« La bioéconomie génère de nouvelles formes d’exploitation du corps »
Gènes, cellules, organes et tissus sont au cœur d’un immense marché, explique la sociologue québécoise Céline Lafontaine.
Céline Lafontaine est professeure titulaire de sociologie des sciences à l’université de Montréal. Après avoir travaillé sur la manière dont la cybernétique (la science des systèmes) a influencé les sciences sociales, elle s’est concentrée sur les biotechnologies et les utopies du corps. Dans son dernier ouvrage, Le Corps-marché, paru en avril au Seuil, elle s’interroge sur les enjeux sociétaux et économiques de l’innovation médicale, dans une société qui vise au prolongement indéfini de la vie. Elle démontre avec brio comment « la vie en elle-même », c’est-à-dire l’ensemble des processus biologiques propres à l’existence corporelle, est désormais au cœur d’une nouvelle phase de la mondialisation capitaliste : la bioéconomie.
Entretien
Propos recueillis par Catherine Vincent
Qu’est-ce que la bioéconomie ?
C’est l’usage des éléments du vivant – gènes, cellules, tissus, organes – à des fins de productivité économique. Autrement dit, « l’application des biotechnologies à la production primaire, à la santé et à l’industrie », selon la définition de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), qui a officiellement inauguré en 2009 un plan d’action allant dans ce sens. En tant que matière organique, le corps humain n’échappe pas à ce nouveau modèle, et les éléments qui le composent, gènes, cellules, organes ou tissus, sont désormais l’objet d’un immense marché.
Corps des femmes comme monnaie d’échange, corps d’esclaves ou d’ouvriers : de tout temps, le corps humain a constitué un enjeu économique. Comment la biologie moderne a-t-elle transformé cette constante ?
En faisant des processus biologiques eux-mêmes une monnaie sur le marché de la bioéconomie. Dans la civilisation grecque, la justification de l’état de servitude reposait sur une distinction sémantique entre la zoe (la vie en tant que force naturelle, commune à toutes les espèces) et la bios (la vie subjective proprement humaine). L’esclave, ramené à sa simple corporalité biologique – à sa zoe -, était dépourvu de bios, de vraie vie citoyenne. Reprenant la distinction antique entre ces deux notions, le philosophe italien Giorgio Agamben a montré que le rapport entre zoe et bios est en train de s’inverser. Dans le monde contemporain, c’est la vie biologique de l’espèce qui devient la valeur à partir de laquelle s’institue la citoyenneté : qu’il s’agisse de la lutte contre l’infertilité, le cancer ou les maladies dégénératrices, cette vie « pure » et les « bio-objets » qui en sont issus deviennent un enjeu croissant de la vie politique, le modèle à partir duquel on mesure la « bonne vie ».
Que sont les « bio-objets » ?
Un bio-objet, c’est un objet biologique dont la raison d’être initiale a été détournée au profit d’une utilisation technoscientifique. C’est par exemple une lignée cellulaire, obtenue à partir des cellules d’un organe humain maintenues en culture. C’est un embryon « surnuméraire » résultant d’une fécondation in vitro (FIV). Ou encore les cellules souches embryonnaires qui en sont issues. Dans la mesure où elles peuvent donner naissance à n’importe quel type cellulaire, ces cellules souches embryonnaires sont porteuses d’immenses espoirs en médecine régénérative, ce qui les transforme en une marchandise hautement prisée. Faire vivre des cellules hors du corps figure parmi les plus grandes avancées technoscientifiques du XXe siècle. Mais ce pouvoir, qui a profondément modifié notre façon de concevoir le corps humain, n’est pas sans retombées sociales et politiques.
Que voulez-vous dire ?
En transformant potentiellement chaque être humain en ressource biologique, la bioéconomie génère de nouvelles formes d’inégalité et d’exploitation. Un des cas les plus exemplaires de cette situation est celui des cellules humaines HeLa, les premières à avoir été produites industriellement. Leur nom vient de celui de la jeune femme sur laquelle elles ont été prélevées, Henrietta Lacks. En 1951, cette Afro-Américaine, descendante d’esclaves, est soignée à l’hôpital Johns Hopkins de Baltimore (Maryland) pour un cancer du col de l’utérus. Des cellules sont prélevées de ses tissus cancéreux : ils se révèlent avoir une phénoménale capacité de reproduction en culture. Henrietta Lacks meurt la même année de sa maladie, mais les cellules HeLa sont au cœur de la recherche biomédicale depuis plus d’un demi-siècle ! Congelées et expédiées en masse dans les laboratoires du monde entier – et même dans l’espace -, elles ont permis aux entreprises qui les ont commercialisées d’engranger des profits considérables… Sans qu’un seul dollar soit versé à ses descendants, puisque ces lignées cellulaires sont considérées comme juridiquement autonomes de la personne qui leur a donné naissance.
Don de sang d’abord, don d’organes ensuite : au sortir de la seconde guerre mondiale, l’utilisation de ces « bio-objets » corporels reposait sur une politique du don. Comment ce modèle a-t-il été dévoyé vers une économie de marché ?
L’élément fondateur de la bioéconomie, c’est le Bayh-Dole Act. Adoptée par le Congrès américain en 1980, cette loi autorise les chercheurs subventionnés par des fonds publics à breveter leurs inventions, notamment celles relatives au séquençage du génome humain et aux manipulations du vivant. Cela signifie qu’une recherche financée par des fonds publics peut faire l’objet d’une privatisation et nourrir le marché. C’est à partir de cette loi, reprise par plusieurs pays dont la France, qu’apparaît le modèle des start-up biotechnologiques. On ne peut pas être propriétaire de la matière vivante, mais celui qui la transforme peut s’approprier le procédé ou le produit de cette transformation. C’est là qu’apparaît la « biovaleur ». Dans le cas des produits dérivés du corps humain (gènes, lignées cellulaires, cellules souches), cette valeur économique repose avant tout sur une promesse : s’enracinant dans les plus profonds soubassements anthropologiques – la peur de la maladie et de la mort, le désir d’une jeunesse éternelle -, elle se nourrit des espoirs portés par l’industrie biomédicale. Cette forte charge symbolique contribue à rendre invisibles les mécanismes d’appropriation du corps humain, ainsi que la privatisation des retombées de ces recherches.
Dans cette exploitation qui ne dit pas son nom, le corps des femmes est le plus exposé. Pourquoi ?
Le corps des femmes est au cœur de l’économie depuis toujours, puisque c’est à partir de leur « travail » qu’on reproduit l’espèce. Mais avec la FIV et la recherche biomédicale, le corps féminin est devenu une usine à produire des ovules. Avec deux objectifs : servir la médecine reproductive, et fournir les fameuses cellules souches embryonnaires porteuses des promesses de la médecine régénérative. Davantage que tout autre produit du corps humain, la production et l’extraction des ovules ont ainsi établi les bases d’une bioéconomie globalisée, où les positions occupées par les femmes répondent à une géopolitique précise : alors que les banques d’ovocytes reconnues pour leur « qualité » proviennent de jeunes femmes d’Europe de l’Est, l’Inde et la Thaïlande se spécialisent plutôt dans les mères porteuses à bas prix. Dans les deux cas, les compensations financières obtenues par ces femmes dépassent, et souvent largement, le salaire qu’elles obtiendraient sur le marché du travail. La valeur économique de leur corps reproductif est donc bien réelle.
Les conséquences politiques et culturelles de la bioéconomie font l’objet de nombreux travaux universitaires à l’échelle internationale. En France, cette question est quasiment absente des débats. Pourquoi ?
La bioéconomie trouve son origine dans la prise de conscience, au tournant des années 1970, du caractère limité des énergies fossiles. On s’est alors mis à investir dans les biocarburants. Perçus comme une ressource renouvelable, naturelle et non polluante, les organismes vivants incarnent depuis lors l’espoir de poursuivre une croissance économique illimitée. En Inde, en Chine, en Grande-Bretagne, en Australie, partout dans le monde, des anthropologues et des économistes réfléchissent à ce phénomène, qui est au centre des politiques de recherche et constitue un puissant moteur du libéralisme et de la globalisation. Comment se fait-il que, en 2014, aucun intellectuel français n’ait pris cette question à cœur ? Les lois de bioéthique, sorte d’exception française qui protègent d’une certaine commercialisation du corps, y sont peut-être pour quelque chose. Ainsi, sans doute, que la parcellisation des savoirs universitaires. En France, les écologistes s’intéressent à un sujet, les philosophes à un autre, les sociologues à un autre encore… De sorte que cette question, qui suppose des passerelles entre toutes ces disciplines, reste peu abordée.
Propos recueillis par Catherine Vincent
A LIRE : « Le Corps-Marché. La marchandisation de la vie humaine à l’ère de la bioéconomie » de Céline Lafontaine, Ed. Seuil, 288 p., 21,50 €.
Du même auteur : « La Société postmortelle » (Seuil, 2008) ; « L’Empire cybernétique. Des machines à penser à la pensée machine » (Seuil, 2004).
Présentation de l’éditeur à : http://www.seuil.com/livre-9782021038880.htm
Source : entretien publié dans le Cahier du « Monde » Culture & idées n° 21581 daté samedi 7 juin 2014 ; http://www.lemonde.fr
A écouter : « Entre innovation médicale et enjeux éthiques : quel avenir pour la bio économie ? », émission du 9 mai 2014 sur France-Culture avec C. Lafontaine à :