Retour dans les villes mortes de Fukushima
Par Philippe Pons
Trois ans après le séisme et la catastrophe nucléaire au Japon, les territoires contaminés sont tombés dans l’oubli
Dans le ciel, les corbeaux planent. Des papiers tourbillonnent dans le vent. Le silence pesant des rues sans vie est rompu par une porte qui claque ou des tôles ondulées qui grincent… Depuis trois ans, Tomioka est une ville morte. Cette commune de 16 000 habitants du nord-est du Japon avait résisté au puissant séisme du 11 mars 2011, et au tsunami qui l’avait suivi.
Mais quelques jours après le tremblement de terre, la population a fui : l’océan avait envahi la centrale de Fukushima-Daiichi, située à une quinzaine de kilomètres, provoquant la catastrophe nucléaire la plus importante depuis Tchernobyl (1986). Les habitants ne sont jamais revenus.
Dans la rue principale, on tombe sur une quincaillerie ouverte. Devant la devanture, balais, râteaux et tuyaux d’arrosage ont été sortis pour attirer le client, comme si de rien n’était. Chaque jour, le patron de 67 ans est là. Il ouvre son coffre-fort d’un autre âge et fait l’inventaire. Lorsqu’il a fini, il recommence. L’homme vit dans un logement provisoire à Iwaki, à une trentaine de kilomètres. « Je n’ai rien d’autre à faire », dit-il.
A l’autre bout de la Nationale 6, qui passe devant l’entrée de la centrale accidentée, une autre petite ville, Okuma (11 500 habitants), est interdite d’accès en raison d’un taux de radioactivité élevé. Avant l’accident, la mairie avait élevé un portique à la gloire de Tepco, l’opérateur de la centrale. Okuma est doublement condamnée : ses habitants n’y retourneront pas et elle accueillera les déchets irradiés. En d’autres termes, elle est sacrifiée à jamais.
Au nord de la centrale, à Namie (20 000 personnes), interdite sauf à ses habitants, qui n’ont cependant pas le droit d’y dormir, ce sont les mêmes images de désolation. La zone a été balayée par le tsunami. Alors qu’ailleurs, les gravats ont été déblayés, ici, rien n’a changé depuis trois ans : maisons effondrées, carcasses de voitures défoncées et chalutiers échoués dans les rizières envahies d’herbes géantes. Par endroits, un petit autel bouddhique a été élevé avec de menues offrandes. La centrale est à sept kilomètres. Dans la rue commerçante épargnée par la vague géante, l’entrepôt du distributeur de journaux est rempli des piles ficelées d’exemplaires du quotidien daté du 12 mars 2011, jamais distribués. A la « une», une photo du désastre.
« Les sinistrés sont tombés dans l’oubli, dit un restaurateur de Minamisoma (70 000 habitants), un peu plus au nord. On n’a rien à léguer à nos enfants : le terrain ne vaut plus un sou. Les jeunes partent. Une ville sans les cris des gamins, ce n’est plus une ville. »
Les deux tiers des 154 000 sinistrés (soit 8 % de la population de la préfecture de Fukushima) vivent toujours dans des logements provisoires. Selon une enquête de décembre 2013, deux tiers d’entre eux ne pensent pas rentrer. Quelque 30 000 personnes pourraient pourtant être autorisées à regagner leurs logements dans la zone irradiée dans les deux années à venir.
Sur les 130 kilomètres qui séparent Minamisoma, au nord de la préfecture de Fukushima, et Hirono, au sud, s’égrènent bourgs et hameaux désormais sans vie. Les rizières jaunissent. Les serres ne sont plus que de squelettiques charpentes métalliques dont les bâches en lambeaux flottent au vent. Les chemins des fermes abandonnées sont parsemés de kakis pourris. Impossible de les manger : ils contiennent une forte dose de césium.
Depuis avril 2013, la géographie de la contamination est en « peau de léopard » : zones rouges totalement interdites, zones vertes où l’on peut se rendre sans y dormir et zones orange, en voie de décontamination. En plein milieu d’une zone dite sans danger, on tombe soudain sur des portions de territoire interdites d’accès car hautement contaminées.
Dans tous les villages, les habitants s’inquiètent. « Les hirondelles et les moineaux ont disparu, il n’y a plus de grenouilles, des arbres meurent sans que l’on sache pourquoi », dit un ancien fonctionnaire de la mairie d’Iitate (6 000 habitants), à 100 km au nord-est de la centrale. Responsable d’une équipe de décontamination, il préfère garder l’anonymat. « Les rats et les serpents se sont multipliés. On voit davantage de faucons. Dans les maisons moisies, qui ont souvent été cambriolées, on ne peut plus vivre. Ici, il n’y a plus d’avenir.» Les sangliers, qui se sont souvent accouplés à des cochons abandonnés dans l’exode, ravagent les campagnes, poursuit-il. Se nourrissant de tout ce qu’ils trouvent, ils sont hautement contaminés.
« Dans notre région, on n’avait que la nature, dit Mika Nemoto, une jeune femme du bourg de Miyakoji, dans la petite ville de Tamura (40 000 habitants). Mais on ne peut plus la toucher : on ne peut plus manger ses produits, boire son eau ; nos enfants ne peuvent plus jouer dans la montagne et doivent se balader avec un dosimètre autour du cou. La nature, c’était une amie. Aujourd’hui, il faut s’en méfier.»
Certains paysans retournent inlassablement la terre, espérant en extirper le mal. Les éleveurs, dans une région réputée pour sa viande bovine, ont jeté l’éponge : à Kawauchi (2 800 habitants, dont la moitié est revenue), quatre-vingts familles pratiquaient l’élevage. Il n’en reste plus que sept.
Lorsque la région de Namie fut interdite d’accès, un éleveur a ignoré les injonctions des autorités d’abattre le bétail, venant en cachette le nourrir. Masami Yoshizawa a été arrêté plusieurs fois, mais il a continué. Dans son pré paissent une cinquantaine de bovins, nourris avec du fourrage provenant d’autres régions. Sur une citerne, quelques mots ont été tracés rageusement en rouge : « Il faut sauver la vie ».
Philippe Pons
Préfecture de Fukushima – Envoyé spécial
Complément : Une centrale toujours à risques
Sur le site nucléaire sinistré, le problème majeur reste la gestion de l’eau contaminée, dont le volume ne cesse d’augmenter, les réacteurs devant être refroidis en continu. Plus de 430 000 m3 sont stockés dans près d’un millier de citernes géantes, tandis que dans les sous-sols stagnent 70 000 m3 d’eau fortement radioactive. Des solutions sont toujours recherchées pour traiter ces liquides et éviter la pollution de l’océan.
Autre défi, le retrait des combustibles de la piscine de refroidissement du réacteur 4. Début mars, 418 assemblages avaient été extraits, sur un total de 1 533. La vidange devrait se terminer fin 2014.
Le démantèlement complet de la centrale n’est pas programmé avant quarante ans.
Source : reportage publié dans Le Monde daté du 11 mars 2014. http://www.lemonde.fr
Illustration :
http://commons.wikimedia.org/wiki/File%3AIitate_vs_Fukushima_evacuation_zones_zoomed.png
En SAVOIR plus et AGIR :
• « Vivre avec la radioactivité à Fukushima » [Série documentaire Récits de Fukushima, coproduite par Arte et la chaîne belge RTBF] à : http://fukushima.arte.tv/ – %21/4883
• « Fukushima : alors que la catastrophe dure depuis 3 ans, le déni continue » [Réseau Sortir du Nucléaire] à :
http://www.sortirdunucleaire.org/Plus-sur-Fukushima
• « Arrêtons le nucléaire avant la catastrophe ! » à : http://www.sortirdunucleaire.org/50jours
• « Fukushima, c’était prévu. Fukuchinon, c’est pour demain » [Action des Citoyens pour le Désarmement Nucléaire] à : http://acdn.net/spip/article.php3?id_article=849&lang=fr
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