Retour sur une photo : la double peine des Palestiniens de Damas
Par Charlotte Loris-Rodionoff
Depuis quelques jours, une photo [1] circule dans la presse. Elle est présentée comme un symbole de la barbarie du régime de Bachar el-Assad.
La photo est impressionnante. On y voit des milliers de personnes occupant toute la largeur d’une rue dont les immeubles ont été détruits par les bombardements du régime.
Cette foule de figures affamées s’étend à perte de vue… Des femmes et hommes de tous âges « font la queue », nous dit-on dans les légendes de cette photo, en espérant recevoir une des portions de nourriture distribuée par l’UNRWA.
Rarement a-t-on la chance de savoir ce que ce mystérieux acronyme signifie… Cependant, il est indispensable pour bien comprendre de quoi cette photo est l’image de savoir que l’UNRWA [2] est l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient).
Mais revenons à cette photo : elle est devenue en quelques jours le symbole de l’horreur du conflit syrien et de ses millions de réfugiés Syriens.
S’il est formidable que cette photo ait permis de rappeler au public le quotidien des réfugiés syriens et, qui sait, a peut-être renforcé l’empathie pour le peuple syrien ?
Une photo plus complexe qu’il n’y paraît
Le fait est que cette photo est plus complexe qu’on ne le montre et est en fait un double symbole. Cette photo pointe du doigt l’horreur des crimes commis par le régime d’Assad, mais pas seulement.
Le camp de Yarmouk [3] n’est pas un camp de réfugiés comme les centaines de camps de réfugiés qui sont apparus tout au long des frontières syriennes (Liban, Turquie, Jordanie) depuis trois ans. Le camp de Yarmouk est le nom d’une autre réalité que je souhaiterais souligner. Et cela non pas pour détourner l’attention des crimes et de la responsabilité du régime syrien, mais parce qu’il me semble important de comprendre la situation syrienne dans toute sa complexité.
Mais aussi, parce que le fait que la réalité derrière cette photo soit souvent oubliée (volontairement ou non) est un des symptômes de la couverture du conflit syrien, notamment, par la presse occidentale.
Le camp de Yarmouk a été fondé en 1957. C’est un camp de réfugiés, certes, mais les réfugiés qui résident dans ce camp ne le sont pas devenus au cours des trois dernières années marquées par le massacre systématique de la population syrienne par le régime d’Assad.
A Yarmouk, réfugiés de parents à enfants
Non, ces réfugiés héritent du « titre et statut » de réfugié de parents à enfants depuis trois générations, bientôt quatre…
Ces réfugiés sont les enfants, petits-enfants et arrières petits-enfants des Palestiniens qui ont fui une autre guerre, une autre violence. Ce sont ceux qui ont fui leur pays en 1948 lors de la fondation de l’Etat d’Israël.
Cette photo est donc non seulement le symbole de la crise syrienne, mais c’est aussi celui d’une autre réalité, d’une autre guerre et d’une autre crise humanitaire, celle des réfugiés palestiniens au Moyen-Orient et ailleurs dans le monde.
Vu sous cet angle, il n’est malheureusement pas surprenant que personne ne mentionne de quoi Yarmouk est le nom !
Le non-dit sur le sort des Palestiniens
En effet, il existe un profond non-dit autour de la situation des réfugiés palestiniens qui vivent sans aucune citoyenneté et bien souvent sans aucun droit et avenir dans les pays arabes.
Au Liban, les camps de réfugiés palestiniens sont pour la plupart à l’extérieur des agglomérations et leur accès est drastiquement contrôlé par l’armée libanaise.
En outre, les réfugiés palestiniens n’ont pas le droit [4] d’exercer une liste de plus de 70 métiers. Autant dire qu’ils sont délibérément et violemment maintenus dans ce statut de réfugié, de citoyen sans droit : ils n’ont ni horizon, ni avenir, ni même espoir. Ils sont reclus et marginalisés dans des îlots de pauvreté, comme le montre brillamment le documentaire « A World Not Ours » [5] (M. Fleifel, 2012).
Oui, cette photo devrait aussi apparaître comme le symbole de ce peuple sans nation, sans pays, qui souffre depuis maintenant 70 ans sans que la communauté internationale semble s’en émouvoir, ou plus exactement avec l’accord tacite de cette même communauté qui s’émeut aujourd’hui du sort des réfugiés de Yarmouk en oubliant qu’elle accepte leur statut de réfugié depuis presque 70 ans…
On peut se demander pourquoi les habitants de Yarmouk n’ont pas quitté leur quartier quand il a commencé à être bombardé, assiégé et ensuite bloqué par les forces d’Assad.
Ils ne voulaient pas tout perdre à nouveau
Aux raisons économiques, je crois qu’il est important d’ajouter des raisons politiques et sentimentales pour comprendre cette situation.
Beaucoup de réfugiés palestiniens (réfugiés de génération en génération depuis 1948) n’ont pas quitté Yarmouk car ils ne voulaient pas devenir réfugiés pour une seconde fois, ils ne voulaient pas une fois de plus se retrouver avec la clé d’une maison dans laquelle ils ne pourraient plus retourner.
Ils ne voulaient pas répéter les erreurs qu’ils ont commises en 1948. Ils ne voulaient pas abandonner leurs maisons, leurs biens, leur histoire. Ces réfugiés palestiniens ne pouvaient pas partir et tout perdre à nouveau.
Et partir, pour aller où ?
• Au Liban, où ils ne sont même pas des citoyens de seconde classe et où les réfugiés palestiniens ne peuvent d’ailleurs plus entrer depuis maintenant un an et demi ?
• En Jordanie ? Mais leur situation serait-elle bien meilleure qu’au Liban ? Quel métier pourraient-ils y exercer ?
• Et devraient-ils retourner, à nouveau, dans un camp de réfugiés, identique à celui dans lequel ils sont arrivés en 1948, tout recommencer à zéro, une soixantaine d’années plus tard ?
Les mêmes droits que les Syriens
En effet, contrairement à leur situation dans les autres pays arabes, en Syrie, les réfugiés palestiniens avaient les mêmes droits que les Syriens, à l’exception importante des droits politiques – ils n’avaient ni droit de vote ni passeport.
Cependant, ils pouvaient exercer n’importe quel métier, ils n’étaient pas obligés de vivre dans des camps vétustes et ils avaient accès à l’éducation primaire, secondaire et universitaire.
En outre, le camp de Yarmouk a été construit comme une banlieue de Damas et il n’a de camp plus que le nom : des immeubles ont rapidement remplacé les tentes et le camp était ouvert sur la ville et abritait aussi, bien que peu nombreux, des non-Palestiniens.
Bien que le camp ait toujours été une « mini-Palestine » (comme le montre le documentaire « The Shebabs of Yarmouk » [6], Salvator-Sinz, 2010) et qu’il soit le lieu de vie d’une grande majorité de Palestiniens ; ce « camp de réfugiés » que l’on décrit dans la presse ces derniers jours, est plutôt le quartier palestinien de Damas, et non un des camps qui sont apparus en dehors de Syrie avec la révolution.
Pas de gouvernement pour les défendre
Ces hommes, ces femmes et ces enfants que l’on voit dans cette marée humaine sont donc des réfugiés palestiniens : des hommes, des femmes et des enfants que la communauté internationale considère comme réfugiés depuis presque 70 ans, sans chercher à trouver de solution concrète les concernant.
Ces hommes, femmes et enfants n’ont pas d’Etat pour les défendre, pour défendre leurs droits face au régime d’Assad et pour demander qu’ils soient traités dignement, et la communauté internationale semble les avoir oubliés une nouvelle fois.
Ces hommes, femmes et enfants n’ont pas pu être évacués par leur gouvernement, comme tant d’autres citoyens internationaux l’ont été de Syrie depuis trois ans… En effet, où les accueillerait-on ? A Tel-Aviv ?
La situation en Syrie est donc bien plus complexe que l’image que l’on en perçoit dans la presse.
La presse internationale, un prisme déformant
Ces derniers mois, la presse internationale semble se complaire dans un nombre de sujets limités aux groupes islamistes combattants en Syrie et aux étrangers qui rejoignent ces groupes.
Cet intérêt pour ces groupes et phénomènes minoritaires pose plusieurs problèmes délicats.
D’abord, cela donne l’impression que les groupes armés islamistes sont majoritaires en Syrie, alors qu’ils ne représentent qu’une minorité des combattants.
Cela, en plus de créer un écran de fumée qui cache les crimes du régime – en effet, quoi de plus important qu’une centaine de Français partis combattre en Syrie quand déjà plus de 100 000 Syriens ont été assassinés par le régime en place ? –, cela crée également un malaise chez le lectorat syrien qui voit la propagande du régime d’Assad reprise par la presse occidentale.
En effet, depuis trois ans, le régime parle de tout opposant, de tout révolutionnaire, de tout combattant comme d’un terroriste… Finalement, ces analyses semblent manquer de nuances :
• d’une part, on oublie souvent de mentionner la responsabilité internationale dans l’apparition de ces groupuscules islamistes, le vide de pouvoir en Irak (qui n’est qu’une conséquence de plus de l’intervention américaine), le refus d’intervenir après les attaques à l’arme chimique dans les alentours de Damas, le manque de financement de l’ASL (Armée syrienne libre) ;
• et d’autre part, très peu s’intéressent aux véritables motivations pour rejoindre ces groupes. De fait, l’attractivité des groupes islamistes pour les combattants syriens semble relever moins de raisons idéologiques que de raisons pragmatiques. Ces groupes, bien mieux financés que l’ASL, sont aussi mieux armés et mieux organisés donc, pour beaucoup, plus à même de renverser le régime.
Cela ne veut pas dire que tous les combattants se battent pour l’instauration d’un régime islamiste, ils se battent d’abord et avant tout pour faire tomber le régime d’Assad…
S’intéresser à qui sont les Syriens
Tout cela pour dire qu’il serait vraiment précieux de faire preuve d’un peu plus d’humanité et de s’intéresser à qui sont les Syriens : qui sont les hommes, femmes et enfants qui habitent dans ce pays dévasté par trois ans de répression sanguinaire, ce que ces personnes pensent et quelles sont leurs conditions de vie quotidienne…
Plus de nuances et de profondeur éviteraient les simplifications rapides et souvent dangereuses qui aboutissent à un désintérêt et à un manque d’empathie pour la population syrienne.
Il semble que nous soyons aujourd’hui bien plus apeurés par une potentielle menace islamiste que l’on est ému par les souffrances qu’encourt le peuple syrien.
Charlotte Loris-Rodionoff – 6 mars 2014
Notes
[1] http://rue89.nouvelobs.com/2014/02/27/syrie-linsoutenable-image-affames-yarmouk-250276Cette photo a été prise le 31 janvier 2014 à Yarmouk, dans la banlieue sud de Damas, en Syrie. Des milliers de réfugiés palestiniens se pressent en direction d’un point de distribution de nourriture, dans une rue détruite assiégée par les forces du régime de Bachar al-Assad. L’image a été diffusée mercredi 26 février par l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens (UNRWA).
[2] UNRWA : United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East (en anglais). [3] http://blogs.rue89.nouvelobs.com/jean-pierre-filiu/2013/12/28/bachar-el-assad-affame-la-palestine-damas-232003 [4] http://refugees.resist.ca/frdocument/situationlebanon.htm [5] http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=216991.html [6] http://vimeo.com/63046739Source : tribune publiée le 6 mars 2014 à : http://rue89.nouvelobs.com/2014/03/06/retour-photo-double-peine-palestiniens-damas-250444
En savoir plus :
– « Syrie : l’ONU et la communauté humanitaire lancent un appel pour l’accès aux civils assiégés » (10 mars 2014) :
http://www.un.org/apps/newsFr/storyF.asp?NewsID=32183&Cr=Syrie&Cr1#.Ux4cZyh8_y0
– « L’enfer de Yarmouk, camp palestinien en Syrie » (20 février 2014) :
http://orientxxi.info/magazine/l-enfer-de-yarmouk-camp,0518
– « Syrie : l’aide parvient au camp de Yarmouk, mais au compte-gouttes » (5 février 2014)
http://www.info-palestine.net/spip.php?article14386