« Il n’y a pas de projet cohérent qui redonne du sens à l’impôt »
Le gouvernement a nourri les conditions d’un débat fiscal permanent en renonçant à une réforme de grande ampleur, analyse Alexis Spire, directeur de recherche au CNRS. Ses travaux portent notamment sur la sociologie de l’impôt. Dans son ouvrage « Faibles et puissants Face à l’impôt » (Raisons d’agir, 2012), il mettait en lumière les inégalités entre contribuables.
Entretien
Propos recueillis par Patrick Roger
Comment analysez-vous que le « ras-le-bol fiscal » semble, aujourd’hui, communément admis ?
Ce qui me gêne dans ce terme, c’est qu’il englobe des choses très différentes : on mélange les ménages avec les entreprises, les fonctionnaires et les indépendants, les jeunes et les vieux, comme si toutes ces catégories avaient le même rapport à l’impôt. C’est une vision qui fait abstraction des différences sociales. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas du mécontentement, notamment contre l’injustice fiscale. Mais il y a un tour de passe-passe qui consiste, quand une catégorie influente est mécontente de la politique fiscale, à dire ou à faire croire que son mécontentement est partagé par toute la société, pour se donner plus de poids.
Ce sont ces catégories « influentes » qui ont diffusé ce thème du ras-le-bol fiscal ?
Regardez le mouvement des « pigeons » : en étant peu nombreux mais très mobilisés, ils ont fait reculer le gouvernement. Il leur a suffi de diffuser sur la Toile des messages alarmistes sur le trop-plein fiscal pour faire paniquer les responsables socialistes, alors qu’il s’agissait d’une mesure touchant une petite minorité pour aligner la fiscalité du capital sur celle du travail. Cela dit, ce n’est pas la première fois que le gouvernement cède aux revendications antifiscales de mouvements catégoriels.
Depuis le début des années 1980, la noblesse d’Etat en France s’est convertie à l’idée que le bon impôt, c’est l’impôt qui baisse. Ce tournant n’a pas pris l’ampleur de celui opéré par Reagan et Thatcher, mais il a amorcé une évolution importante. Jusque-là, l’antifiscalisme était confiné aux petites classes moyennes indépendantes incarnées par Pierre Poujade ou Gérard Nicoud. Depuis trente ans, il a gagné les hauts fonctionnaires et s’étend à d’autres catégories. C’est ainsi que, par touches successives, le paysage fiscal a été considérablement modifié, avec une baisse continue de la part de l’impôt progressif dans les recettes de l’Etat.
Observez-vous un recul du consentement à l’impôt ?
Il faut d’abord savoir ce que l’on mesure. Avec le terme de consentement à l’impôt, le risque est de confondre ce que les Anglo-Saxons appellent le civisme fiscal (taxcompliance), c’est-à-dire le fait de remplir ses obligations fiscales, et l’acceptation politique de l’impôt. Il faut distinguer les deux. On peut très bien avoir un civisme fiscal assez élevé, ce qui est le cas pour la France, et une contestation politique de l’impôt qui prend de l’ampleur.
Est-ce que l’acceptation politique de l’impôt recule ? C’est difficile à dire. Il y a bien une exaspération qui porte d’abord sur l’usage qui est fait des fonds publics : difficile de consentir à d’importantes augmentations d’impôt quand, après l’adoption du pacte de responsabilité, on apprend que les entreprises françaises ont versé des dividendes record à leurs actionnaires. Si on ajoute le sentiment grandissant d’un système fiscal opaque et inégalitaire, illustré par les affaires Cahuzac puis Thévenoud, ça fait beaucoup. Surtout dans un contexte où la question sociale est de plus en plus formulée en termes de problème fiscal. Depuis plusieurs années, la gauche gouvernementale semble avoir renoncé à réduire les inégalités en agissant sur la répartition des revenus. Tout se passe comme si l’impôt était le seul levier sur lequel le gouvernement pouvait agir ou, en tout cas, dire qu’il agit.
Sortir des contribuables de l’impôt sur le revenu par le bas du barème est-il constitutif d’une politique de gauche ?
Ce n’est pas très cohérent. D’abord, en arrivant au pouvoir, la gauche a reconduit le gel du barème, ce qui a eu pour effet de faire entrer dans l’impôt des ménages qui n’y étaient pas et que l’on fait ressortir maintenant. Ensuite, il faut raisonner de manière globale : le premier ministre a beaucoup insisté sur les 6 millions de ménages qui seraient concernés. Cela paraît énorme. En même temps, cela équivaut à 3 milliards d’euros, qu’il faut mettre en regard avec les 40 milliards d’euros d’allégements accordés aux entreprises.
Pendant ce temps-là, les ménages continuent à payer la CSG, qui est un impôt non progressif. Même s’il est plus indolore, il pèse beaucoup plus sur les ménages modestes. Sans parler de la TVA. Indépendamment des arguties techniques sur la difficulté de procéder à une fusion de l’impôt sur le revenu et de la CSG, on peut s’interroger sur ce qui justifie, pour une majorité parlementaire de gauche, de conserver une CSG proportionnelle plus injuste que l’impôt sur le revenu sur lequel on se focalise.
En faisant de la politique fiscale l’alpha et l’oméga de sa politique sociale, le gouvernement ne contribue-t-il pas à brouiller la finalité de l’impôt ?
On a l’impression d’une improvisation permanente qui consiste à utiliser la réforme fiscale uniquement à des fins de communication. Mais il n’y a pas de projet général, politique et cohérent sur plusieurs années, qui redonne du sens à l’impôt progressif et s’accompagne d’une véritable pédagogie. Prenez, par exemple, le plafonnement du quotient familial. Cette mesure n’a donné lieu, quasiment, à aucune explication sur son bien-fondé. Elle s’est traduite, pour un nombre substantiel de foyers de couches moyennes aisées et supérieures, par des augmentations d’impôt pouvant aller jusqu’à 20 % ou 30 %. Beaucoup de ces ménages n’ont pas compris pourquoi leur impôt augmentait. Ou ont pensé que cette augmentation s’inscrivait dans une tendance générale à la hausse pour les revenus supérieurs à la moyenne.
En réalité, la mesure redonne un peu de progressivité : le plafonnement du quotient familial revient à limiter un dispositif consistant à donner aux ménages aisés une prime d’autant plus élevée que leurs revenus sont importants. Cette petite mesure pour la progressivité mérite d’être saluée car, sur le long terme, on constate que les baisses successives de prélèvement ont toujours touché prioritairement les impôts progressifs : impôt sur le revenu, impôt sur la fortune, impôt sur les sociétés.
Comment réconcilier l’impôt et l’intérêt général ?
Même s’il est moins progressif que chez beaucoup de nos voisins européens, l’impôt en France conserve un puissant effet redistributif. Mais ce n’est jamais cet objectif qui est mis en avant par les gouvernements, qui ne parlent que de rembourser la dette. Il est difficile de convaincre les citoyens d’augmenter la part de revenus qu’ils consacrent à l’impôt en martelant la nécessité de réduire les déficits. Ce n’est pas vraiment un projet de société.
Qu’est-ce qui différencie les politiques fiscales mises en œuvre avant et après 2012 ?
Il y a une sorte de balancier tronqué. Avant 2012, la droite avait beaucoup allégé les impôts sur les hauts revenus, les patrimoines et les successions. Une fois au pouvoir, la gauche est en partie revenue sur ce choix : elle a pris des mesures significatives, comme le rajout d’une tranche à 45 % pour les revenus supérieurs à 150 000 euros, ou le retour à l’ancien barème de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF).
Peut-on dégager des gagnants et des perdants ?
On ne peut pas faire démarrer l’histoire en 2012. Certains ont tellement été gagnants ces trente dernières années que le rattrapage intervenu depuis ne suffit pas à rééquilibrer. Globalement, toutes les mesures qui ont été prises au nom de la baisse du coût du travail et d’une meilleure compétitivité ont beaucoup profité aux entreprises qui sortent gagnantes. En revanche, pour les ménages populaires qui sont sous le seuil d’entrée à l’impôt sur le revenu, il n’y a pas eu de grand soir fiscal : la TVA a augmenté, ils continuent à payer la CSG et la CRDS (contribution au remboursement de la dette sociale). .
N’est-ce pas ça qui a nourri le « ras-le-bol » fiscal de la part de ces catégories, pas forcément les plus défavorisées, qui ont été dopées pendant des années à la baisse de l’impôt ?
En renonçant à faire une réforme de grande ampleur et en choisissant d’agir au coup par coup, le gouvernement crée les conditions d’un débat fiscal permanent. Un peu comme la droite a pu faire avec le thème de l’immigration en revenant tous les ans devant le Parlement avec une nouvelle loi.
Propos recueillis par Patrick Roger
A LIRE :
► « Faibles et puissants face à l’impôt » Alexis Spire, Ed. Raisons d’agir, 135 pages, 8 €, 2012.
► « Histoire sociale de l’impôt », Nicolas Delalande et Alexis Spire, Ed. La Découverte, Collection Repères, 125 pages, 10 €, 2010.
Source : publié dans le Cahier du « Monde » Culture&idées daté samedi 11 octobre 2014 ; http://www.lemonde.fr
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