Non, le code du travail n’est pas le problème !
Par Alain Supiot
Les responsables politiques ont pris pour habitude de s’en prendre au code du travail pour expliquer les difficultés économiques en France. Un argument fallacieux, qui, de surcroît, s’en prend aux droits des plus faibles.
Il y a peu, sur les plateaux de France 2, François Bayrou s’est livré à un numéro qui n’honore pas le débat politique. Pour illustrer le fait que, selon lui, tous les malheurs de la France viennent de son incapacité à se réformer, il a sorti un mince opuscule présenté comme le code du travail suisse. Puis il en a sorti un gros volume présenté comme le code du travail français, qu’il a jeté sur la table sous les applaudissements d’un public conquis par cette démonstration.
Le pavé exhibé était le Code du travail annoté (Groupe revue fiduciaire, 2 945 p., 64 euros), recueil commenté et enrichi de la jurisprudence. On distinguait mal le fascicule que M. Bayrou a présenté, mais la vérité est que la Suisse n’a pas de code du travail. Le droit du travail y est régi par des lois éparses. Il est probable que M. Bayrou ait choisi la plus importante (Loi fédérale sur le travail dans l’industrie, l’artisanat et le commerce), dans une version dépouillée de tout commentaire.
On touche ici au degré zéro de la gouvernance par les nombres, qui mesure la qualité d’un texte à son poids. Admettons de descendre à ce niveau de la pensée. Encore faut-il ne pas tricher. Si l’on veut comparer ce qui est comparable, on pourrait mettre en regard le code du travail et le code du commerce français, puisque les deux s’appliquent aux entreprises.
Si l’on prend les versions publiées par les éditions Dalloz, on constate que ces deux codes ont à peu de chose près le même volume (environ 3 500 pages). Mais ce n’est pas le code du commerce que M. Bayrou jette en pâture pour dénoncer le calvaire juridique des petits entrepreneurs. Non : haro sur le droit du travail !
Rendre aux mots leur sens
Les malheurs de la France viendraient des protections extravagantes dont jouissent ceux qui travaillent. Il suffirait de supprimer le smic, les comités d’entreprise et le droit du licenciement pour que notre pays retrouve son dynamisme et sa prospérité. Voilà ce qu’on appelle des réformes courageuses : celles qui consistent à s’en prendre aux droits des faibles.
Rendre aux mots leur sens serait un premier pas dans la restauration du débat public. Le courage, pour un homme politique, ce serait de s’interroger sur les choix qui ont conduit au krach de 2008 et à la crise de l’euro. Et, à partir de ce diagnostic, de rendre aux entreprises et aux Etats la capacité juridique de résister à l’emprise des marchés financiers.
Le courage, ce serait de réformer l’eurozone dans un sens qui prenne en compte le sort des peuples. Ce serait de remettre les banques au service de l’économie. Ce serait d’interdire ou de taxer les opérations financières spéculatives. Ce serait d’établir une police sociale et fiscale de la concurrence au sein de l’Union européenne. Et, concernant la France, de réformer nos institutions pour combler le gouffre qui s’est creusé entre la population et la classe politico-médiatique. De cesser de traiter le travail comme la variable d’ajustement, pour lui reconnaître la place centrale qui a toujours été la sienne dans la création des richesses et la cohésion de la société.
Alain Supiot
Alain Supiot est professeur au Collège de France, chaire « Etat social et mondialisation : analyse juridique des solidarités »
Source : publié dans Le Monde daté du 15 octobre 2014 ; http://www.lemonde.fr