Jean-Marie Muller : « Libérer la France des armes nucléaires »
Par Alain Refalo
La dissuasion nucléaire est encore un sujet tabou en France. Les responsables politiques, de droite comme de gauche, depuis quarante ans, manient la plus parfaite des langues de bois à son sujet, dans un déni insistant et désespérant des enjeux éthiques, politiques et stratégiques que posent l’existence de ces armes de destruction massive. Ce faisant, les citoyens français n’ont jamais eu la possibilité de s’exprimer et encore moins de se prononcer sur la dissuasion nucléaire.Un livre [1] vient enfin rompre cet apparent consensus français.
Jean-Marie Muller [2], dans un éloquent, mais rigoureux plaidoyer pour « libérer la France des armes nucléaires », apporte tous les éclairages nécessaires pour délégitimer l’ « idole nucléaire ». Car la dissuasion nucléaire est devenue au fil des ans un objet sacralisé, qui relève de la foi et non de l’esprit raisonnable. « La croyance des hommes en l’arme nucléaire, analyse-t-il, comme symbole de la puissance est l’un des plus formidables envoûtements auquel l’humanité ait jamais succombé. Il signifie l’aliénation de la conscience, l’asservissement de la raison et s’apparente à un véritable ensorcellement. » Cette croyance irraisonnée en la dissuasion nucléaire a justifié et justifie encore aujourd’hui le gaspillage de dizaines de milliards de francs et d’euros, sans que jamais un débat digne de ce nom n’ait eu lieu sur la place publique. Le budget annuel consacré à la dissuasion nucléaire est de 3,3 milliards d’euros.
« L’arme nucléaire, affirme Jean-Marie Muller, n’est pas un moyen légitime de défense, mais un moyen criminel de terreur, de destruction, de dévastation et d’anéantissement. » Toute la réthorique de la justification de la dissuasion nucléaire se heurte à cette évidence que les hommes politiques veulent occulter : l’usage de l’arme nucléaire est littéralement impensable car il implique la mort de milliers et de millions de civils innocents. « Il est remarquable, écrit Muller, que les responsables politiques qui justifient la dissuasion nucléaire envisagent sereinement la possibilité de l’emploi de l’arme nucléaire sans prendre aucunement en considération quelles seraient les conséquences absolument dramatiques de ces frappes nucléaires pour les autres et pour nous-mêmes, pour la terre et pour l’humanité. Ils sont dans le déni le plus total de la réalité des destructions illimitées qui seraient provoquées. Ce déni les conduit à faire preuve d’irresponsabilité. »
Pourtant, depuis plusieurs années, les responsables politiques français de droite et de gauche n’ont pas hésité à affirmer que l’arme nucléaire était justifiée dès lors qu’elle était une arme de non emploi destinée à dissuader quiconque voudrait s’attaquer aux intérêts vitaux de la France. Jean-Marie Muller rappelle à juste titre que cette justification était en réalité une « contre-vérité ». Car si « la dissuasion n’est pas l’emploi, elle est l’emploi de la menace, et l’emploi de la menace comporte directement la menace de l’emploi ». Si l’emploi de l’arme nucléaire est criminel, il en est de même de la menace. C’est ainsi que les Nations Unies ont reconnu que « tout emploi ou toute menace d’emploi des armes nucléaires constituerait une violation de la Charte des Nations Unies ».
Un crime contre l’humanité
Aujourd’hui, les responsables politiques français envisagent clairement le recours à l’emploi des armes nucléaires par des « frappes d’avertissement », sans imaginer une seconde les conséquences désastreuses d’un tel recours, même « limité » comme ils l’affirment. Or, « il n’existe aucun emploi raisonnable de l’arme nucléaire. Celle-ci n’est le moyen d’aucune fin raisonnable. Elle n’est qu’un moyen de destruction. » Tout emploi de l’arme nucléaire serait bien sûr un crime contre l’humanité et la civilisation car il signifierait la mort de milliers et de millions de civils innocents.
Au-delà de l’argument éthique, pourtant décisif, l’auteur déconstruit la doctrine stratégique de la dissuasion. Qui la dissuasion dissuade-t-elle aujourd’hui ? Quels sont nos ennemis qui seraient dissuadés par nos armes nucléaires ? Aucun responsable politique ne répond clairement à cette question. Et pour cause. Si la menace est essentiellement d’ordre terroriste, en quoi nos armes de destruction massive nous protège-t-elle de cette menace ? Mais le plus grave est l’infaisabilité de la dissuasion nucléaire qui met à bas toute les doctrines qui prétendent qu’elles protègent la France.
Sur ce point, Jean-Marie Muller rappelle les propos de l’ancien président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, qui dans ses mémoires témoigne que face à une invasion soviétique, il aurait été dans l’incapacité de donner l’ordre d’utiliser les armes nucléaires. Ces mots sont sans ambiguîté : « quoi qu’il arrive je ne prendrai jamais l’initiative d’un geste qui conduirait à l’anéantissement de la France ». Il avait parfaitement conscience que ce geste aurait entraîné des représailles terribles pour la France. Dit autrement, il aurait été dissuadé de dissuader.
« C’est précisément parce qu’elle ne sert à rien qu’on a le loisir de croire qu’elle sert à quelque chose, ironise Jean-Marie Muller. C’est seulement au moment où l’on voudrait s’en servir qu’il faudrait se rendre à l’évidence qu’elle ne peut servir à rien. La pile Wonder, disait naguère la publicité, ne s’use que si l’on s’en sert ; la dissuasion nucléaire, elle, ne sert que si l’on n’en use pas. Étant inutilisable en temps de guerre, elle est évidemment inutile en temps de paix. » Il faut donc s’en convaincre, l’arme nucléaire est inutilisable. Elle est donc inutile. La conclusion s’impose : la dissuasion ne nous protège absolument pas des menaces qui pèsent sur notre pays, mais son existence est un facteur agravant de menace pour l’humanité. Elle est une menace pour nous et les autres.
La farce des conférences internationales
Certains, convaincus de l’immoralité, de l’illégitimité et de l’infaisabilité de l’arme nucléaire, prônent un désarmemement multilatéral, négocié, contrôlé, progressif. Jean-Marie Muller montre qu’il s’agit d’une « incantation pieuse », qui n’a aucune prise sur la réalité. Il prend le temps d’analyser le contenu des nombreuses conférences et négociations internationales, ainsi que les multiples traités sur le désarmement qui n’ont jamais abouti à un début de commencement de désarmement mondial… Ainsi lors de la conférence de Paris d’examen du Traité de Non-Prolifération (TNP) des armes nucléaires en 2010, les cinq puissances nucléaires se sont mises d’accord… pour poursuivre leurs discussions et tenter de s’accorder… sur un vocabulaire commun… Une véritable « farce » (l’expression est de Desmond Tutu), si l’on considère qu’il y a quarante ans, le TNP leur faisait obligation de « poursuivre de bonne foi et de conclure des négociations conduisant au désarmement nucléaire » ! Les pays détenteurs de l’arme nucléaire n’ont de cesse de justifier leurs investissements, de moderniser leur arsenal nucléaire, tandis qu’ils s’efforcent d’interdire l’arme nucléaire aux pays non détenteurs qui crient à l’injustice.
Le désarmement mondial, multilatéral, reste hors de portée. Jamais les Etats détenteurs ne parviendront dans un avenir proche à se mettre d’accord tant leurs intérêts particuliers divergent. De plus, il n’existe aucune autorité mondiale, supranationale pour imposer l’application d’une éventuelle décision d’élimination des armes nucléaire aux Etats détenteurs. L’arme nucléaire reste une arme nationale. La décision d’y renoncer ne peut être qu’une décision unilatérale, prise sous la pression du peuple.
Refuser de consentir au crime nucléaire
C’est pourquoi Jean-Marie Muller plaide pour un désarmement nucléaire unilatéral, c’est-à-dire l’annonce par la France de son renoncement à la dissuasion nucléaire. Il est hypocrite de demander aux autres de désarmer si l’on n’a pas la volonté de le faire soi-même… Il s’agit d’une décision politique qui implique de refuser absolument de consentir au crime nucléaire. Le désarmement nucléaire ne se réalise pas par étapes, il se réalise en récusant la doctrine qui justifie la possession, la menace et l’emploi des armes nucléaires.
Cependant, il est vain d’attendre que l’Etat s’engage dans cette résolution tant la « mentalité nucléaire » imprègne les esprits, au-delà de toute rationalité. Il appartient alors aux citoyens français de se mobiliser, car si ceux-ci n’ont aucune prise directe sur le désarmement mondial, ils ont une prise directe sur le désarmement français. A terme, il s’agit de contraindre les décideurs politiques à organiser un référendum qui permettra un véritable débat sur l’avenir de la dissuasion nucléaire. Jean-Marie Muller propose aux citoyens de prendre la parole pour l’organisation d’un référendum d’initiative populaire.
Notre responsabilité
Depuis l’existence de la bombe française dans les années soixante, des voix prestigieuses se sont élevées pour la dénoncer, la condamner, la récuser, la délégitimer. Jean Rostand, Georges Bernanos, Albert Camus, Claude Bourdet, Lanza del Vasto, Théodore Monod, dont l’auteur rappelle les propos lucides, courageux, parfois solitaires ainsi que leurs engagements contre l’arme atomique de leur pays. Aujourd’hui, les clercs, les intellectuels sont totalement silencieux sur cette question. Ce silence ne vaut-il pas acceptation ? Jean-Marie Muller interpelle les citoyens français en les mettant face à leur responsabilité. « Il est de notre responsabilité morale et politique, plaide-t-il, de refuser de nous accommoder de la préméditation du crime nucléaire qui fonde la dissuasion. Il nous appartient de faire germer la graine de cette exigence éthique et politique au sein de la société civile. »
Il est temps en effet, surtout à l’heure où chaque euro compte, mais aussi à l’heure où les menaces s’intensifient aux quatre coins du monde, que la France ose un geste de courage et de prestige pour la paix qui aurait un « retentissement cosmique », selon l’expression de Théodore Monod. « En définitive, à regarder les choses sereinement, il semble raisonnable de penser que pareille décision constituerait un événement dont la portée internationale serait considérable. Non seulement, le renoncement à l’arme nucléaire ne porterait pas atteinte à la « grandeur de la France », mais c’est tout le contraire qui se produirait. Comment ne pas croire qu’il en résulterait un surcroît de prestige – non illusoire cette fois – pour notre pays ? Sans nul doute sa capacité de faire entendre sa voix dans les grands débats de la politique internationale ne serait non pas affaiblie mais fortifiée. On peut gager que partout dans le monde des femmes et des hommes salueraient la décision de la France comme un acte de courage qui leur redonne un peu d’espérance. »
Ce livre, fruit d’un engagement et d’une réflexion de plusieurs décennies, ouvre un espace pour un vrai débat éthique, politique et stratégique sur l’arme nucléaire en France. A l’heure où la nécessité d’une nouvelle République se fait de plus en plus pressante, personne n’imagine que la dissuasion nucléaire échappera aux bouleversements politiques indispensables à venir et qu’elle sera intouchable. Le temps où François Mitterrand pouvait dire « la dissuasion c’est moi » est révolu. La monarchie nucléaire a vécu. La défense ne peut plus être seulement l’apanage d’experts et de spécialistes par ailleurs sous l’influence des lobbys du complexe militaro-industriel. Les citoyens doivent se réapproprier d’urgence les questions de défense nationale, au premier rang desquelles celle de la dissuasion nucléaire, plus que jamais inutile, immorale, dangereuse et coûteuse. Car il s’agit de nous réapproprier notre destin que l’Etat nous a ravi en s’arrogeant un droit de vie et de mort sur nous-même.
Alain Refalo
Notes
[1] « Libérer la France des armes nucléaires. La préméditation d’un crime contre l’humanité », Jean-Marie Muller, Ed. Chronique Sociale, Collection Comprendre la société, 207 p., 15 €, 2014. En librairie et par correspondance *. [2] Jean-Marie Muller est membre-fondateur du Mouvement pour une Alternative Non violente (MAN) et directeur des études à l’Institut de recherche sur la résolution non-violente des conflits (IRNC). Philosophe et écrivain, il est l’auteur de nombreux ouvrages sur la non-violence qui sont reconnus comme des ouvrages de référence. Plusieurs ont été publiés à l’étranger. Conférencier et formateur, il parcourt le monde à l’invitation de mouvement de défense des droits de l’homme.Source : publié le 12 octobre 2014 sur le blog d’Alain Refalo à :
http://blogs.mediapart.fr/blog/alain-refalo/121014/liberer-la-france-des-armes-nucleaires
* A commander à : MAN Lyon, 187 montée de Choulans, 69005 Lyon, en joignant un règlement de 15 € + 2€ pour les frais de port.
En savoir plus :
- Site de Jean-Marie Muller : http://www.jean-marie-muller.fr
- Le Mouvement pour une Alternative Non-violente (MAN) a lancé une campagne en faveur du désarmement nucléaire unilatéral de la France : http://www.francesansarmesnucleaires.fr
Sur le même sujet :
« Inauguration du laser mégajoule » à :
http://nsae.fr/2014/10/28/inauguration-du-laser-megajoule/