Faire payer le pollueur l’encourage… à polluer plus
Par Jean-Pierre Dupuy
La ministre de l’écologie, Ségolène Royal, l’a dit et répété : elle ne veut pas d’une écologie « punitive ». Ce serait le cas, selon elle, si on appliquait le principe pollueur-payeur. Payer une « écotaxe » parce qu’on contribue à la dégradation de l’environnement, ce serait comme subir un châtiment pour un crime que l’on a commis. Ce n’est pas ainsi que l’on apprendra aux citoyens à respecter le milieu dans lequel ils vivent.
Les pollueurs dont les revenus risquaient d’être amputés par de nouveaux impôts et qui avaient commencé à se venger en bloquant les routes ont salué cette reculade. Ceux qui comptaient sur le revenu de l’écotaxe pour financer des infrastructures ont protesté. Les uns et les autres n’ont rien compris, ont répliqué les économistes. Un prix, ce n’est pas d’abord un transfert de richesses qui pénalise les uns et avantage les autres, c’est un signal qui indique aux agents ce qu’il en coûte à la collectivité de faire telle ou telle action, et qui, de ce fait, les incite à faire les bons choix.
Et si l’enjeu était ailleurs ? Contre les économistes, la ministre a raison de dénoncer la marchandisation du rapport à la nature, mais elle le fait pour de mauvaises raisons. Car il se pourrait que faire payer les pollueurs non seulement ne les pénalise pas, mais les encourage à polluer encore davantage !
Dans son livre Ce que l’argent ne saurait acheter (Seuil, 336 pages, 22 euros), le philosophe de Harvard, Michael Sandel, cite un cas très remarquable. Il s’agit de crèches israéliennes. A l’heure dite, les parents viennent récupérer leurs enfants, mais certains arrivent en retard, obligeant les puéricultrices à faire des heures supplémentaires. On peut supposer que certains parents en ressentent une certaine culpabilité, mais leurs obligations sont telles que les retards ne cessent pas. Les crèches décident donc de faire payer une amende aux parents retardataires. Or, qu’arriva-t-il ? Les parents furent plus nombreux à arriver en retard et la durée des retards s’accrut…
L’amende paraissait a priori une manière plus efficace que la mauvaise conscience de faire sentir aux parents ce que leur retard coûtait en temps perdu aux puéricultrices. Mais l’amende fut de fait confondue avec le prix d’un service rendu. A ce prix-là, cela valait la peine de se payer le service en question. L’amende se voulait une sanction morale. Mais le simple fait qu’elle se paye en argent l’a placé au rang d’un échange d’un tout autre type, analogue à l’achat d’un service marchand : non plus un mal contre un mal, mais un bien contre un bien.
Echec du marché carbone
Un présupposé de la théorie économique est que le bien et le mal sont de même nature, mais simplement de signes opposés. Selon la logique des vases communicants, cela revient à dire qu’un bien est un moindre mal et qu’un moindre bien est un mal. Un coût, c’est un manque à gagner, et un gain, c’est un moindre coût. Mais cette équivalence n’a pas cours dans les sciences normatives, qu’il s’agisse de l’éthique, de la politique ou du droit.
Il faut que celui qui fait le mal, en contribuant à détruire l’environnement, prenne conscience qu’il fait le mal. Telle est la leçon des puéricultrices d’Israël. Si on le fait payer en argent, c’est le contraire qui se produit. Non seulement on ne le culpabilise pas, mais on étend le domaine de ses droits.
Ainsi peut s’expliquer en partie l’échec du marché du carbone. Le droit de polluer au-delà de son quota d’émissions moyennant compensation financière accordée à ceux qui polluent moins, a pour résultat que personne ne voit plus ce qui est en jeu : la préservation d’une vie humaine décente sur Terre.
Les champions d’une « croissance verte », qui espèrent noyer l’éthique dans le marché, se trompent. Est-ce à dire qu’il faut moraliser en punissant ? Cela peut marcher pour des enfants de 7 ans, mais pour des citoyens du monde ? L’éthique a d’autres ressources, heureusement. L’une d’entre elles s’appelle la responsabilité. Nous ne pourrons en faire… l’économie.
Jean-Pierre Dupuy
Jean-Pierre Dupuy est philosophe et professeur à l’université Stanford, en Californie
Source : publié dans le Cahier du « Monde » (Eco&entreprise) n° 21686 daté mercredi 8 octobre 2014.
Illustration : http://gauche.alternative06.free.fr/?p=120
Sur le même sujet :
« Le prétendu prix de la vie, par Jean-Marie Harribey » à :
http://nsae.fr/2011/04/08/le-pretendu-prix-de-la-vie-par-jean-marie-harribey/
A lire :
« Ce que l’argent ne saurait acheter – Les limites morales du marché », Michael J. Sandel, trad. Christian Cler, Ed. Seuil, 336 pages, 22 €, 02/10/2014.
Présentation de l’éditeur : http://www.seuil.com/livre-9782021173239.htm