Athènes face à ses créanciers
Le ministre des finances grec, Guikas Hardouvelis, et une dizaine d’autres ministres et secrétaires d’Etat, entameront mardi 2 septembre à Paris trois jours d’entretiens avec les créanciers de la Grèce, dans le cadre de l’audit régulier du pays. Cette rencontre avec les hauts représentants de la troïka (UE, BCE et FMI) revêt une importance significative pour le gouvernement à l’approche du terme du second plan d’aide d’ici à décembre. Comme chaque fois, la troïka doit passer au crible l’avancement des réformes, surtout la réduction des dépenses publiques. La Grèce s’est engagée à licencier 6 500 fonctionnaires d’ici la fin de l’année après la mise au chômage partiel d’environ 20 000 agents les années précédentes. Autre sujet épineux, le renforcement des banques, qui sont plombées par les créances douteuses. S’y ajoute le fardeau de la dette publique, de 318 milliards d’euros (175,1 % du PIB), un sujet d’inquiétude pour l’économie. Athènes espère arriver à un accord avec ses créanciers d’ici à la fin de l’année (extrait : lemonde.fr du 2 sept.).
On trouvera ci-après l’analyse récemment publiée par le CADTM d’un rapport réalisé par le Conseil des Droits Humains de l’ONU qui fait le bilan du programme d’ajustement économique appliqué à la Grèce, au regard de ces droits.
Résumé du Rapport de l’expert de l’ONU
sur la dette et la Grèce
Par Chiara Filoni
Depuis l’imposition en mai 2010 du premier mémorandum qui est l’équivalent des plans d’ajustement structurel (PAS) imposés par la Banque mondiale et le FMI aux pays du Sud, la Grèce est sous la tutelle de la Troïka composée du FMI, de la Commission européenne et de la Banque centrale européenne.
Trois ans après, Cephas Lumina, Expert indépendant aux Nations-Unies (Conseil des Droits Humains) sur la dette, s’est rendu officiellement en Grèce, pour évaluer l’impact de ce programme. Ses conclusions sont claires [1] : ce programme a considérablement aggravé les conditions de vie de la population grecque et violé leurs droits fondamentaux.
L’histoire des prêts à la Grèce
À partir de la moitié des années 90, la Grèce a connu un boom économique grâce aux prêts des banques européennes (allemandes en particulier) qui permettaient à la Grèce de financer des importations, entre autres d’équipements militaires. Ce processus d’endettement s’est rapidement intensifié d’abord parce que l’État grec avait peu de recettes budgétaires du fait des exonérations fiscales dont bénéficient l’Église et les capitalistes.
L’adoption de l’euro en 2001 a ensuite facilité l’accès de la Grèce au crédit, en tant que membre de la zone euro.
Parallèlement, la corruption, le faible niveau de taxation et l’évasion fiscale des plus riches ont renforcé la crise économique de la Grèce.
Au début de l’année 2010, avec l’aide de Goldman Sachs, JP Morgan et d’autres banques, des produits dérivés ont été vendus pour faire en sorte que le véritable niveau de la dette et du déficit grec soit caché afin que le pays intègre la zone euro.
La crise de 2007-2008 a eu un impact profond sur les secteurs naval et du tourisme. En 2009, les revenus ont diminué de 15 % et à partir de la fin de cette année, la Grèce a été victime d’une vague spéculative sans précédent sur ses bons d’État, ce qui a causé le déclassement du pays par les agences de notation.
En mai 2010, la Grèce reçoit un premier prêt de la Troïka d’un montant de 110 milliards d’euros, assorti de conditions telles que la privatisation du patrimoine de l’État pour 50 milliards d’euros et la mise en place d’autres réformes structurelles pour encourager la compétitivité et faire passer le déficit sous le seuil de 3 % (comme dicté par l’Union européenne).
Toutes ces mesures n’étant pas suffisantes, les États européens ont approuvé une deuxième tranche d’ « aide » de 130 milliards d’euros en octobre 2011, en renforçant les mesures d’austérité (avec des mesures encore plus strictes, des baisses salariales, des coupes dans le secteur public, etc.).
Ces conditions dictées par la Troïka ont aggravé la situation économique du pays. À titre d’exemple, le programme de privatisations, qui devait rapporter à l’État 50 milliards d’euros d’économies a généré seulement 1,6 milliards d’euros, tandis que le PIB a diminué de 25 % depuis 2007.
Au niveau social, les conséquences sont dramatiques. Selon l’expert indépendant, la réforme du marché du travail (réduction du coût du travail, renforcement de la flexibilité de l’emploi..,) a contribué à abaisser les conditions de vie de la population et à violer les droits humains fondamentaux.
Par exemple, la Constitution grecque précise un nombre considérable d’obligations concernant le respect des droits humains. De plus, la Grèce a ratifié des traités internationaux et régionaux, notamment le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels qui exige l’adoption et la mise en place de lois visant l’amélioration à l’accès aux services et aux biens primaires, comme la santé, l’éducation etc.
L’impact des mesures d’austérité sur les droits humains
Dans ce paragraphe, nous verrons en particulier les impacts des programmes d’ajustement structurel sur les droits des travailleurs, les droits sociaux liés à la sécurité sociale, la santé, l’éducation et au logement.Les programmes d’ajustement ont eu un effet particulièrement destructeur sur les droits des travailleurs. Il a engendré une augmentation massive du taux de chômage qui a été quasi multiplié par 4 en 5 ans, passant de 7,3 % en juin 2008 à 27,9 % en juin 2013. 150 000 personnes ont été licenciées dans le secteur public alors que plus de 100 000 autres avaient déjà perdu leur emploi à cause de la crise. Outre les licenciements, il est important de souligner les baisses de salaires et du salaire minimum (qui passe sous le seuil de pauvreté), la diminution des droits des chômeurs et des allocations familiales (celles avec un revenu inférieur à 10 000 euros recevront une allocation de 200 euros par mois), une baisse des pensions (jusqu’à 60 % pour les pensions les plus élevées, 25-30 % pour les moins élevées).
L’expert souligne aussi que la crise affecte plus les femmes que les hommes : le chômage touche les femmes à 31,9 % (7 % de plus que les hommes), les emplois à temps partiel subis ont augmenté chez les femmes, ainsi que les licenciements abusifs en lien avec des grossesses.
Comme le souligne Cephas Lumina, toutes ces mesures ont contribué à la dégradation des conditions de travail, à la précarité, à l’augmentation du chômage (de 600 000 en 2009 à 1,48 millions début 2013), à l’insécurité, à l’émigration. Ces mesures dictées par la Troïka violent à la fois la Constitution grecque et la Charte sociale européenne.
Ces mesures d’austérité ont impacté aussi le secteur de la santé. Les dépenses dédiées à la santé sont passées de 10 % début des années 2000 à 6 % en 2012. Ces mesures d’austérité dans le domaine de la santé se sont traduites par des licenciements, l’augmentation des frais des services, les fermetures/fusions des hôpitaux, la réduction des lits, la perte de l’assurance santé (surtout parmi les chômeurs).
De plus, une directive officielle datant du 2 mai 2012 stipule que les autorités locales et les institutions de sécurité sociale ne doivent pas fournir de services aux étrangers sans documents, sauf en cas d’urgence. Ainsi, selon l’expert, l’augmentation des infections VIH, des problèmes de santé mentale et des taux de suicides (+ 37 % depuis le début de la crise), sont dues à la situation économique et sociale précaire et à la difficulté pour certains de payer les médicaments. Dans ce contexte d’accès réduit aux services de santé, des cliniques autogérées par des citoyens bénévoles ont remplacé les hôpitaux publics et reçoivent de plus en plus de patients.
De la même manière, les dépenses dans l’éducation sont passées de 7,23 milliards d’euros en 2009 à 5,84 milliards en 2013 (soit une réduction de 30 %). Comme pour le secteur de la santé, certaines écoles ont été fermées ou fusionnées, les postes d’enseignants ont été réduits, ainsi que le matériel scolaire.
Pour ce qui concerne le droit au logement, comme résultat de la récession et des programmes d’ajustement structurel, il y a eu une augmentation des personnes sans-abri de 25 % à partir de 2009. Les associations estiment qu’en 2014, 20000 personnes sont sans logement. D’autre part, on peut également souligner qu’en novembre 2010, 61 des 85 salariés de la « City of Athens Homeless Foundation » ont été licenciés, réduisant fortement les services et les aides apportés aux personnes sans logement.
Malgré le fait que la Grèce avait le taux de pauvreté le plus haut d’Europe en 2009, les mesures d’austérité (en particulier les licenciements et les coupes dans les salaires et dans les aides sociales), ont plongé encore plus de personnes dans la pauvreté. Environ 11 % de la population vit dans l’extrême pauvreté. Cette pauvreté a également contribué à l’augmentation des inégalités et de l’exclusion sociale.
L’expert indépendant constate aussi d’autres violations des droits, notamment civils et politiques. Les manifestations contre les mesures d’austérité ont été réprimées de manière violente par les autorités et la police. De plus, les crimes de haine et xénophobes ont augmenté de manière impressionnante. Le Commissaire national pour les droits humains, le Haut Commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés et 30 ONGs ont documenté 154 actes de violence raciste en 2012, dont 151 contre des personnes d’origine non européenne.
Les recommandations de l’Expert sur la dette pour la Grèce
Le CADTM appuie la recommandation de l’Expert au gouvernement grec d’utiliser le « maximum des ressources disponibles » pour la réalisation des droits économiques, sociaux et culturels.
Les instruments conseillés pour atteindre ce but sont : un audit de la dette indépendant, transparent et participatif pour identifier les responsables de la crise de la dette, la lutte contre les paradis fiscaux, des programmes pour résorber le chômage, l’augmentation du salaire minimum, le combat contre l’évasion fiscale et la violence raciale et xénophobe avec une référence particulière au respect des droits humains tels qu’indiqués dans les traités internationaux. L’expert fait aussi appel aux créanciers internationaux pour une renégociation des mesures d’austérité et de la dette publique, ainsi qu’un nouveau programme d’ajustement (pour atteindre plus de transparence, l’implication de la société civile et le respect des droits humains).
En revanche, pour le CADTM il faut aller plus loin : le payement de la dette doit être remis en cause car la mise en place des obligations financières internationales ne permettra pas à la Grèce de s’en sortir. Face à l’urgence politique et économique, seule une désobéissance aux diktats de la Troïka et un refus des mémorandum et des mesures d’austérité qui les accompagnent ouvriront la voie à un processus de reprise économique et de justice sociale pour la population grecque. Pour le CADTM, l’urgence est de désobéir aux créanciers en suspendant le remboursement de la dette dont une grande part est illégale, odieuse et illégitime.
Chiara Filoni
[1] Le rapport complet (5 mars 2014 ; 30 pages, en anglais) est téléchargeable en cliquant ci-après :Source : publié le 18 juillet 2014 par le CADTM (Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde) à : http://cadtm.org/Resume-du-Rapport-de-l-expert-de-l
Aller plus loin et se mobiliser :
• mobilisation du 3 sept. 2014 près du siège du FMI à Paris : « Ce n’est pas notre dette. Nous ne paierons pas ! » (18h30, Place de l’Uruguay, métro Kléber). Infos à : http://initiativegrecqueaparis.wordpress.com/
• « Appel pour une journée internationale de solidarité aux 595 femmes de ménage du Ministère des finances grec » à : http://cadtm.org/Appel-pour-une-journee
• Site des 595 femmes de ménage en lutte contre leur licenciement abusif : http://595katharistries.wordpress.com/
Sur le même sujet :
• « Dette, néolibéralisme et classes sociales » à :
http://nsae.fr/2014/08/29/dette-neoliberalisme-et-classes-sociales/
• « Bancocratie » d’Éric Toussaint à : http://nsae.fr/2014/08/20/bancocratie-deric-toussaint/
• « Alerte en Grèce : le gouvernement veut privatiser les côtes et les plages » à :
http://nsae.fr/2014/07/25/alerte-en-grece-le-gouvernement-veut-privatiser-les-cotes-et-les-plages/