«Le partenariat transatlantique serait une catastrophe d’ampleur continentale»
Austérité, réformes structurelles et partenariat transatlantique : trois erreurs majeures. Selon Gaël Giraud, l’Europe ne retrouvera la prospérité que si elle lance la transition énergétique. En Europe, la reprise pointe son nez. Mais, si la croissance est à nouveau positive dans la plupart des Etats-membres, elle sera trop faible pour réduire significativement le chômage. Au mieux, les cinq prochaines années seront celles d’une croissance molle. Une fatalité ? Pas pour l’économiste français Gaël Giraud, directeur de recherche au CNRS, auteur de l’illusion financière (Les Editions de l’Atelier).
Entretien
Propos recueillis par Dominique Berns
La stratégie européenne repose sur trois piliers : des « réformes structurelles » pour restaurer la compétitivité ; l’austérité budgétaire pour dégager l’espace à l’initiative privée ; et le partenariat transatlantique, dont on dit qu’il créera « des centaines de milliers d’emplois ». Vous y croyez ?
Cette stratégie constitue une erreur majeure. Le problème fondamental n’est pas lié à un manque de compétitivité, mais à l’excès de dettes. Des dettes privées d’abord, notamment celles des banques, qui sont les acteurs les plus endettés et ne remplissent plus leur mission. La question de la dette publique est un alibi pour imposer un vieux programme : le démantèlement de l’Etat-providence. Ce que l’Europe réalise, avec un succès terrifiant, en Grèce, en Espagne, au Portugal et, dans une moindre mesure, en Italie. Cette stratégie n’a aucune chance de favoriser le retour d’une croissance durable. Elle enfonce l’Europe davantage encore dans la trappe déflationniste.
L’Union mise sur le commerce extérieur. C’est ainsi qu’elle justifie le partenariat transatlantique en cours de négociation avec les États-Unis. De plus en plus d’Européens craignent que cet accord « de libre-échange » se traduise par un nivellement par le bas de nos législations sociales, sanitaires ou environnementales. Une inquiétude justifiée ?
Tout à fait. Le partenariat transatlantique serait une catastrophe d’ampleur continentale. Son volet le plus alarmant est celui de la « protection des investisseurs étrangers », qui autoriserait une entreprise privée à faire un procès à un État, et à demander des dommages et intérêts, devant un panel d’arbitrage international, si cet État votait une loi défavorable à ses intérêts. Par exemple, relever le salaire minimum. Ce « tribunal » statuerait uniquement sur base du droit commercial international et du traité, de sorte que les lois nationales ou européennes, y compris les Constitutions, n’entreraient pas en ligne de compte. Ainsi on s’apprête à remettre en cause le grand compromis sur lequel se sont construits les Etats-nations depuis le traité de Westphalie. Dans ce cas, le projet de construction politique fédérale de l’Europe serait vidé de sens, car les lois seraient décidées en fonction des intérêts des entreprises et non plus de l’intérêt général.
Autrement dit : si le partenariat transatlantique devient réalité, aller voter ne servira plus à grand-chose…
Exactement. C’est pourquoi il est urgent d’interpeller les candidats aux élections européennes sur ce projet négocié en catimini par la Commission, pour voter en connaissance de cause ce 25 mai. Car tout se jouera au Parlement européen. Si les députés européens le votent, les parlements nationaux n’auront d’autre choix que de le ratifier – ou de s’exclure de l’Union.
Les défenseurs du partenariat transatlantique expliquent que des clauses de protection des investisseurs sont déjà incluses dans de nombreux accords internationaux…
C’est exact. L’Egypte, notamment, en fait les frais : des investisseurs européens ont porté plainte contre ce pays, parce qu’il a augmenté son salaire minimum. Les plus cyniques de nos entreprises sont engagées dans ce genre de pratiques qui mine la souveraineté des pays du Sud. Mais est-ce une raison pour remettre en cause celle des pays du Nord ?
Reste, pour défendre le partenariat transatlantique, l’argument de la croissance et de l’emploi…
De la poudre aux yeux ! Ce n’est pas en donnant les coudées franches aux grands groupes industriels et financiers qu’on amorce une logique macroéconomique de croissance. Les entreprises ont besoin de consommateurs, qui eux-mêmes ont besoin de revenus. La stagnation, voire la baisse des salaires réels des ménages occidentaux provoquent des déséquilibres macroéconomiques au niveau mondial. Pousser les ménages à s’endetter n’est plus possible. Dès lors la machine est grippée. Et augmenter la compétitivité des grands groupes n’apportera pas de solution.
Il faudrait une relance par les dépenses publiques ?
C’est la réponse keynésienne traditionnelle. Le Japon s’y essaie depuis 20 ans. Sans résultat. La vraie solution, c’est de lancer la transition énergétique en Europe. Depuis la révolution industrielle, notre croissance dépend pour deux tiers de l’augmentation de la consommation des énergies fossiles. Mais ce modèle est criminel du point de vue climatique ; et coûteux, puisque l’Europe est structurellement en manque d’énergie fossile, dans la mesure où les contraintes climatiques ne permettent pas de se reconvertir au charbon. Si l’Europe veut assurer la prospérité future de ses peuples, elle doit mettre en œuvre la transition écologique.
En avons-nous les moyens ?
En France, la commission d’experts sur la transition énergétique, qui a récemment rendu son rapport au gouvernement, estime qu’il faudra investir cent milliards d’euros par an pendant dix ans. Au niveau de la zone euro, vous pouvez multiplier par cinq. Cela peut sembler un montant colossal. Mais l’Europe a dépensé plus de 2.000 milliards d’euros en cinq ans pour « sauver » ses banques. Ici, ce dont nous parlons, c’est d’un véritable changement de civilisation. Si on déboulonne quelques mythes, comme celui qui veut que la création monétaire soit ipso facto inflationniste, on peut le financer…
Vous voulez dire : en faisant tourner la planche à billets ?
Exactement. Comment croyez-vous que l’Europe s’est reconstruite après la Seconde Guerre mondiale ?
Réponse standard : grâce au Plan Marshall offert par les États-Unis…
C’est une fiction. Le Plan Marshall aurait été bien insuffisant. Ce qui a soutenu la reconstruction, puis la croissance des Trente glorieuses, c’est le crédit et la création monétaire, dans un contexte où l’on avait désarmé la finance de marché. Ce qui manque aujourd’hui, c’est une prise de conscience, dans la classe politique, que ce grand projet de société qu’est la transition énergétique est capable de créer beaucoup d’emplois et d’assurer l’avenir de nos enfants. Mais il ne deviendra pas réalité en l’absence de volontarisme politique.
Propos recueillis par Dominique Berns
Source : publié le 5 mai 2014 à :
Photo : http://www.gaelgiraud.net/
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