Silvia Federici : « Il n’y a rien de naturel dans la famille, dans le travail, dans les rôles sexués »
« Une histoire des corps durant la transition vers le capitalisme ». Voilà une formule qui pourrait résumer le livre de Silvia Federici, Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive. L’ouvrage de la chercheuse américaine vient de paraître, dix ans après sa première publication outre-Atlantique. Silvia Federici y propose une histoire de la chasse aux sorcières menée aux XVe et XVIe siècles, période charnière durant laquelle s’opère « une redéfinition des rapports d’exploitation et de domination », dit l’universitaire marxiste et féministe.
Entretien
Propos recueillis par Antonin Lambert (Le Monde Académie)
Qu’est ce qu’une sorcière, selon votre point de vue ? Et selon celui des pouvoirs qui en organisèrent la chasse ?
C’est une question complexe. La sorcière est un concept défini entre le début du XVe siècle et le milieu du XVIe par l’Inquisition, en lutte contre ce que l’on nomme alors « l’hérésie », ces doctrines qui s’opposent à l’orthodoxie catholique. La qualification de sorcière est très large : elle repose au début sur un contexte religieux, mais n’est pas réductible à celui-ci. Le fait de sorcellerie va être rapidement défini par l’Etat.
La sorcière, c’est la pire criminelle sur terre. On dit qu’elle agit contre Dieu, contre l’autorité, contre l’humanité. Il s’agit d’une personne qui possède un pouvoir non légitime – aux yeux des représentants de l’autorité – et qui vend son âme au diable. Qu’elle est au cœur d’un vaste processus de destruction visant particulièrement les enfants. On l’accuse donc de tuer la prochaine génération, de mettre à mal la reproduction de la société. La sorcière illustre la capacité de l’Etat à créer de la peur.
Dans les premiers jugements, il n’est pas question de faits magiques, de sabbat, ni de vols nocturnes, et ce même si les accusations de folie sont mises en avant dans les condamnations. En revanche, c’est à ce moment de l’histoire que la procréation, la sexualité et l’autonomie des femmes deviennent une préoccupation centrale. Il existe une littérature riche de magistrats et juges de l’époque discutant ces thèmes.
Comment se constitue historiquement cet intérêt de l’Etat pour le contrôle du corps des femmes et de la reproduction ?
C’est par le biais, justement, de ces représentants de justice que l’Etat va commencer à se penser comme organe de contrôle. On commence à définir le rôle des femmes et de leur travail. La question de la naissance et de la reproduction du corps social devient vite centrale dans cette réflexion. La reproduction va alors se confondre avec le travail que l’on assigne aux femmes. C’est en ce sens que l’Etat devient acteur de la chasse aux sorcières, qui modèle les identités féminines. Au moment de la constitution du capitalisme, une nouvelle conscience démographique s’est constituée. On commence à recenser, à réguler fortement la procréation, en mettant à contribution les sages-femmes, les voisins et les maîtres pour surveiller les grossesses, qu’une nouvelle législation oblige à déclarer. L’avortement devient condamnable et passible de mort.
Avec la chasse aux sorcières, vous considérez que s’est constitué « un nouveau régime social », un nouveau rapport de domination de genre dans l’histoire.
Par une telle position, je réfute l’idée que la discrimination sexuelle ait toujours été présente, de manière immanente, dans notre histoire. Je suis en désaccord avec beaucoup de féministes sur ce point, je pense qu’une telle posture est dangereuse. La division sexuelle du travail n’était pas nécessairement une division de pouvoir, ni ne consolidait le pouvoir. Les exemples des sociétés précoloniales ne manquent pas. Les Iroquoises avaient le pouvoir politique de décider ou non d’envoyer les hommes à la guerre. Je ne dis pas qu’il n’y avait pas d’inégalités sexuelles auparavant, mais le colonialisme et le rapport patriarcal dans l’économie capitaliste ont posé les inégalités hommes-femmes sur de nouveaux fondements.
Vous situez l’invention du travail domestique, en plein développement de la jeune économie capitaliste, dans la lignée de ce contrôle des corps.
C’est en effet dans la seconde moitié du XIXe siècle qu’apparaît le statut de la ménagère à temps plein. On expulse alors les femmes des usines en réponse à un grand cycle de luttes sociales de la première partie du siècle. La famille ouvrière se constitue, on crée la maison sur le modèle de l’usine. C’est à la femme que l’on confie la tâche de fournir la force de travail dont le capitalisme a besoin. Dans Le Capital, Marx parle très peu de la question du travail domestique. Les femmes y sont oubliées, puisque le sujet révolutionnaire est à l’usine ; l’intervention forte et anticipée de l’Etat pour réguler la procréation n’est pas abordée non plus. Or, en amont de la chaîne de montage, l’exploitation commence par le travail domestique.
Celui-ci est aujourd’hui considéré comme indéfectiblement lié à la nature des femmes. Il a fallu attendre les mouvements féministes pour le qualifier de « travail » ! On dit que le père travaille tandis que la mère est « au foyer ». Il n’y a pourtant rien de naturel dans la famille, dans le travail, dans les rôles sexués. Tout est construit pour un marché, non pas pour atteindre un certain degré de bien-être ! Tout ce que l’on appelle aujourd’hui la « féminité » se rapporte à un travail non rémunéré. Ces conditions de travail ont défini une identité féminine.
Pourtant, vous avez critiqué l’entrée massive des femmes sur le marché du travail comme modèle d’émancipation.
Au niveau individuel, le travail salarié donne un minimum d’autonomie, c’est certain. Je ne dirais jamais à une femme de ne pas prendre un travail salarié. J’ai travaillé comme salariée une grande partie de ma vie, et cela m’a donné de l’autonomie. Mais il faut toujours se demander à l’égard de qui on l’obtient : dans ce cadre, on s’autonomise à l’égard des hommes, mais pas du capitalisme ! Mais je pense qu’il est erroné de poser le travail salarié comme stratégie féministe, comme un lieu de libération. Le lieu du combat féministe est celui de la reproduction, de la procréation. Donc la maison, le foyer, la chambre à coucher. C’est dans ces lieux que l’on a assigné aux femmes un travail particulier, qu’il faut rendre visible. Nous devons décider quand nous voulons procréer, et si nous le voulons.
Dans votre livre, vous insistez sur l’importance dans la société médiévale des « commons », des « biens communs ». C’est un thème qui a une grande résonance dans les mobilisations sociales contemporaines.
Dès le début, j’aborde la question des « commons », ces espaces accessibles aux serfs où la propriété du seigneur ne s’applique pas. Ce sont les lacs, la plupart des forêts, les pâturages, les friches, etc. Ils sont un excellent exemple de l’accès, alors égalitaire, à des ressources non marchandes par les hommes et les femmes. Ces lieux vont être petit à petit privatisés, confisqués, taxés avec l’arrivée du capitalisme. En étudiant ce que j’appelle l’« enclosure », soit les phénomènes d’expropriation massive, j’ai constaté la naissance d’une nouvelle division sexuelle, une mise à l’écart des femmes. Aujourd’hui, la lutte pour le « commun » correspond par exemple à la lutte menée par les indigènes contre l’appropriation de leurs ressources et de leurs terres au profit de groupes privés. Le « commoning » va au-delà d’un simple but de survie : c’est une réappropriation de la richesse sociale. Il s’agit de créer des territoires de résistance. Nous avons terriblement besoin de ces espaces, car les formes de lutte des années 1960 ont en grande partie disparu sous le coup des délocalisations de pans entiers de l’activité industrielle, et du fait de la gentrification urbaine, qui a éparpillé les groupes luttant localement.
Quels sont vos projets de recherche à venir ?
J’en ai de nombreux. L’un d’entre eux est de continuer mes recherches sur « l’accumulation primitive » et d’étudier l’impact de l’expansion du capitalisme sur l’enfance, la sexualité et les relations amoureuses. Je continue aussi mes recherches sur le combat autour des commons. J’appelle aujourd’hui à un devoir de mémoire des chasses aux sorcières, afin que cette période de l’histoire ne puisse être ni oubliée ni répétée, et ne soit plus considérée comme folklorique.
Propos recueillis par Antonin Lambert
Repères
1942 Silvia Federici naît à Parme (Italie).
1967 Elle part aux Etats-Unis étudier la philosophie.
1972 Le Collectif féministe international, dont elle est une fondatrice, lance en Italie la campagne internationale Wages for Housework (« Un salaire pour les tâches ménagères »).
Années 1980 Elle enseigne au Nigeria et étudie les conséquences des politiques d’ajustement structurel de la Banque mondiale sur les économies africaines.
1987-2005 Elle enseigne la philosophie politique et les women studies à l’université Hofstra, dans l’Etat de New York.
2004 Caliban et la sorcière.
2012 Revolution at Point Zero. Housework, Reproduction, and Feminist Struggle (« Révolution au point zéro. Travaux ménagers, reproduction et combat féministe »), recueil d’essais.
Extrait
« Les femmes aussi, de toutes les classes, furent touchées de façon extrêmement négative par la marchandisation croissante de la vie, car celle-ci devait par la suite réduire leur accès à la propriété et au revenu. Dans les villes marchandes italiennes, les femmes perdirent leur droit à hériter d’un tiers de la propriété de leurs maris (la tertia). Dans les zones rurales, elles furent par la suite exclues de la possession de la terre, particulièrement quand elles étaient célibataires ou veuves. En conséquence, à partir du XIIIe siècle, elles furent à la tête du mouvement d’exode rural, étant les plus nombreuses parmi les ruraux immigrant vers les villes. A partir du XVe siècle, les femmes constituaient un pourcentage élevé de la population des villes. La plupart d’entre elles y vivaient dans des conditions difficiles, occupant des emplois mal payés de servantes, colporteuses, marchandes au détail, fileuses, membres des corporations inférieures, et prostituées. (…) Mais en ville, la subordination des femmes à la tutelle des hommes était réduite, puisqu’elles pouvaient alors vivre seules, ou avec leurs enfants en tant que chefs de famille, ou bien former de nouvelles communautés, partageant souvent leur habitation avec d’autres femmes. (…) A mesure que les femmes acquéraient plus d’autonomie, leur présence dans la vie sociale commença à être enregistrée plus fréquemment : dans les sermons des prêtres qui vilipendaient leur indiscipline ; dans les comptes rendus des tribunaux devant lesquels elles dénonçaient ceux qui les avaient maltraitées (…) »
Caliban et la sorcière, pages 57-59
Source : entretien publié dans le Cahier du « Monde » n° 21610 (Le Monde des Livres) daté du 11 juillet 2014. http://www.lemonde.fr
A LIRE : Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, de Silvia Federici, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par le collectif Senonevero et Julien Guazzini, Co-édition Entremonde/Senonevero, 464 p., 24 €, 2014.
Lire aussi :
« La Renaissance des communs. Pour une société de coopération et de partage » à :
http://nsae.fr/2014/04/17/la-renaissance-des-communs/