« Le modèle colonial français a laissé l’Afrique à l’état de squelette »
Une cinquantaine d’années après les indépendances, les Etats du continent noir n’ont pas réussi à construire d’armées solides. Pourquoi ? Entretien avec l’historien sénégalais Ibrahima Thioub
Depuis 2011, l’armée française s’est engagée en Libye et en Côte d’Ivoire, puis au Mali et, en décembre 2013, en Centrafrique. Le Monde a demandé son analyse des récentes interventions françaises sur le continent à l’historien sénégalais Ibrahima Thioub, spécialiste des systèmes de domination en Afrique, professeur d’histoire à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, au Sénégal, et chercheur associé à l’Institut d’études avancées de Nantes.
Entretien
Propos recueillis par Charlotte Bozonnet
La France est engagée en République centrafricaine. Il y a un an, elle intervenait au Mali, une autre de ses ex-colonies. Ces interventions relèvent-elles d’un néocolonialisme ?
Les véritables questions derrière ces interventions seraient plutôt : pourquoi, cinquante ans après les indépendances, l’Afrique n’a-t-elle pas réussi à construire des armées capables de faire face à de tels événements ? Comment expliquer la facilité avec laquelle des rébellions mobilisent de jeunes combattants ? Pourquoi arrive-t-on si aisément à se procurer des armes sur un continent qui ne parvient pas à assurer une couverture universelle en matière de vaccination infantile ou de scolarisation ? Le problème n’est pas l’intervention de la France mais ce qu’elle révèle des Etats africains : des Etats fragiles, inefficaces et incapables de mobiliser les populations pour défendre leur patrie.
Quelles sont les origines de cette fragilité ?
Au moment des indépendances africaines, la France a transféré le pouvoir aux élites les plus favorables à une continuation du système colonial. Aujourd’hui, les groupes au pouvoir restent connectés à la France par la persistance du modèle économique, fondé sur l’extraction des ressources naturelles. Ces ressources, non valorisées localement, sont achetées à un prix très inférieur à celui du marché mondial. En échange, les élites africaines reçoivent une rente réexportée en Europe sous la forme de comptes bancaires ou de biens immobiliers. Pis, ces élites ont un modèle de consommation qui ne favorise pas la production locale. Tout cela laisse la population exsangue, et la jeunesse face à une alternative : rejoindre les rébellions, les mouvements djihadistes ou évangéliques, ou émigrer.
Vous estimez qu’il y a une connivence entre la France et les élites africaines…
Il y a une sorte d’alliance objective entre des entreprises européennes soutenues par leurs Etats, les élites au pouvoir en Afrique et les mouvements rebelles, djihadistes ou évangéliques. Même s’ils se combattent sur le terrain, il existe entre eux une connivence de facto qui exclut les populations de l’accès à des capacités de production et à des revenus. Cela crée une insécurité qui fragilise l’ensemble des Etats africains. Tant qu’on ne réfléchit pas aux causes profondes des crises, la France pourra intervenir tant qu’elle veut, rien ne sera réglé. Depuis les années 1960, les interventions de Paris dans son pré carré n’ont jamais résolu les problèmes. Elles n’ont fait que les reporter.
Au Mali, il s’agissait d’arrêter d’urgence une attaque de djihadistes. Pouvait-on vraiment faire autrement ?
Ponctuellement, il n’y avait pas d’alternative. Mais c’est ce pilotage à vue qui n’est pas une solution. Au Mali, tout le monde voyait venir la catastrophe. Depuis des années, la classe dirigeante récupère la rente fournie par les Etats européens pour un partage oligarchique des ressources, laissant la population démunie. Ce partage du gâteau était tel qu’il n’y avait même plus d’opposition politique.
Le deuxième facteur, en fait un simple détonateur, tient à l’intervention française en Libye. Tout le monde savait que l’arsenal libyen allait être utilisé dans les conflits du Sahel, notamment les rébellions touareg. Les conditions étaient réunies pour qu’un pays de la région soit la cible d’une attaque, sur fond de lutte entre l’Occident et les islamistes. Ce fut le Mali. Paris a dû intervenir pour ses propres intérêts et sous peine de voir la région basculer dans le fondamentalisme religieux. Je voudrais rappeler que nous avons déjà vécu cette situation. Au XIXe siècle, l’islam s’était posé comme alternative aux régimes locaux ruinés et délégitimés par leur participation à la traite des esclaves. Les mouvements djihadistes étaient alors capables de les battre et d’unifier la région. Sans l’intervention de l’armée française, El Hadj Oumar – fondateur de l’Empire toucouleur au début du XIXe siècle – aurait vaincu les régimes en place. Mais nous n’avons pas tiré les leçons de cette expérience.
Comment expliquer que la France n’ait jamais réussi à construire une autre relation avec l’Afrique ?
Cela tient au modèle colonial français, qui a investi a minima dans les colonies pour en extraire le maximum de ressources au profit de la métropole. Cela a laissé ces territoires à l’état de squelettes. Ne reste alors plus que l’exercice de la violence entre les élites locales pour accéder au peu de ressources restant. Pour trouver protection, les populations adoptent une logique de clientèle ou de désertion. En Afrique centrale, les compagnies concessionnaires qui succèdent aux seigneurs de guerre esclavagistes ont poussé la violence à l’extrême. Cette histoire explique en partie la situation en Centrafrique. L’Afrique de l’Ouest fut, elle, soumise à une économie de traite. La main-d’œuvre forcée au travail produisait la spécialisation de chaque territoire : l’arachide au Sénégal, le café et le cacao en Côte d’Ivoire. Ce modèle colonial a détruit le potentiel de production des pays. A la décolonisation, l’exploitation économique a perduré, de même que les relations politiques inégales. La France a installé des bases militaires pour maintenir des régimes en place. Les politiques d’ajustement néolibéral des années 1980-1990, en privatisant le secteur public, ont assombri le tableau. Elles ont provoqué une criminalisation des filières d’accès aux ressources. Les services publics mis à terre ont davantage exclu les citoyens des systèmes de redistribution.
Pis encore, la décolonisation culturelle ne s’est pas faite : on a oublié que la France et ces pays faisaient partie du même empire. Il fallait décoloniser l’Afrique mais aussi la France, car les idées à l’origine de la colonisation avaient pénétré en profondeur la société française, au point qu’elle a souvent un regard du XIXe siècle sur l’Afrique. Mais les élites françaises ne sont pas les seules responsables : avec leur modèle de consommation, les élites africaines, qui se soignent et font leur marché en Europe ou éduquent leurs enfants aux Etats-Unis, condamnent l’Afrique à une dépendance économique et à une extraversion culturelle ruineuses.
Ne pensez-vous pas que l’expérience du Mali a été un électrochoc, capable de faire changer les choses ?
Ce n’est pas la première fois qu’on attire l’attention sur les dangers du néocolonialisme. Mais a-t-on la volonté d’attaquer sérieusement ce système ? Combien de fois a-t-on déclaré la guerre à la « Françafrique » ? Cela perdure, car il y a une conjonction de forces africaines et européennes qui ont intérêt au maintien du système. En Afrique, la politique semble se résumer à la lutte contre la pauvreté et la mal-gouvernance, comme si la pauvreté était un être autonome contre lequel on pourrait lutter en injectant des ressources financières. On oublie que la pauvreté est un rapport social, qui résulte de relations économiques et politiques. Tant qu’on ne modifie pas l’architecture sociale, le type de relations politiques qui gouvernent ces sociétés, rien ne changera.
Comment sortir de cette relation mortifère entre l’Europe et l’Afrique ?
Dans le contexte actuel, poursuivre cette relation est mortel pour les deux continents. Du reste, les pays émergents la perturbent en imposant une féroce compétition à l’Europe pour l’accès aux ressources africaines. La seule stratégie valide pour l’Europe est de pousser à un recentrage de l’Afrique sur elle-même. Il faut que l’Afrique ait les capacités de production pour satisfaire ses besoins en termes de nourriture, de soins, de formation. Il faut aussi qu’elle sorte de la logique mercantile dans laquelle l’Europe l’a maintenue pendant des siècles et qu’elle développe un système de production à la fois industriel, agricole, commercial performant. Avec la jeunesse de sa population, l’immensité de ses ressources naturelles, l’Afrique en a les capacités et elle peut le faire avec ou sans aide. En poussant dans cette direction, l’Europe relancerait sa propre économie. Quand les Américains ont initié le plan Marshall, ce n’était pas parce qu’ils aimaient les Européens, c’était pour relancer leur propre économie. Si l’Europe ne pousse pas dans cette direction, elle sera vaincue par les émergents qui continueront de faire de l’Afrique cette terre d’extraction des ressources primaires.
Propos recueillis par Charlotte Bozonnet
A lire :
• « L’histoire vue d’Afrique. Enjeux et perspectives » d’Ibrahima Thioub, in Jean-Pierre Chrétien (dir.), L’Afrique de Sarkozy. Un déni d’histoire (Karthala, 2008), p. 155-180.
• « L’Afrique noire est-elle maudite ? » de Moussa Konaté (Fayard, 2010).
Source : entretien publié dans le Cahier Culture&idées du « Monde » n° 21498, daté samedi 1er mars 2014. http://www.lemonde.fr
Photo : http://www.college-etudesmondiales.org/fr/content/ibrahima-thioub