L’abandon des ABCD de l’égalité, symbole de l’abdication idéologique de la gauche
Par Martine Storti
Exit les ABCD de l’égalité, place à un « plan encore plus ambitieux en faveur de l’égalité », affirment Benoît Hamon, ministre de l’éducation nationale, et Najat Vallaud-Belkacem, ministre des droits des femmes, de la ville, de la jeunesse et des sports.
Le « plan ambitieux » – en substance, formations initiale et continue des personnels, production d’outils pédagogiques, inclusion de l’égalité dans les programmes pour 2016 – ressemble étrangement au statu quo ante : cela fait en effet des décennies que la lutte contre les préjugés sexistes est un objectif de l’institution scolaire, ou que la formation à l’égalité entre les sexes figure dans les formations initiale et continue des personnels de l’éducation nationale.
C’est précisément parce que ces diverses injonctions se sont révélées bien peu efficaces que les ABCD de l’égalité ont été décidés, constituant ainsi une action volontariste, heureusement volontariste, comme on aimerait en voir d’ailleurs plus souvent au sein de l’éducation nationale.
Ces ABCD étaient-ils si dangereux qu’il était urgent de s’en débarrasser ? Pour reprendre la métaphore actuellement filée par Benoît Hamon du « contenant » et du « contenu », on ne peut que souligner la banalité de leur contenu. Banalité en effet que de montrer, non pas qu’il n’y a pas de nature dans le féminin et le masculin, mais de montrer que la nature n’est pas seule en cause, qu’il y a aussi une part importante de social, de culturel. Que cette part, construite, varie selon les époques et les sociétés, qu’elle n’est pas immuable, qu’il y a donc, et c’est heureux, plusieurs manières d’être petite fille et petit garçon, femme et homme. Ou, pour le dire autrement et encore plus banalement, qu’une petite fille qui a envie de courir, de jouer au football, de grimper aux arbres et de s’amuser avec des autos miniatures n’est pas forcément un garçon manqué, et qu’un petit garçon qui a envie de jouer à la poupée ou à la dînette n’est pas forcément une « femmelette ».
Ces ABCD ajoutent que la différence des sexes ne justifie pas leur hiérarchie et que certains a priori sur féminité et masculinité – a priori qu’on peut aussi appeler préjugés, stéréotypes – peuvent produire des discriminations, des blessures, des souffrances. Pour les filles et les femmes. Aussi pour les garçons et les hommes.
Ce que nous avons entendu ces derniers mois à propos de ces ABCD de l’égalité s’apparente, hélas, à ce que Simone de Beauvoir a entendu lors de la sortie de son livre Le Deuxième Sexe dans les années 1950, ce que d’autres avant elle avaient entendu, au long des décennies antérieures, ce que comme les autres filles du Mouvement de libération des femmes (MLF), j’ai entendu dans les années 1970, et qui donc se dit encore aujourd’hui : qu’il faut « s’en tenir à la nature », qu’oser affirmer qu’il y a une part culturelle et donc construite dans ce qui s’appelle le masculin et le féminin « vise à remodeler l’humanité », et « annule la différence des sexes », que « l’égalité entre les hommes et les femmes fait perdre à ces dernières leur féminité »… Autant de répétitions, décennie après décennie, siècle après siècle !
Il fut un temps où c’était l’absence de corset ou le port du pantalon qui ôtaient aux femmes leur féminité, une autre l’idée saugrenue qu’elles s’étaient mise en tête, comme devenir par exemple ingénieure, pilote d’avion, ministre ou chirurgienne… Mais ce qu’elles étaient depuis fort longtemps, parce qu’il y a fort longtemps que les femmes travaillent, par exemple bonnes à tout faire, paysannes courbées sur les champs, ouvrières à la mine ou à l’usine, ne nuisait pas à leur féminité, et n’annulait pas la différence des sexes !
Derrière les vitupérations contre ces ABCD, ce n’est pas tant l’égalité qui est refusée que la liberté. Reprécisons : la question des femmes ne renvoie pas seulement à l’égalité avec les hommes – ce qui, depuis plusieurs années, semble être devenu le discours incontournable des droits des femmes, voire d’une bonne partie du mouvement féministe. Egales bien sûr, les femmes doivent l’être. Mais l’égalité ne suffit pas. Egalité ne vaut pas émancipation. A l’égalité il faut ajouter la liberté. Et c’est précisément parce qu’il y a deux sexes, et c’est précisément parce qu’il y a de la différence, et parce que oui, une part de cette différence est irréductible – et dire cela n’est pas naturaliser, ni même essentialiser, féminin et masculin –, que la liberté est nécessaire, indispensable.
Par quoi l’émancipation des femmes commence-t-elle ? Par la liberté du corps. Par la maîtrise du corps. Contraception, droit d’avorter, lutte contre le viol, parce qu’il y va de la liberté des femmes, liberté insupportable à certains. Faudrait-il dire à beaucoup ?
Les religions d’ailleurs ne s’y sont pas trompées, ne s’y trompent toujours pas, hostiles à cette liberté et à cette maîtrise, ainsi qu’on le voit aujourd’hui, qu’il s’agisse, pour ne prendre que ces deux exemples, de l’avortement ou du voile. Des religions qui font alliance, dans leur composante intégriste mais pas seulement, ainsi que le souligne Farida Belghoul, saluant, hélas à juste titre, sa « victoire » et « la convergence islamo-catholique ».
Benoît Hamon a raison : les ABCD étaient devenus un « symbole », un « étendard », peut-être ceux d’une certaine forme de courage politique.
Il faut espérer que leur abandon ne soit pas le symbole et l’étendard du renoncement à l’émancipation réelle qu’il faut concevoir comme Pierre Mendès France concevait la République, « éternellement révolutionnaire à l’encontre des inégalités, de l’oppression et de la misère, de la routine, des préjugés et éternellement inachevée tant qu’il reste des progrès à accomplir ».
Martine Storti
Inspectrice générale de l’éducation nationale honoraire
Source : publié dans Le Monde daté du 3 juillet 2014 ; http://www.lemonde.fr
Illustration : http://femmes.gouv.fr/installation-du-comite-de-pilotage-du-programme-abcd-de-legalite/