque territoire et chacun est capable d’agir au quotidien sur son terrain. Les résistances et alternatives doivent être le produit d’un contexte historique et socioculturel qui varie d’une situation à l’autre. Il ne peut donc pas y avoir de réponse unique aux injustices qui traversent la planète [7].
Cette reterritorialisation des luttes n’est pas opposée à l’idée de créer un mouvement global pour les zapatistes, qui se sont attelés très tôt à faire converger les luttes. Dès 1996, ils organisent la « Première Rencontre intercontinentale contre le Néolibéralisme et pour l’Humanité » dont la forme et les objectifs orientés vers le partage d’expérience préfigurent le Forum Social Mondial, temple itinérant et éphémère des altermondialistes, qui n’apparaîtra que 5 ans plus tard. Le temps et l’énergie consacrés à la mise en place de la « Première rencontre des peuples zapatistes avec les peuples du Monde » en 2006, ou encore à l’organisation de la toute fraîche escuelita zapatista, démontre que l’articulation de leur lutte avec celles du reste du monde est au cœur de l’agenda zapatiste.
3ème leçon : d’une logique top-down à une logique holistique du changement social
Autre principe original découlant du précédent, la révolution ne se conçoit plus seulement avec la prise du pouvoir comme condition sine qua non pour triompher. La question du rapport entre mouvements révolutionnaires et pouvoirs étatiques reste centrale mais elle n’est plus considérée comme un axe vertical auquel donner la priorité.
Au lieu de conquérir le pouvoir, la priorité stratégique est donnée à la création de contre-pouvoirs sociaux. L’idée est qu’une société civile organisée est le meilleur moyen pour contrecarrer le pouvoir de l’Etat et des partis politiques car plus elle est forte, plus le pouvoir est perçu comme illégitime. Dans la pratique, la stratégie de résistance au pouvoir politique et étatique a évolué au cours de l’histoire du mouvement.
Ce sont d’abord les armes qui ont parlé, et l’idée de conquérir le pouvoir n’était pas absente au début du conflit. Rodrigo, mon Votan, explique : « En vérité, nous voulions atteindre la capitale du Mexique et puis le reste du monde lorsque nous avons commencé la guerre. Il a fallu accepter que nous n’allions pas y arriver et que la société civile ne voulait pas de cette guerre. C’est pourquoi, aujourd’hui, nous utilisons nos voix pour amener la révolution dans les villes que nos fusils ne peuvent atteindre ». Beaucoup d’organisations de la société civile ne voulaient pas d’un conflit armé dans la région. L’EZLN a donc revu sa stratégie démontrant ainsi que l’articulation de son combat aux autres luttes sociales nationales constitue un principe supérieur à tous les autres. Les armes ont donc été mises de côté pour faire place au dialogue et un front politique a même été créé, le Front Zapatiste de Libération Nationale. En 1996, des négociations menées grâce à la médiation de Samuel Ruiz, évêque de San Cristobal, ont même débouché sur des accords de paix : les accords de San Andres. Cependant, les efforts consacrés au dialogue politique ne paieront pas car les accords de paix ne seront jamais mis en application, c’est-à-dire traduits en loi. Leur mobilisation politique telle que la marche « couleur de la terre » en 2001 n’a pas non plus apporté de résultat tangible. La même année, tous les partis politiques, sans exception, se sont rangés derrière un projet de réforme constitutionnelle, proposée par le président Vicente Fox. Censée appliquer les accords de paix, cette réforme a été rejetée par l’EZLN qui y voyait une trahison des principes d’autonomie et d’autodétermination qu’ils avaient obtenus en 1996. Jusqu’alors, les Zapatistes entretenaient des contacts avec le PRD [8] mais cet épisode tue tout espoir d’obtenir justice grâce aux partis politiques.
Après les armes et le dialogue, il y a donc eu une rupture entre le mouvement zapatiste et la sphère des institutions politiques. « Alors, à ce moment-là, nous avons compris que le dialogue et la négociation avec ceux du mauvais gouvernement du Mexique n’avaient servi à rien. C’est-à-dire que ce n’est pas la peine de discuter avec les hommes politiques, parce que ni leur cœur ni leurs paroles ne sont droits, ils sont tordus et ils ne font que mentir en disant qu’ils vont respecter des accords [9]».
Cette attitude face aux autorités a eu plusieurs incidences dans le contexte national. D’une part, cette rupture est parfois décriée dans la société civile mexicaine qui aimerait compter sur le support zapatiste à l’heure où d’importantes réformes telles que l’exploitation des ressources naturelles sont débattues [10]. D’autre part, le gouvernement mexicain a réagi à ce repli zapatiste en organisant un « silence radio » quasi total à leur sujet. Tant et si bien que l’idée du déclin de l’EZLN s’installe dans le pays. Le 21 décembre 2012, pour faire taire ces rumeurs, les zapatistes avaient choisi de reprendre les cinq villes qu’ils avaient occupées en 1994, le temps d’une journée, par milliers, en silence et, cette fois, sans armes.
4ème leçon : d’une logique de dépendance à celle de l’autonomie
Le premier degré de l’escuelita zapatista avait pour titre « la liberté selon les zapatistes ». L’élève a vite fait de comprendre que pour les zapatistes, la liberté c’est l’autonomie ! La recherche de l’autonomie était présente dès le début du mouvement et la récupération des terres qui accompagne le soulèvement en est la pierre angulaire. « Il ne peut y avoir de liberté sans accès à la terre car c’est elle qui offre le travail et les ressources dont nous avons besoin. Avant la guerre, nos parents étaient obligés de travailler pour des grands propriétaires qui payaient très peu. En plus, ils vendaient eux-mêmes de l’alcool et au final beaucoup d’entre nous finissaient par s’endetter pour acheter cet alcool qu’ils nous offraient au début jusqu’à ce qu’on devienne dépendants ! On travaillait beaucoup plus d’heures par jour que ce que nous faisons aujourd’hui depuis que nous nous sommes organisés et que nous avons nos milpas [11] et nos troupeaux collectifs », m’explique Esteban du Caracol Morelia. Comme exposé plus haut, ni la guerre, ni le dialogue politique n’ont pu apporter la justice en territoire zapatiste. Dès lors, la logique des zapatistes est de s’organiser en vue de réaliser immédiatement leurs droits, sans avoir recours à la sphère politique. Cette stratégie traduit une vision du pouvoir qui serait un jeu à somme nulle. Plus le mouvement crée de l’autonomie – qu’elle soit alimentaire, sanitaire ou économique – moins le système-monde a de pouvoir sur lui.
L’autonomie est en perpétuelle construction, à la fois objet d’innovation, de retour aux savoirs ancestraux et de résistance. Au niveau de l’éducation, les zapatistes construisent leurs écoles, primaires et secondaires. L’histoire des peuples indigènes et leur culture y sont enseignées en langue locale. Les élèves qui suivent les cours à l’école zapatiste n’ont évidemment pas accès à l’université publique car leur diplôme n’est pas reconnu. Certains décident dès lors de suivre les cours dans les deux systèmes mais le discours officiel zapatiste affirmera qu’il n’est pas nécessaire d’aller à l’université car la priorité est donnée au travail de la terre et à l’organisation communautaire, et que ces matières ne s’enseignent pas à l’université. Concernant la santé, des hôpitaux ont même été construits. Situés dans les caracoles, ils sont la fierté du mouvement mais il s’agit d’un des secteurs les plus coûteux du mouvement et son maintien dépend aujourd’hui énormément de l’aide internationale [12]. Parallèlement, les zapatistes revalorisent la médecine traditionnelle. Les femmes sont formées dans chaque communauté aux rôles de sages-femmes, d’infirmières et de spécialistes des plantes médicinales. Côté agriculture, des centres de formation en agroécologie ont également été installés dans chaque région zapatiste. On y forme des promoteurs pour chaque municipalité. En matière d’économie, ils mettent en place leurs coopératives de café ou de produits artisanaux. Dans tous ces domaines, il s’agit de s’émanciper de la dépendance à l’Etat fédéral et des coyotes, c’est-à-dire des intermédiaires. Devenir autonome dans ces domaines clés est devenu le cœur du projet zapatiste. Au centre des discours lors des plénières de l’escuelita, le constat est toujours le même : beaucoup a été fait, mais beaucoup reste à faire ! Cette marche vers l’autonomie dérange évidemment l’Etat qui utilise différentes stratégies pour contrecarrer le projet zapatiste.
5ème leçon : de la résistance armée à la résistance morale
Après 20 ans d’insurrections, les attaques physiques des militaires et des paramilitaires soutenus par l’Etat persistent. Depuis que le cessez-le-feu a été signé, le Chiapas est le théâtre d’une guerre de basse intensité. L’Etat a régulièrement recours à des groupes armés informels pour contrer les communautés zapatistes mais aussi d’autres communautés qui s’opposent aux mégaprojets énergétiques et touristiques de la région. En 1997, le massacre d’Acteal, une communauté non-violente du Chiapas, demeure l’exemple emblématique des liens entre groupes paramilitaires et autorités mexicaines. Le 22 décembre de cette année-là, quarante-cinq villageois furent tués. Les auteurs de ce massacre ont pourtant été relâchés en 2009, non par faute de preuves mais bien pour « vices de forme ». Plusieurs organisations, comme Frayba et Amnesty International, dénoncent depuis lors les collusions entre ces groupes armés et les autorités mexicaines pour museler les mouvements sociaux [13]. Le message au reste des groupes armés informels est à peine caché : soulevez-vous contre le mouvement zapatiste et contre tout autre mouvement de résistance à nos projets de développement, l’Etat vous couvrira.
Le conflit entre les autorités – ou, plus exactement, entre les partis politiques – et les communautés zapatistes se joue de plus en plus par personnes interposées et demeure centré sur la question de l’accès à la terre. Fréquemment, les autorités locales invitent les communautés non-zapatistes à s’approprier les terres zapatistes. En réaction à ces attaques, les zapatistes ont formé ce qu’ils appellent les « bases d’appui ». Concrètement, lorsque des tensions apparaissent dans une région, un groupe de soutien pouvant aller jusqu’à plusieurs centaines d’hommes issus d’autres communautés, est rapidement envoyé sur place. Ce bras de fer entre rebelles et « partidistes [4] » est de plus en plus musclé. Le plus souvent ces tensions ne dépassent pas le stade des menaces, harcèlements, accaparements de terres et sabotages, mais elles provoquent régulièrement des déplacements de population et donc l’impossibilité pour les communautés zapatistes de s’occuper de leurs terres, de leurs troupeaux et de leurs caféiers.
Parallèlement à ces violences physiques, le mouvement zapatiste subit les pressions clientélistes du gouvernement. L’Etat offre des maisons, des médicaments, des engrais chimiques et construit même des écoles dans les montagnes autrefois négligées. Loin de satisfaire aux 13 demandes des zapatistes [15], ces investissements sont dénoncés par les communautés rebelles comme autant de miettes de pain visant à saper la construction de leur autonomie. « A quoi bon accepter des écoles où les professeurs ne connaissent pas les langues indigènes ? A quoi bon accepter les engrais chimiques et les semences transgéniques si l’année d’après il faut racheter des semences et mettre davantage d’engrais ? Nous, ce qu’on demande, ce sont des droits et ça, ils ne nous les offrent pas », me confie Rodrigo, mon Votan.
Pourtant la stratégie s’avère efficace. Lorsque la question des effectifs zapatistes est posée en plénière à l’escuelita, impossible d’obtenir une tendance ou de débattre de la question. Le sujet est tabou dans les caracoles mais force est de constater que si le mouvement a gagné en termes d’organisation, il a perdu en nombre. Alors qu’en 1994, plusieurs communautés s’étaient rassemblées pour former les municipalités autonomes rebelles zapatistes, aujourd’hui ces municipalités comptent en leur sein des communautés entières ne faisant plus partie du mouvement, voire des communautés hybrides. Des « autorités officielles » refont leur apparition dans ces territoires et cohabitent avec les autorités autonomes zapatistes. Cette politique clientéliste a donné un tout autre sens au terme résistance dans la bouche des zapatistes. Aujourd’hui, il s’agit avant tout de résister à la tentation ! Ceux qui perçoivent l’autonomie économique, culturelle et politique comme horizon de leur démarche s’accrochent.
6ème leçon : d’une logique militaire à celle d’une « autre démocratie ».
A l’origine, les zapatistes étaient sans doute plus nombreux mais le mouvement était aussi caractérisé par une structure militaire verticale. Depuis la création des caracoles en 2003, le pouvoir a véritablement été transmis aux communautés locales. Cette révolution en termes d’organisation est sans aucun doute la plus belle des victoires que le mouvement s’est construite [16].
Trois niveaux de pouvoir s’articulent pour assurer l’adage zapatiste du « commander en obéissant [17[ ». Les communautés élisent leurs autorités en leur sein. Ensuite les autorités municipales autonomes servent la coordination entre les communautés sans les assujettir. Enfin, ce sont les caracoles qui assurent les décisions au niveau de la région. Aucune autorité ne chapeaute les cinq caracoles. Bien que le Comité Clandestin Révolutionnaire Indigène (CCRI), organe de l’EZLN, existe toujours, il ne possède qu’un rôle de conseiller auprès des autorités démocratiques que sont les caracoles.
Parmi les dernières décisions prises au niveau démocratique, il y a celle d’atteindre la parité de genre dans les « conseils de bon gouvernement ». Certains caracoles y arrivent, d’autres y travaillent, mais dans toute la région l’égalité de genre est au cœur du projet, le machisme est combattu et le droit des femmes est même légiféré. La seule loi que les zapatistes ont édictée jusqu’à présent est la « Loi Révolutionnaire des Femmes » qui prévoit, entre autres, l’égalité d’accès aux postes à responsabilités. Cette attention à la participation politique des femmes est symptomatique d’une démarche visant à rendre l’exercice du pouvoir le plus horizontal possible [18].
Chaque zapatiste est appelé tôt ou tard à rejoindre un des trois niveaux d’autorité. La logique étant que personne n’est plus capable qu’un autre et que chacun doit être responsable des décisions prises par le mouvement. La durée des mandats varie de l’un à l’autre mais dans tous les cas, il s’agit d’une activité non-rémunérée. Plusieurs équipes sont constituées afin d’assurer des tournantes, ce qui permet à chacun de poursuivre ses activités personnelles dans sa communauté. Cette radicalité dans la mise en place des structures de pouvoir redonne un sens au mot démocratie. C’est d’ailleurs pour cela que les zapatistes apposent le terme « autre » à beaucoup de concepts politiques : il s’agit de mettre en place d’ « autres gouvernements » en vue de construire une « autre démocratie » qui permettra d’atteindre l’ « autre société ».
7ème leçon : les zapatistes peuvent inspirer les mouvements sociaux européens
Après 20 ans de lutte, les zapatistes n’ont pas perdu l’espoir de changer le monde. L’escuelita est pour eux une manière d’exporter la révolution. Il s’agit bel et bien d’une véritable expérience d’éducation populaire vu que son objectif général n’est autre que la transformation de la société. La venue de plusieurs milliers de citoyens du monde à cet événement d’ouverture a certainement contribué à donner un nouvel élan au mouvement. C’est aussi une formidable opportunité donnée aux élèves y ayant participé de relier les leçons tirées de 20 ans de luttes indigènes aux questions qui traversent les mouvements sociaux de chez eux.
Choisir la construction de l’autonomie comme axe principal de changement social est à mes yeux une stratégie qui est appelée à se développer davantage en Europe. Le faire contre le politique (la résistance) et/ou le faire avec le politique (le dialogue) sont les deux axes traditionnels des luttes sociales européennes, incarnées par les mouvements activistes, les syndicats et les ONG. Lors des grands rendez-vous internationaux comme les COP [19] ou les sommets européens, certaines organisations sociales choisissent de dialoguer avec les institutions politiques et les représentants d’intérêts privés, en espérant obtenir des accords et traités écologiquement et socialement plus ambitieux. D’autres font le choix de la rupture et concentrent leurs efforts dans des actions directes et/ou la désobéissance civile. Ce clivage stratégique, parfois nommé inside-outside, est certainement appelé à se renforcer au sein des mouvements sociaux. De chaque côté, les acteurs se diviseront aussi pour savoir si ce clivage stratégique tend à déforcer ou renforcer le mouvement.
Au Chiapas, la lutte a enseigné aux zapatistes que ni la guerre, ni le dialogue ne leur permettrait d’atteindre leurs objectifs. Ils concentrent donc tous leurs efforts sur la construction de leur autonomie, et ce à un tel point qu’il en est devenu le paradigme de leur lutte. Dans le vocabulaire néozapatiste, l’autonomie est devenue un synonyme d’alternative globale au modèle capitaliste. Elle est la condition sine qua non pour atteindre la liberté, la survie de leur culture, l’égalité entre les sexes ou encore la démocratie véritable. En Europe, le concept d’autonomie a toujours été présent dans les mouvements sociaux, tout particulièrement dans la mouvance anarchiste. Plus récemment, il se développe dans la rhétorique d’initiatives collectives comme les squats, la Zone à Défendre (ZAD) ou Reclaim the Fields mais il s’agit tout au plus d’un concept parmi d’autres et non pas du fer de lance de ces mouvements sociaux. Selon moi, l’expérience ayant sans doute le plus d’accointance avec la conception zapatiste de l’autonomie et du changement social est celle menée par les assemblées populaires des Indignés. Ce mouvement social cherche comme les zapatistes à réinventer la démocratie par en bas plutôt que par la prise du pouvoir. Cependant, cette expérience a encore beaucoup de chemin à parcourir avant de pouvoir être comparée aux « conseils de bons gouvernements » zapatistes. Dans une autre mesure, les groupements d’achat, les habitats groupés, les bourses d’échange de semences, les Repairs cafés, les coopératives à finalité sociale sont autant d’initiatives citoyennes suivant cette logique qui cherche à faire sans l’Etat. La limite d’une comparaison entre ces initiatives orientées vers la construction d’une autonomie et celles menées par les zapatistes réside dans le fait que les premières demeurent jusqu’à présent des niches économiques en territoire capitaliste alors que les secondes s’établissent sur un territoire autonome géré par des autorités autonomes.
Quoi qu’il en soit, le message de l’escuelita n’est pas de transposer à l’identique les stratégies zapatistes à nos luttes sociales mais bien d’en tirer des leçons au travers de la comparaison. Au Chiapas, les révolutionnaires ont fait le deuil de la confrontation et du dialogue politique pour obtenir des victoires. Qu’en est-il de notre contexte politique et plus exactement de nos démocraties ? Peut-on encore miser sur un dialogue avec nos Etats au travers de leurs institutions et de leurs partis politiques pour obtenir gain de cause dans nos luttes sociales ? Unir nos forces dans une logique de confrontation nous donnera-t-il plus de résultat ? Notre contexte européen, où bouillonne une multitude d’acteurs sociaux, invite sans doute davantage à questionner la manière d’articuler les différentes stratégies de lutte (faire contre – avec – sans) plutôt que de déterminer laquelle d’entre elles est la meilleure. La convergence des luttes entre différents secteurs (agricole, syndicat, ONG) telle que l’alliance D19-20 témoigne de la volonté d’aller dans ce sens. Cependant, la convergence entre les différentes formes d’agir – entre les mouvements de résistance, les initiatives citoyennes et les acteurs de plaidoyer politique – reste encore timide à l’heure actuelle. Une meilleure dialectique entre ces mouvements sociaux qui, à défaut de s’accorder sur la forme, s’accordent sur le fond, s’avère être un défi prioritaire en vue de constituer un contre-pouvoir capable d’inverser le cours des politiques actuelles.
Amaury Ghijselings
Formateur en Education au Développement
* http://cadtm.org/20-annees-de-lutte-zapatiste
Notes
[1] « Vive Zapata ! Vive les camarades tombés au combat ! Vive l’EZLN ! Vive toutes les personnes présentes ! »
[2] Centres coopérativistes où se situent le plus important organe de pouvoir des territoires autonomes zapatistes et où sont également abrités des coopératives de production, des écoles, hôpitaux ou centre de formation (en agroécologie, santé, artisanat).
[3] Le terme « zapatisme » permet de rendre compte du caractère historique de leur lutte en faisant référence à un des acteurs principaux de la révolution mexicaine de 1910, Emiliano Zapata. L’ajout du préfixe « néo » permet de rendre compte de la modernité du mouvement.
[4] Accord de Libre Echange Nord-Américain, traité de libre commerce entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique.
[5] Pour un aperçu plus détaillé de l’histoire du mouvement zapatiste, lire : François Houtart, « Les zapatistes existent toujours », CETRI, mars 2013, http://www.cetri.be/spip.php?articl…
[6] Isain Mandujano, « Un mestizo sigue siendo su figura central », Proceso, n°43, janvier 2014
[7] Sur la question du rapport au pouvoir des zapatistes, lire Carlos Antonio Aguirre Rojas, Les leçons politiques du néozapatisme mexicain, Paris, L’Harmattan, 2010
[8] Parti de la Révolution Démocratique, parti politique de gauche, membre de l’internationale socialiste.
[9] Comité Clandestin Révolutionnaire Indigène, Sixième déclaration de la forêt de Lacandone, 2005
[10] Au sujet de la réforme énergétique, lire « Los peligros de la reforma energética », http://www.proceso.com.mx/?p=350275
[11] MILPA, système agricole où la culture du haricot est associée au maïs et à différentes variétés de cucurbitacées.
[12] Gabriela Coutiño, « EZLN celebra 20 años de lucha y resistencia en pueblos de Chiapas » Mirada Sur, 2 janvier 2014
[13] Centro de Derechos Humanos Fray Bartolomé de Las Casas, Entre la política sistémica y las alternativas de vida, San Cristóbal de las Casas, 2012
[14] Partidiste : nom donné par les zapatistes aux communautés qui servent les intérêts des partis politiques et bénéficient de leur protection.
[15] Logement, terre, travail, alimentation, santé, éducation, information, culture, indépendance, démocratie, justice, liberté et paix.
[16] Jesusa Cervantes, « El zapatismo redefinió sus campos de acción », Proceso, n°43, janvier 2014
[17]| Les 7 principes du « Commander en obéissant » sont : 1. Servir et non se servir 2. Représenter et non supplanter 3. Construire et non détruire 4. Obéir et non commander 5. Proposer et non imposer 6. Convaincre et non vaincre 7. Descendre et non monter.
[18] Sur la question des femmes dans le mouvement zapatiste, lire : Participación de las mujeres en el gobierno autónomo, cuaderno de texto de primer grado del curso de “la libertad según l@s zapatistas” http://espaciolibremexico.wordpress.com/2013/09/09/los-cuatro-textos-de-la-escuelita-zapatista/
[19] COP : Conférence des parties des Nations unies, par exemple sur les changements climatiques ou sur la diversité biologique.
Source : publié le 29 janvier 2014 par le CADTM à : http://cadtm.org/Une-petite-ecole-zapatiste-pour
Illustration : entrée du caracol Morelia
« Esta usted en territorio zapatista en rebeldia » : vous êtes en territoire zapatiste en rébellion.
« Aqui manda el pueblo y el gobierno obedece » : ici, le peuple commande et le gouvernement obéit.
Très intéressant, merci.
Cependant je me pose (et vous pose) une question : peut-on avancer vers une société radicalement différente du capitalisme (et il importe d’être suffisamment radicalement différent si on ne veut pas se faire récupérer et phagocyter…) si parmi ceux qui luttent il y a des relativement riches et des très pauvres ?
Une des nécessité première n’est-elle pas de créer entre tous ceux qui luttent un véritable partage, faute de quoi il n’y a pas de véritable unité, et faute de quoi le vers du capitalisme fait son œuvre souterraine de décomposition à l’intérieur même du groupe qui lutte.
Il importe de chasser le capitalisme à l’intérieur de nous-même, en tant qu’individu et en tant que groupe.
En même temps je suis très loin de le faire moi-même, certes je donne un peu de fric à des ONG qui me paraissent faire du bon boulot, c’est mieux que rien mais je suis loin du compte : j’ai une bonne retraite, une maison sans grand luxe mais confortable, une voiture plutôt bas de gamme mais j’ai les moyens de la changer dès qu’elle donne des signes de faiblesse… etc… etc…
En même temps si non attend de chasser complètement le capitalisme de nous-même en tant qu’individu et en tant que groupe avant d’agir pour une société un peu moins pourrie, on ne fera jamais rien.
Qu’en pensez-vous ? Qu’en pensent celles et ceux qui me lisent ?
Amitié à tous.