La famille, un modèle vieux de deux mille ans seulement
La famille traditionnelle a été scellée par le christianisme. Sans lui, cet archétype en aurait côtoyé d’autres, affirme l’anthropologue Maurice Godelier.
Anthropologue français de renommée internationale, Maurice Godelier, 80 ans, est l’auteur d’une œuvre considérable qui fait autorité sur les multiples manières de concevoir la parenté, des Eskimos aux Baruyas, en Nouvelle-Guinée.
Entretien
Propos recueillis par Olivier Pascal-Moussellard
Qu’est-ce qu’un « système de parenté » ?
Dans toutes les sociétés, les parents assument sept fonctions. Les principales sont : engendrer les enfants, leur donner un nom, assumer des devoirs comme élever, nourrir et protéger, exercer son autorité, et s’interdire l’inceste. Ces fonctions sont universelles. Ce qui varie, ce sont les personnes qui les assument. On appartient généralement au clan du père (système « patrilinéaire », l’autorité est alors exercée par le père) ou à celui de la mère (« matrilinéaire », c’est le frère de la mère qui détient l’autorité). Dans notre système, appelé « indifférencié », on appartient aux deux lignées. On le retrouve chez les Eskimos, en Indonésie ou en Nouvelle-Guinée – et cette dispersion est un mystère !
De quand date notre modèle familial ?
En Europe, la famille « nucléaire » – structurée autour d’un homme, une femme et des enfants, contrairement au système « polyandre » (une femme et plusieurs maris), ou « polygame » (un mari et plusieurs femmes) – apparaît et se généralise à la fin de la République romaine. Elle durera deux millénaires ! Parce que le modèle a été « encapsulé » par le christianisme. S’il n’y avait pas eu la religion chrétienne pour faire de l’union d’un homme et une femme devant Dieu son modèle, cette structure en aurait côtoyé d’autres. L’adoption tardive du mariage, l’interdiction du divorce et les contraintes imposées à la sexualité plaisir, associée au péché, vont régler nos rapports sociaux et familiaux sur cette longue période.
Comment ont-ils évolué ?
L’apparition d’une société individualiste, depuis deux siècles, et la séparation de l’Etat et des religions ont profondément modifié le paysage. Le choix du partenaire se dissocie peu à peu des stratégies d’alliance qui avaient dominé : le voilà soudain lié à l’amour ! Et ça le rend volatil : les anciennes structures, rigides, deviennent flexibles. Avec l’apparition du divorce par consentement mutuel et des unions libres, le couple ne peut plus faire famille tant qu’il n’y a pas d’enfants. Les unions durent moins longtemps (sept ans en moyenne en Ile-de-France), les familles se recomposent, et de nouvelles questions se posent : comment traiter les enfants du premier lit, par exemple, dans ces familles recomposées ? Un vide juridique inquiétant sévit en France sur le statut des « beaux-parents » (les « marâtre » et « parâtre » d’autrefois). En Angleterre, le problème est réglé depuis une décennie : le nouveau partenaire doit assumer toutes ses responsabilités vis-à-vis de ses « beaux-enfants ».
Comment l’homoparentalité s’inscrit-elle dans cette évolution ?
Comme le résultat d’un triple mouvement. Le siècle des Lumières distribue de nouveaux droits aux minorités. Bien plus tard, dans les années 30, la médecine dépathologise l’homosexualité et les psychologues la retirent du tableau des perversions. Enfin, la primatologie annonce que les animaux les plus proches de nous – les bonobos et les chimpanzés, 97 % de gènes communs avec l’homme – sont bisexuels. Si l’hétérosexualité a clairement pris le pas sur l’homosexualité dans la nature, dans certaines espèces, les deux sexualités coexistent naturellement. Quand on intègre ces trois mouvements, on s’étonne moins que les homosexuels, leur sexualité étant reconnue normale, finissent par assumer, comme les autres, leur désir d’enfant.
Reste qu’entre les observations et les convictions intimes le fossé paraît parfois infranchissable…
La démocratie commence par l’information et la discussion. Et, dans ce débat, il faut garder en tête deux principes fondamentaux. Se souvenir d’abord que la sexualité est asociale (ce n’est pas la société qui détermine notre identité sexuelle profonde), mais qu’elle est toujours subordonnée à des rapports sociaux, politiques ou religieux qui tentent de la réguler. Et comprendre que si la famille est essentielle à la construction de l’individu dans les premières étapes de sa vie, nulle part, que ce soit chez les « primitifs » sans Etat ou dans nos sociétés avec Etat, cette même famille ne constitue le véritable fondement de la société. Ce ne sont pas les relations de parenté qui font société à l’intérieur d’un groupe humain, mais les rapports politico-religieux. Oui, la famille évolue – et, non, la société ne fout pas le camp pour autant !
Propos recueillis par Olivier Pascal-Moussellard
A lire :
• Métamorphoses de la parenté, de Maurice Godelier, Ed. Flammarion, coll. Champs, 948 p., 15,30 €, 2010..
• Dernier livre paru : Lévi-Strauss, éd. du Seuil, 592 p., 26 €, 2013.
Source : article paru dans l’hebdomadaire Télérama n° 3346 du 26 février 2014 dans le cadre du dossier « Famille, le grand chambardement ».
http://www.telerama.fr/idees/la-famille-un-modele-vieux-de-deux-mille-ans-seulement,109203.php
A écouter :
« Parenté, familles, interdits sexuels », par Maurice Godelier, conférence de l’université de tous les savoirs (janvier 2005 ; durée 100 min) à :
http://www.canal-u.tv/video/universite_de_tous_les_savoirs/parente_familles_interdits_sexuels.1432