Desmond Tutu : « Pour sauver le climat, il faut boycotter les compagnies d’énergie fossile »
« Nous devons arrêter le changement climatique. Et nous pouvons y arriver, si nous appliquons aux plus gros émetteurs de carbone les tactiques qui ont fonctionné en Afrique du Sud. » Le prix Nobel de la Paix s’engage.
Il y a vingt-cinq ans, les gens pouvaient être excusés de ne pas savoir grand-chose, ou de ne pas faire grand-chose concernant le changement climatique. Aujourd’hui, nous n’avons aucune excuse. Nous ne pouvons plus considérer le changement climatique comme de la science fiction, car nous en ressentons déjà les effets.
C’est pourquoi, où que l’on vive, il paraît consternant que les États-Unis soient en train de débattre s’il faut ou non approuver un oléoduc géant destiné à transporter 830 000 barils du pétrole le plus sale du monde du Canada au golfe du Mexique. La production et le transport de cette quantité de pétrole, via l’oléoduc Keystone XL, pourrait augmenter les émissions de carbone du Canada de plus de 30 %.
Si les impacts négatifs de l’oléoduc n’avaient d’incidence que sur le Canada et les États-Unis, nous pourrions nous contenter de leur souhaiter bonne chance. Sauf qu’ils auront une incidence sur le monde entier, notre monde commun, le seul monde que nous avons. Et nous n’avons pas beaucoup de temps.
Cette semaine, à Berlin, les scientifiques et les représentants politiques ont évalué les options radicales de réduction des émissions présentées par le troisième volet du rapport du GIEC [1]. Nous ne disposons que de quinze ans pour prendre les mesures nécessaires. Le cheval n’est peut-être pas encore sellé, mais il est bel et bien déjà prêt à sortir de son écurie .
Qui peut l’arrêter ? Eh bien, c’est nous qui le pouvons, vous et moi. Et non seulement nous pouvons l’arrêter, mais nous avons le devoir de le faire. C’est un devoir qui commence avec la recommandation de Dieu, donnée aux premiers habitants humains du jardin d’Eden, « de le cultiver et de le garder ». Le garder, et non pas en abuser ou le détruire.
Le goût de la « réussite » dans notre monde devenu fou est mesuré en dollars, en euros, en roupies et en yens. Notre désir de consommer tout ce qui a une valeur perceptible – extraire la moindre pierre précieuse, chaque once de métal, chaque goutte de pétrole, chaque thon dans l’océan, tous les rhinocéros de la brousse – ne connaît pas de limites.
Nous vivons dans un monde dominé par la cupidité. Nous avons permis aux intérêts du capital de l’emporter sur les intérêts des êtres humains et de notre Terre.
Tout au long de ma vie, j’ai cru que la seule réponse juste à l’injustice est ce que le Mahatma Gandhi a appelé la « résistance passive ». Au cours de la lutte anti-apartheid en Afrique du Sud, en utilisant le boycott, le désinvestissement et les sanctions, et grâce au soutien de nos amis d’outre-mer, nous avons appliqué une pression économique sur l’Etat injuste, mais aussi une forte pression morale.
Il est clair que les pays et les entreprises qui sont les premiers responsables des émissions de carbone et de l’accélération du changement climatique ne vont tout simplement pas changer d’eux-mêmes, car leurs activités sont une trop grande source de profit pour eux. Ils ont besoin d’une force de persuasion immense de la part de gens comme nous. Et cela ne doit pas forcément consister à négocier nos voitures ou à acheter des vélos !
Il y a de nombreuses façons dont nous pouvons, chacun à notre niveau, lutter contre le changement climatique : en ne gaspillant pas l’énergie, par exemple. Mais ces mesures individuelles ne suffiront pas à faire la différence dans le temps qui nous est imparti.
Nous pouvons réduire le poids politique des compagnies fossiles
Les gens conscients doivent rompre leurs liens avec les compagnies qui financent l’injustice du changement climatique. Nous pouvons, par exemple, boycotter les événements, les équipes sportives et les programmes médiatiques qui sont sponsorisés par les compagnies d’énergie fossile.
Nous pouvons exiger que les publicités des compagnies énergétiques comportent des mises en garde sur les dangers qu’ils occasionnent pour la santé. Nous pouvons encourager davantage nos universités, nos municipalités et nos institutions culturelles à rompre leurs liens avec l’industrie fossile.
Nous pouvons organiser des journées sans voiture et construire une sensibilisation de plus grande envergure. Nous pouvons demander à nos communautés religieuses de s’exprimer.
Nous pouvons encourager activement les compagnies d’énergie à consacrer davantage de leurs ressources pour le développement d’énergies soutenables, et nous pouvons récompenser les entreprises qui le font en consommant leur production.
Nous pouvons inciter nos gouvernements à investir dans les énergies renouvelables et cesser de subventionner les énergies fossiles. Lorsque cela est possible, nous pouvons installer nos propres panneaux et chauffe-eau solaires.
Nous n’avons pas forcément à pousser l’industrie fossile à la faillite. Mais nous pouvons prendre des mesures pour réduire son poids politique, et faire en sorte que ceux qui causent les dégâts soient ceux qui les réparent.
Et la bonne nouvelle c’est que nous n’avons pas à partir de zéro. Les jeunes du monde entier ont déjà commencé à faire quelque chose. La campagne de désinvestissement de l’énergie fossile est la campagne la plus dynamique dans son genre qui ait jamais été menée dans l’histoire.
Le mois dernier, le Synode général de l’Eglise d’Angleterre a voté massivement pour une révision de sa politique d’investissement à l’égard des entreprises d’énergie fossile, et un évêque a comparé le changement climatique au « grand démon de nos jours ».
Certains lycées et fonds de pension ont déjà déclaré qu’ils souhaitent que leurs investissements soient conformes à leurs croyances.
Cela n’a aucun sens d’investir dans des entreprises qui minent notre avenir. Servir en tant que gardiens de la création n’est pas un vain titre ; il faut que nous agissions, à la hauteur de l’urgence que la situation exige.
Desmond Tutu
Source : article original (en anglais) publié le 10 avril 2014 dans le quotidien d’information britannique The Guardian à : http://www.theguardian.com/commentisfree/2014/apr/10/divest-fossil-fuels-climate-change-keystone-xl
Traduction française par Jon Palais, publiée le 15 avril 2014 à : http://www.reporterre.net/spip.php?article5718
Photo : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Archbishop-Tutu-medium.jpg
Note :
[1] lire : « Contre le changement climatique le GIEC recommande une politique massive d’économies d’énergie » à : http://www.reporterre.net/spip.php?article5712A LIRE aussi :
• « Pour prévenir le changement climatique, les écologistes doivent cibler les compagnies pétrolières » (publié le 22 déc. 2012) à : http://www.reporterre.net/spip.php?article3662
• « Diviser les émissions mondiales de gaz à effet de serre par 3 ? Oui, nous y sommes » publié le 9 avril 2014 à : http://alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/2014/04/09/diviser-les-emissions-mondiales-de-gaz-a-effet-serre-par-3-oui-nous-y-sommes/
• « La tempête qui vient… » publié le 14.04.2014 à : http://www.lavie.fr/blog/olivier-nouaillas/la-tempete-qui-vient,3334
• sur http://lemonde.fr/planete :
– « Réchauffement climatique : les Etats doivent agir vite et radicalement », publié le 13 avril 2014.
– « Climat : où en est la révolution énergétique prônée par le GIEC ? », publié le 14 avril 2014.