660 directeurs de labo écrivent à Hollande
Par Sylvestre Huet
L’Elysée vient de recevoir un courrier signé de 660 directeurs de laboratoires de la recherche publique. Ils lui demandent un rendez-vous. Mais précisent d’emblée le fond de leur pensée et le sujet dont ils souhaitent s’entretenir avec le Président de la République: l’emploi scientifique, surtout celui des jeunes chercheurs et ingénieurs, et le financement de leurs laboratoires.
Cette lettre résulte d’une consultation engagée par le Comité national de la recherche scientifique (CNRS) à la suite de sa réunion plénière de juin dernier sur l’emploi dans les laboratoires. Le fait que plus de 600 directeurs de laboratoire l’aient signé montre que son contenu est très largement soutenu par les cadres de notre système de recherche public.
Un fossé d’incompréhension et de déception
Un simple regard sur la liste des signataires, lié à une fréquentation assidue de ce milieu depuis près de 30 ans révèle un autre fait, de nature politique, au journaliste spécialisé en sciences: si l’on relève parmi les signataires nombre de personnalités qui ne font pas mystère de leurs opinions à gauche de l’actuel gouvernement, c’est surtout la masse de ceux qui ont fait confiance en 2012, dès le premier tour souvent, au Président de la République, qui s’impose. Ce fait signifie que si la majorité parlementaire de gauche et le gouvernement ne prennent pas la dimension de cette protestation et ne font aucun geste pour y répondre, ils creuseront un fossé d’incompréhension et de déception avec nombre de leurs soutiens dans le milieu de la recherche et de la science.
L’incipit du texte est une simple demande de rendez-vous :
«Monsieur le Président, Vous trouverez ci-joint une lettre qui vous est adressée et a été signée par 660 directeurs de laboratoires du CNRS, de l’Inserm, l’Inra, l’Inria, Irstea, IRD et le CEA.
Ces responsables de laboratoires attendent votre réponse. En leur nom, nous souhaiterions pouvoir vous rencontrer, dès que cela vous sera possible. Dans l’attente de votre réponse, nous vous prions d’agréer, Monsieur le Président, nos salutations respectueuses.
Frédéric Barras, Philippe Buettgen, Didier Chatenay, Bruno Chaudret, Barbara Demeneix, Sophie Duchesne, Vincent Laudet, Jean-Yves Toussaint et Alain Trautmann.
Copies : Madame Najat Vallaud-Belkacem, Ministre de l’éducation nationale, l’enseignement supérieur et la recherche, Madame Geneviève Fioraso, Secrétaire d’Etat à l’enseignement supérieur et la recherche.
Lettre des directeurs de labo à F. Hollande
« Monsieur le Président,
Les responsables des universités et des organismes de recherche nous ont confié la direction de leurs laboratoires, nous en connaissons bien la situation. Nous nous devons de vous avertir: nos laboratoires sont dans un état dramatique. Témoigne de cette situation la mobilisation qui monte dans l’Enseignement Supérieur et la Recherche (ESR) à travers de multiples initiatives que nous soutenons, comme la pétition lancée par la réunion plénière du Comité national de la recherche scientifique [1] déjà signée par plus de 16000 personnes, ou encore Sciences en marche.
Une de nos préoccupations majeures concerne l’emploi permanent dans l’ESR. Divers facteurs (fin du baby-boom, recul de l’âge de départ à la retraite pour bénéficier de ses droits complets), combinés au simple remplacement des départs à la retraite (et non de tous les postes libérés dans les organismes de recherche et les universités), ont entraîné une diminution drastique du nombre de postes ouverts aux concours, aussi bien pour les ingénieurs et techniciens que pour les enseignants-chercheurs et les chercheurs.
Ainsi, en ce qui concerne le CNRS, le nombre de postes de chercheurs mis au concours est en chute libre: 400 en 2010, 300 en 2013, 200 en 2016 si l’on se fonde sur les départs à la retraite prévus [3], tandis que les recrutements d’ingénieurs et techniciens sont passés de plus de 600 en 2010 à 253 au plus en 2014. Pour les enseignants-chercheurs, le nombre de postes effectivement ouverts au concours a chuté de 26% entre 2009 et 2013 et 17 sections du CNU ont vu leurs effectifs diminuer, ce qui fait craindre la disparition de certaines disciplines [4].
Le nombre insuffisant d’ingénieurs et de techniciens dégrade les conditions de travail de l’ensemble des personnels de l’ESR, celles des chercheurs parce qu’ils passent trop de temps à accomplir des tâches qui ne relèvent ni de leurs compétences ni de leurs fonctions, celles des ingénieurs et des techniciens parce que le surcroît de travail qui leur est imposé devient vite difficilement supportable [5].
Étant donné la faiblesse de la Recherche et Développement (R&D) dans le secteur privé et l’absence de reconnaissance, en France, de la formation par la recherche que représente le doctorat, cette politique conduit toute une génération de jeunes diplômés à la précarité, au chômage, à l’exil, ou les pousse à se détourner des métiers scientifiques avec des conséquences redoutables pour l’avenir de l’économie et du rayonnement scientifique de notre pays. C’est le pire des gaspillages, celui du potentiel humain, celui des talents et celui de notre jeunesse. Cette situation entraîne une crise des vocations chez les étudiants, crise aggravée par un soutien insuffisant à l’embauche de jeunes docteurs dans le secteur privé. Il est évident que sur le long terme le sacrifice d’une génération aura des conséquences très dommageables. Une autre de nos préoccupations concerne les moyens dévolus à la recherche publique. Depuis l’instauration du financement de la recherche par appels à projets, notamment ceux de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR), le financement direct des laboratoires s’est vu réduit à sa plus simple expression. Il ne couvre parfois même pas le fonctionnement courant des laboratoires. Dans le même temps, le taux de sélection des projets proposés à l’ANR dans le cadre de l’appel d’offres générique se réduit d’une année sur l’autre: il est passé de 20% des demandes financées il y a 5 ans à 8,5% en 2014. Cette situation aboutit à une fragilisation dramatique des unités de recherche et à un gaspillage désolant de la créativité et de l’intelligence de l’ensemble des personnels de la recherche française qui assistent, atterrés et impuissants, à cette dégradation constante de leurs conditions de travail.
Confronté aux difficultés économiques actuelles de notre pays, le ministère mène une politique essentiellement tournée vers un soutien à la recherche appliquée et à l’innovation. Si ce choix se fait au détriment de la recherche fondamentale sans laquelle aucune recherche appliquée ne peut se développer, c’est une grave erreur. La France ne fait pas l’effort nécessaire pour soutenir sa recherche publique, acteur essentiel de la recherche fondamentale, elle-même facteur indispensable au développement de la culture, à l’accroissement de la connaissance et aux succès économiques de demain.
Dans le contexte actuel, dire qu’il faudrait injecter des fonds dans la recherche et l’enseignement supérieur n’est pas une provocation : ce serait au contraire un investissement décisif, une façon durable de préparer l’avenir et à terme de contribuer à la réduction du chômage. Une réforme du Crédit Impôt Recherche (CIR) permettrait de financer une autre politique et notamment, un plan pluriannuel ambitieux pour l’emploi scientifique, devenu aujourd’hui indispensable. A titre d’exemple la création de 3000 postes représente une somme de 180 millions d’euros soit 3% du CIR qui s’élève à plus de 6000 millions d’euros ! Il ne s’agit pas de remettre en cause ce que vise le CIR, à savoir un soutien à la R&D au sein des entreprises. Il s’agit seulement d’éviter les nombreux détournements et l’optimisation fiscale dont il fait l’objet, lesquels sont dénoncés par la Cour des Comptes et les parlementaires eux-mêmes.
Face à la gravité de la situation quelques mesures d’urgence s’imposent. Elles ont déjà été suggérées à de multiples reprises, que ce soit lors des Assises de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche ou plus récemment, lors de la réunion plénière du Comité National de la Recherche Scientifique. Parmi ces mesures nous voulons ici mettre l’accent sur deux d’entre elles qui nous semblent particulièrement importantes:
► Mettre en œuvre un plan d’urgence pluriannuel et exceptionnel de recrutement et le financer par une réforme du CIR. Une telle réforme permettrait de récupérer plus d’un milliard d’Euros qui ne participent en aucune manière à un véritable effort de recherche et développement des entreprises, comme l’indique le Rapport de la Mission d’Evaluation et de contrôle sur le CIR de l’Assemblée Nationale publié en juin 2010. Non seulement elle donnerait les moyens d’amorcer une politique ambitieuse de soutien à l’emploi scientifique de nos jeunes diplômés (chercheurs, ingénieurs et techniciens) tant dans le secteur privé (en modulant notamment le CIR en fonction de l’embauche de docteurs) que dans le secteur public, mais elle permettrait de surcroît d’envisager une remise à niveau du soutien de base des laboratoires ainsi que des budgets des universités [6] et des organismes.
► Réévaluer profondément les principes de financement des laboratoires de façon à assurer leur capacité de recherche fondamentale sur la longue durée et alléger le dispositif institutionnel actuel. Il faut simplifier ce système qui, à travers la création de trop nombreuses structures, participe à un gaspillage des ressources de l’ESR et contribue à une perte d’efficacité de la plupart des acteurs de la recherche en multipliant notamment les tâches purement administratives.
Nous, directeurs et directrices de laboratoires, sommes prêts à prendre une part active au redressement de notre système de recherche et d’enseignement supérieur et nous demandons qu’on nous donne les moyens de le faire. C’est un bien commun qu’il convient de développer pour contribuer au développement économique, social et culturel de notre pays. Mais nous sommes tout aussi prêts à prendre nos responsabilités au cas où, Monsieur le Président, vous resteriez sourd à notre message : l’emploi scientifique et, plus largement, la Recherche et l’Enseignement Supérieur sont les investissements d’avenir de notre pays.»
Sylvestre Huet
Notes :
[1] http://www.change.org/p/au-gouvernement-français-l-emploi-scientifique-est-l-investissement-d-avenir-par-excellence [2] http://sciencesenmarche.org/fr/ [3] Les données ont été analysées pour la réunion plénière du Comité national de la recherche scientifique le 11 juin 2014 :http://www.cnrs.fr/comitenational/doc/odj/autres/2014/diaporama_pleniere_final2.pdf
[4] Communiqué du bureau de la CP-CNU, juin 2014. [5] http://www.cnrs.fr/comets/IMG/pdf/guide_promouvoir_une_recherche_inte_gre_et_responsable_ [6] Par deux communiqués cette semaine, la CPU laisse entendre que les difficultés financières actuelles de nombreuses universités risquent de s’aggraver ; http://www.cpu.fr/actualité.Source : publié le 14 octobre 2014 à :
http://sciences.blogs.liberation.fr/home/2014/10/660-directeurs-de-labo-écrivent-à-hollande.html
En savoir plus :
- Texte de la lettre avec les 660 signatures, téléchargeable en cliquant ci-après : lettre à F.Hollande signee
- La BD de Sciences en marche à :
http://sciencesenmarche.org/fr/sciencesenmarche-en-bd/
- Suivre les actions de la campagne Sciences en marche et participer à la journée du 17 octobre, à Paris et dans de nombreuses villes à : http://sciencesenmarche.org/fr/