L’excommunication, comme arme contre l’hérésie criminelle
Pourquoi les paroles de François représentent un tournant dans l’histoire de l’Eglise
Par Vito Mancuso
Le pape François a déclaré en Calabre, dans la plaine de Sibari que « les mafieux sont excommuniés ». Finalement, cela revient à dire, à la fois que la lutte de l’Eglise contre la criminalité organisée, devient de plus en plus ferme et qu’un usage, maintenant beaucoup plus approprié, est fait de la plus grave des sanctions du droit pénal écclésiastique. Mais qu’arrive-t-il, en fait et en droit, à un catholique qui est excommunié?
Avant de répondre, je pense qu’il est opportun de rappeler les siècles d’utilisation tout à fait inappropriée de l’instrument d’excommunication par les prédécesseurs du pape François. Les papes en fait, en ont fait souvent un usage politique, aucunement religieux, en fonction de leur pouvoir et non pour des raisons de spiritualité et de justice : on pense aux excommunications qui frappaient les souverains comme les empereurs Henri IV (forcé ensuite à aller à Canossa) et Frédéric II, la reine Elizabeth I, Napoléon, le roi Vittorio Emanuele II, ou bien toute la République de Venise avec tous ses habitants.
Ou même encore en 1949 tous les membres du Parti communiste (excommunication qui, à ma connaissance, n’a jamais été officiellement retirée). L’arme la plus dure, de l’avis de la communauté ecclésiale, a aussi été utilisée contre la liberté de conscience en matière de théologie avec les excommunications qui ont frappé les théologiens et les prédicateurs comme Jan Hus et Jérôme Savonarole (les deux ont fini sur le bûcher), ou le patriarche de Constantinople Michel Cérulaire et quelques siècles plus tard, Martin Luther et tous les protestants à la suite. À cet égard, je pense qu’il faut se rappeler ce qui s’est passé précisément en 1561 en Calabre, également dans la province de Cosenza, à une heure de voiture de l’endroit où le pape François a célébré la messe, à savoir le massacre de près de 3 000 Vaudois par les troupes envoyées par le grand inquisiteur, le frère Michele Ghislieri, qui devint ensuite le pape Pie V (et même, saint Pie V !). Et il est impossible de ne pas mentionner les excommunications qui ont frappé deux prêtres comme Romolo Murri et Ernesto Buonaiuti ?
Mais ce n’est pas seulement l’histoire d’hier, c’est aussi une chronique d’aujourd’hui. L’Eglise du pape François a excommunié récemment, le 18 Septembre 2013, un prêtre australien, Greg Reynolds, pour avoir promu l’ordination sacerdotale des femmes et la reconnaissance sacramentelle des couples homosexuels, et toujours sous François il y a eu, il y a un mois, l’excommunication de Martha Heizer, théologienne catholique d’Autriche, présidente du mouvement international « Nous sommes Eglise », essentiellement pour les mêmes raisons.
Il y a deux jours, en Calabre, le pape a déclaré que « la ‘ ndrangheta est ceci : l’adoration du mal et le mépris du bien commun », ajoutant que « ce mal doit être combattu, il doit s’éloigner, vous devez lui dire non. » Et il a prononcé l’excommunication. Maintenant, je me demande, cependant, s’il est juste d’associer dans la même punition criminelle ceux qui adorent le mal et les croyants sincères qui cherchent (peut-être aussi en forçant les temps) à faire véritablement de l’Eglise une maison accueillante pour tous. Je me le demande, et je sens qu’il est juste de répondre que ce ne l’est pas.
Au début de cet article j’ai posé la question de ce qui se passe pour un être humain excommunié. La réponse est très simple : cela dépend de l’homme et de la femme frappés par la condamnation. Autrefois cela n’était pas ainsi, quand un pape lançait l’anathème de l’excommunication il s’ensuivait pour tous quelque chose de vraiment sérieux, la personne concernée perdait toutes les relations sociales nécessaires à l’exercice de son rôle, ou même dans le cas où la personne était déjà dans le mains du pouvoir ecclésiastique, elle était remise au bras séculier qui prescrivait la peine, fréquemment capitale. Encore dans la première moitié des années 1900, Ernesto Buonaiuti a dû souffrir de faim pour avoir été excommunié à cause de ses recherches historiques et de ses thèses théologiques, même si on note le fait, qu’après avoir été l’un des rares universitaires à ne pas prêter serment d’allégeance au régime fasciste , il avait aussi perdu la présidence de l’université d’Etat [1].
Aujourd’hui, l’excommunication est bien loin de produire des effets tels que ceux-ci. Aujourd’hui, elle prévoit simplement que la personne excommuniée ne peut pas prendre part aux célébrations liturgiques et occuper des postes dans l’Église. Fin de la transmission. C’est la peine maximale pour les croyants sincères comme la présidente de « Nous sommes Eglise ».
Evidemment, l’effet des paroles de François sur des criminels endurcis comme les affiliés à la mafia est différent : il est peu probable que leurs consciences en souffriront. Mais le poids symbolique de l’excommunication affectera le récit pseudo-religieux que la mafia fait d’elle-même, permettra de rompre la relation que les patrons de la mafia ont eu avec les églises locales, mettra curés et évêques face à leur responsabilité, rendra toujours plus difficile le consensus social que la criminalité organisée cherche à créer autour d’elle.
Ce sont des paroles courageuses parce qu’elles transforment l’excommunication en une arme importante. C’est très bien que le pape François ait jeté l’anathème contre la mafia, mais ce serait bien aussi qu’il empêche ses collaborateurs d’utiliser cette arme avec un style relevant d’un passé pas vraiment radieux.
Vito Mancuso
Traduction française par Lucette Bottinelli
Vito Mancuso est un théologien italien, auteur de nombreux ouvrages et articles, éditorialiste depuis 2009 à La Repubblica. Pour en savoir plus cf le site de l’auteur à : http://www.vitomancuso.it/
[1] Note LB (Wikipedia) :Ernesto Buonaiuti (1881-1946), prêtre catholique, historien du christianisme, philosophe de la religion et théologien italien. qui est considéré comme la figure de proue du modernisme. Ses positions et engagements entraînèrent une détérioration de ses rapports avec le Vatican et le Saint-Office, qui aboutira à son excommunication en 1926. Opposant au fascisme mussolinien, il perd sa chaire d’histoire du christianisme de l’Université de Rome l’année suivante à la demande du Saint-Siège qui réclame à son encontre des mesures d’exception, puis est radié de l’Université en 1931 pour avoir refusé de prêter le serment fasciste après le Concordat entre le gouvernement fasciste et les autorités vaticanes.
Lire la notice Wikipedia complète à : http://fr.wikipedia.org/wiki/Ernesto_Buonaiuti
Source : article original (italien) publié dans le quotidien La Repubblica du 23 juin 2014 : « La scomunica come arma contro l’eresia criminale » ; cf cette version (2 fichiers pdf) sur le site de l’auteur à : http://www.vitomancuso.it/articoli/.
Photo : http://www.vitomancuso.it/biografia/
Sur le même sujet : « La présidente du mouvement international Nous Sommes Eglise excommuniée » à :
http://nsae.fr/2014/05/23/la-presidente-du-mouvement-international-nous-sommes-eglise-excommuniee/