« L’Europe doit être le continent du bien-vivre, pas celui du fondamentalisme marchand »
Par Patrick Viveret et Laurence Baranski
Aujourd’hui, la démocratie européenne est gravement menacée : de l’intérieur par la montée des courants à forte connotation autoritaire et prônant des replis identitaires, mais aussi par la corruption et la défiance qu’elle provoque ; de l’extérieur par la pression du régime de Vladimir Poutine sur l’Ukraine mais aussi par celle que Joseph Stiglitz nomme « le fondamentalisme marchand » visible à travers le poids des lobbies financiers ou la menace que fait peser sur le droit des peuples européens le projet d’un traité transatlantique négocié dans la plus totale opacité. Ces deux pressions révèlent l’affaiblissement d’une Europe qui semble avoir perdu ses valeurs fondatrices dans son essence même puisque les citoyens ont de plus en plus de mal à saisir les enjeux de l’Union et à comprendre son fonctionnement.
Dans ce contexte, les élections au Parlement européen devraient être l’occasion d’un sursaut afin de stopper cette dégradation et de refonder une Europe centrée sur les valeurs qui lui ont permis de surmonter le désastre de deux guerres mondiales et de trois faits totalitaires (nazisme, fascisme et stalinisme). Or c’est malheureusement l’inverse qui est en train de se produire dans de nombreux pays européens, du fait de la montée, au-delà même de l’euroscepticisme, d’une véritable europhobie.
Certes, chacun s’accorde à espérer que ce risque en se concrétisant produira un électrochoc ouvrant la voie à un renouveau démocratique. Mais une bonne partie du mal sera fait. Et ce serait pire dans le cas des élections européennes, car la seule institution présentant un caractère démocratique du dispositif européen, le Parlement, deviendra un forum pour les forces de décomposition de l’Union. En outre, le fatalisme qui frappe nombre de citoyens et d’acteurs, alors qu’ils voient venir une catastrophe démocratique annoncée, peut aussi parfaitement se prolonger après, préparant, comme dans les années 1930, des régressions de plus en plus graves, faisant le lit de forces despotiques.
Mouvement « convivialiste »
Pour redonner sens à ce vote, il faut d’abord redonner un souffle, une vision au projet européen. Cette vision, c’est celle d’une transition vers ce que le mouvement citoyen mondial nomme la perspective de sociétés du bien-vivre. C’est d’ailleurs pour cette raison que ce mouvement se caractérise de plus en plus souvent comme « convivialiste », car il place la qualité de nos rapports aux autres humains et à la nature au coeur de son projet politique. Pourquoi cette perspective d’une société plus conviviale, d’une économie plus solidaire, alors que le système dominant se révèle de plus en plus brutal pour les humains et destructeur pour les écosystèmes ? Pourquoi, diront les sceptiques, proposer un monde de Bisounours quand la rivalité, voire la logique de guerre et de conquête, semble la seule possible ?
Eh bien précisément parce que ce monde de la brutalité économique, sociale, écologique, ce monde régi par la domination de l’oligarchie financière et par la recherche du toujours plus d’accumulation de richesses matérielles et de puissance, conduit l’humanité à un effondrement prévu non pas aux calendes grecques, mais dans les prochaines décennies. C’est ce que montre encore récemment une étude financée par la NASA puis confirmé par le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) : les causes majeures de cet effondrement sont le creusement des inégalités et la destruction des écosystèmes, c’est-à-dire les conséquences mêmes de la compétitivité et de la croissance qui constituent le socle des projets de nombre de gouvernements européens.
Course folle et destructrice
Il nous faut comprendre à quel point nous sommes à un moment de vérité pour l’Europe, mais aussi pour ce fragile peuple de la Terre que constitue notre famille humaine. Il est temps d’en finir avec cette course folle qui ne s’interroge ni sur la nature d’une croissance souvent destructrice de nos écosystèmes, ni sur les vaincus de la compétitivité, ni sur la nature des emplois souvent sous-payés et considérés comme indécents par le Bureau international du travail. Une croyance qui ne sert en définitive que l’infime minorité des ultra-riches et conduit à cet apartheid social mondial que décrit la statistique terrible révélée par le mouvement Oxfam : la fortune des 67 personnes les plus riches du monde est désormais égale au revenu de la moitié de notre humanité, soit 3,5 milliards d’individus !
C’est un moment de vérité pour notre propre pays, la France, qui est confronté à la montée des dettes financières, écologiques et sociales. Notre pays risque de perdre son âme en tournant le dos à ses valeurs de fraternité à force de privilégier une liberté sans responsabilité et une égalité sans altruisme. Alors même que ce qui fait son rayonnement culturel et politique, et même son attractivité économique, c’est au contraire, en complément d’un système de solidarité en faveur des exclus et des malades, de proposer une douceur de vivre grâce à la beauté de son patrimoine naturel et culturel.
C’est aussi un moment de vérité pour les pays européens qui doivent redonner un sens au processus démocratique en refusant que des textes majeurs tel le traité transatlantique européen (dit Tafta) soit adopté dans la plus totale opacité ; cela menace les fondements mêmes du droit démocratique en donnant aux oligarchies politico-financières un pouvoir supérieur à celui des peuples qui devraient être consultés par référendum sur les grands choix sociétaux.
Refondation citoyenne
Pour remédier au risque d’accentuation de la défiance vis-à-vis des candidats et de leurs programmes lors de la campagne pour les élections du Parlement européen, nous soutenons l’initiative d’un processus citoyen européen qui devrait nous aider à donner sens à nos votes et, au-delà, à œuvrer pour la refondation citoyenne d’une Europe où il fasse bon vivre. Ce processus s’exprime autour d’un double axe. D’une plate-forme commune d’engagements personnels et collectifs dans le domaine de la justice sociale, de la soutenabilité écologique, de la régulation financière, de la réappropriation citoyenne de la monnaie dans la perspective d’un fédéralisme monétaire européen.
Ces différents éléments, écologiques, politiques, culturels, économiques, financiers doivent être ordonnés par la perspective de la construction d’une Europe citoyenne au service du bien commun. Il faut aussi une charte éthique portant sur le renouvellement profond des mœurs politiques et sur la promotion de pratiques porteuses de l’intérêt général ; le renouvellement profond des pratiques et des moeurs politiques est en effet indispensable si l’on veut s’attaquer aux effets et aux causes de la corruptibilité croissante des systèmes politiques qui font de l’argent et du pouvoir des fins et non des moyens.
Cette plate-forme d’engagements et cette charte éthique reprendront les principales visions de réseaux citoyens européens qui seront contributeurs et signataires. Cette initiative permettra aux citoyens, d’une part, d’évaluer les candidatures aux élections européennes et, d’autre part, de se relier pour animer dans la durée pendant la campagne mais aussi dans les prochaines années ce processus citoyen.
Il est temps de relier les citoyens à une Europe organisée autour du bien-vivre et de la promotion de biens communs en faisant passer nos coopérations dans la durée avant nos intérêts particuliers.
Patrick Viveret (Essayiste) et Laurence Baranski (Consultante)
Les autres signataires de ce texte sont :
Edgar Morin, sociologue et philosophe ; Jean-Claude Deveze, Etats généraux du pouvoir citoyen ; Bruno Lamour, président du Collectif Roosevelt ; Jean-Baptiste de Foucauld, haut-fonctionnaire honoraire ; Bénédicte Fumey, prospectiviste ; Karima Delli, députée européenne EELV ; Gustave Massiah, économiste ; Geneviève Ancel, coordinatrice de Dialogues en humanité ; Barbara Romagnan, députée PS du Doubs ; Ivan Maltcheff, coach dynamiques humaines ; Alain Caillé, directeur de la revue du Mauss ; Yann Moulier- Boutang, économiste ; François Gauthier, professeur en sciences des religions ; Geneviève Azam, économiste ; Jean Gadrey, économiste ; Jean Baubérot, historien et sociologue, professeur émérite à l’EPHE ; Denis Clerc, économiste ; Marc Humbert, économiste ; Jean-Louis Laville, sociologue et économiste ; Ahmet Insel, économiste et politologue, professeur à l’Université Galatasaray à Istanbul ; François Fourquet, économiste ; Claude Alphandéry, économiste ; Roland Gori, psychanalyste ; Philippe Fremeaux, économiste et éditorialiste ; Philippe van Parijs, philosophe ; Elena Lasida, économiste ; Marguerite Mendell, économiste ; Dany-Robert Dufour, philosophe ; Denis Vicherat, président des éditions Utopia ; Olivier Favereau, économiste ; Bernard Perret, ingénieur et socio-économiste ; Didier Livio, président de Synergence ; Anne Marie Fixot, universitaire géographe ; Laura Gherardi, sociologue ; Mauro Magatti, sociologue ; Pierre-Olivier Monteil, philosophe ; Sylvie Gendreau, directrice des Cahiers de l’imaginaire ; Antoine Bevort, sociologue ; Jean Luc Veyssy, président des Editions Le bord de l’eau ; Philippe Chanial, sociologue ; Jacqueline Morand, juriste ; Vincent De Gaulejac, sociologue ; Dominique Méda, philosophe et sociologue ; Christophe Fourel, économiste ; Florence Jany-Catrice, économiste ; Jacques Lecomte, psychologue ; Jean-Pierre Worms, responsable associatif ; François Flahault, philosophe, directeur de recherche émérite au CNRS ; Alfredo Pena-Vega, sociologue
Source : Publié dans le quotidien Le Monde daté du 9 mai 2014 et sur lemonde.fr ; http://lemonde.fr
En savoir plus :
• Le mouvement convivialiste, voir le site : http://lesconvivialistes.fr/
• Le Manifeste convivialiste, disponible en librairie (5 €), Ed. Le Bord de l’Eau, 2013.
Téléchargeable (43 pages ; pdf) en cliquant ci-après : LivreManifesteConvivialiste
Sur le même sujet :
• « Vive le convivialisme ! » entretien avec Alain Caillé à : http://nsae.fr/2013/07/05/vive-le-convivialisme/
• « La Renaissance des communs » entretien avec David Bollier à : http://nsae.fr/2014/04/17/la-renaissance-des-communs/