« Il faut mettre en pièces la dette publique »
Les Français ont raison : il faut mettre en pièces la dette publique – la majeure partie est de toute façon illégitime.
Les audits de la dette montrent que l’austérité est motivée politiquement pour favoriser les élites sociales. Un nouvel internationalisme de la classe ouvrière est-il dans l’air ?
Par Razmig Keucheyan
Comme l’Histoire l’a montré, la France est capable du meilleur et du pire, et souvent sur de courtes périodes de temps.
Le lendemain de la victoire nationale de Marine Le Pen aux élections européennes, la France a néanmoins apporté une contribution décisive à la réinvention d’une politique radicale pour le 21e siècle. Ce jour-là, Le comité pour l’audit citoyen de la dette publique [1] a publié un rapport de 30 pages sur la dette publique française, ses origines et son évolution au cours des dernières décennies. Le rapport a été rédigé par un groupe d’experts en finances publiques, sous la coordination de Michel Husson, l’un des meilleurs économistes critiques en France. Sa conclusion est simple : 60% de la dette publique française est illégitime.
Quiconque a lu un journal au cours des dernières années connaît l’importance de la dette dans la politique contemporaine. Comme David Graeber [2] entre autres l’a montré, nous vivons dans des « debtocracies », et pas dans des démocraties. La dette, plutôt que la volonté populaire, est le principe directeur de nos sociétés, à travers les politiques d’austérité dévastatrices mises en œuvre au nom de la réduction de la dette. La dette a également été cause de déclenchement des mouvements sociaux les plus innovants au cours des dernières années, les mouvements d’occupation.
S’il était démontré que les dettes publiques sont en quelque sorte illégitimes, que les citoyens ont le droit de demander un moratoire – et même l’annulation d’une partie de ces dettes – les implications politiques seraient énormes. Il est difficile d’imaginer un événement qui transformerait la vie sociale aussi profondément et rapidement que l’émancipation des sociétés des contraintes de la dette. Et pourtant, c’est précisément ce que le rapport français vise à faire.
L’audit fait partie d’un mouvement plus large des audits de la dette populaire dans plus de 18 pays. L’Equateur [3] et le Brésil ont eu la leur, le premier à l’initiative du gouvernement de Rafael Correa, le second organisé par la société civile. Des mouvements sociaux européens ont également mis en place des audits de la dette, surtout dans les pays plus durement touchés par la crise de la dette souveraine, comme la Grèce et l’Espagne. En Tunisie, le gouvernement postrévolutionnaire a qualifié la dette engagée au cours de la dictature de Ben Ali de dette « odieuse » : celle qui a servi à enrichir la clique au pouvoir, plutôt que d’améliorer les conditions de vie du peuple.
Le rapport sur la dette française contient plusieurs constatations essentielles. Principalement, la hausse de la dette de l’État dans les dernières décennies ne peut s’expliquer par une augmentation des dépenses publiques. L’argument néolibéral en faveur de politiques d’austérité affirme que la dette est due à des niveaux de dépenses publiques déraisonnables ; que les sociétés en général et des classes populaires en particulier, vivent au-dessus de leurs moyens.
C’est totalement faux. Au cours des 30 dernières années, de 1978 à 2012 plus précisément, la dépense publique française a en effet diminué de deux points de PIB. Qu’est-ce, alors, qui explique la hausse de la dette publique ? Tout d’abord, une baisse des recettes fiscales de l’Etat. Des déductions massives d’impôts pour les riches et les grandes entreprises ont été réalisées depuis 1980. Conformément au mantra néolibéral, le but de ces réductions est de favoriser l’investissement et l’emploi. Eh bien, le chômage est aujourd’hui à son plus haut niveau, alors que les recettes fiscales ont diminué de cinq points de PIB.
Le deuxième facteur est l’augmentation des taux d’intérêt, en particulier dans les années 1990. Cette augmentation a favorisé les créanciers et les spéculateurs, au détriment des débiteurs. Si l’État, au lieu d’emprunter sur les marchés financiers à des taux d’intérêt prohibitifs, avait lui-même financé en faisant appel à l’épargne des ménages et des banques, et emprunté à des taux historiquement normaux, la dette publique serait inférieure de 29 points de PIB à son niveau actuel.
Réductions d’impôts pour les riches et augmentation des taux d’intérêt sont des décisions politiques. L’audit montre que les déficits publics ne poussent pas naturellement dans le cours normal de la vie sociale. Ils sont délibérément infligés à la société par les classes dominantes, afin de légitimer les politiques d’austérité qui permettront le transfert de valeur de la classe ouvrière vers la plus aisée.
Une conclusion étonnante de ce rapport est que personne ne sait réellement qui détient la dette française. Pour financer sa dette, l’État français, comme tout autre État, émet des obligations, qui sont achetées par un ensemble de banques autorisées. Ces banques vendent ensuite les obligations sur les marchés financiers mondiaux. Qui détient ces titres est l’un des secrets les mieux gardés du monde. L’Etat paie les intérêts aux détenteurs, donc, techniquement, il pourrait savoir qui en est propriétaire. Pourtant, une ignorance organisée légalement interdit la divulgation de l’identité des détenteurs d’obligations.
Cette organisation délibérée de l’ignorance dans les économies néolibérales rend volontairement l’Etat impuissant, même s’il pourrait avoir les moyens de savoir et d’agir. C’est ce que permet l’évasion fiscale dans ses diverses formes – qui a coûté l’an dernier à environ 50 milliards d’euros aux sociétés européennes, et 17 milliards pour la France seule.
L’audit sur la dette conclut ainsi qu’environ 60% de la dette publique française est illégitime.
Une dette illégitime est celle qui a grandi dans le service des intérêts privés, et non le bien-être des personnes. Par conséquent, les Français ont le droit d’exiger un moratoire sur le paiement de la dette, et l’annulation d’au moins une partie de celle-ci. Il existe un précédent à cela : en 2008 l’Équateur a déclaré 70% de sa dette illégitime.
Le mouvement mondial naissant pour les audits de la dette pourrait bien comporter les germes d’un nouvel internationalisme – un internationalisme pour aujourd’hui – dans les classes populaires à travers le monde. C’est là, entre autres, une conséquence de la financiarisation. Les audits de la dette pourraient fournir ainsi un terrain fertile pour des formes renouvelées de mobilisations et de solidarité internationales.
Ce nouvel internationalisme pourrait commencer par trois étapes faciles.
1. Des audits de la dette de tous les pays
Le point crucial est de démontrer, comme l’audit français l’a fait, que la dette est une construction politique, qui ne se produit pas seulement dans des sociétés qui sont supposées vivre au-dessus de leurs moyens. C’est ce qui justifie de la qualifier d’illégitime, et peut conduire à des procédures d’annulation. Des audits sur les dettes privées sont également possibles, comme l’artiste Chilien Francisco Tapia l’a récemment montré en faisant l’audit des prêts aux étudiants de façon imaginative.
2. La divulgation de l’identité des détenteurs de la dette
On pourrait construire un répertoire des créanciers aux niveaux national et international. Ce répertoire pourrait non seulement aider à lutter contre l’évasion fiscale, mais aussi révéler que tandis que les conditions de vie de la majorité se détériorent, un petit groupe de personnes et d’institutions financières a systématiquement profité des niveaux élevés d’endettement public. Il révèlerait ainsi la nature politique de la dette.
3. La socialisation du système bancaire
L’Etat doit cesser d’emprunter sur les marchés financiers, et à la place se financer lui-même auprès des ménages et des banques à des taux d’intérêt raisonnables et contrôlables. Les banques elles-mêmes devraient être placées sous la supervision des comités de citoyens, ce qui rendrait l’audit sur la dette permanent. En bref, la dette devrait être démocratisée. Ceci, bien sûr, est la partie la plus difficile, où des éléments de socialisme sont introduits au cœur du système. Pourtant, pour lutter contre la tyrannie de la dette sur tous les aspects de nos vies, il n’y a pas d’alternative.
Razmig Keucheyan
Traduction française par Lucienne Gouguenheim
Notes :
[1] http://www.audit-citoyen.org/ [2] http://www.theguardian.com/profile/david-graeber [3] http://www.alternet.org/story/108769/as_crisis_mounts,_ecuador_declares_foreign_debt_Source : article original publié (en anglais) le 9 juin 2014 par The Guardian à :
Sur le même sujet :
• « 59 % de la dette publique française est « illégitime ». Alors, on fait quoi ? » à :
http://nsae.fr/2014/06/04/59-de-la-dette-publique-francaise-est-illegitime-alors-on-fait-quoi/
• « La dette, une arme de destruction massive dirigée contre les peuples » à :
http://nsae.fr/2014/03/13/la-dette-une-arme-de-destruction-massive-dirigee-contre-les-peuples/
• « Et si on arrêtait de banquer ? et la campagne « A qui profite la dette ? »
http://nsae.fr/2012/11/23/et-si-on-arretait-de-banquer-et-la-campagne-a-qui-profite-la-dette/