Nous pouvons vivre libres
Par Emmanuel Daniel
Dans son ouvrage, Comme si nous étions déjà libres, l’anthropologue David Graeber s’appuie sur le mouvement Occupy pour rafraichir la pensée de la démocratie et de la liberté. « Il ne s’agit pas de construire une société à partir de zéro, mais de la construire à partir de la société existante, en y élargissant les zones de liberté, jusqu’à ce que la liberté serve de principe d’organisation absolu ».
En 2011, un vent révolutionnaire a soufflé sur les Etats-Unis. Dans l’antre du capitalisme mondialisé, des milliers de personnes ont occupé plusieurs centaines de places publiques, de Wall Street à Phoenix en passant par Cincinnati. Le mouvement, baptisé Occupy, ne réclamait pas une hausse des salaires, de meilleures retraites ou une meilleure prise en charge des soins médicaux. C’est le fonctionnement même de notre système économique et politique qui était remis en cause. Non pas un changement des personnes au pouvoir, mais bien un changement d’institutions.
Dans son livre au titre encourageant, Comme si nous étions déjà libres, l’anthropologue David Graeber nous raconte par le menu la naissance, le déroulement et l’essoufflement de ce mouvement au sein duquel il a été très actif. Scènes de vie collective, discussions pendant ou en dehors des assemblées, violences policières, traitement médiatique… Il nous livre un riche témoignage de ce qu’il a vécu sur les places de New York et d’ailleurs ainsi que son analyse d’un mouvement politique inédit de par sa composition et sa forme.
Pour lui, l’expulsion des derniers campements en novembre 2011 ne marque pas la fin, mais plutôt le début d’un processus : « Une fois les horizons politiques de la population élargis, le changement est permanent. Des centaines de milliers d’Américains ont aujourd’hui fait l’expérience directe de l’auto-organisation, de l’action collective et de la solidarité humaine. Ils est alors presque impossible de revenir en arrière et de voir les choses comme avant ».
Il argue que l’occupation de places a permis une « renaissance de l’imaginaire révolutionnaire », notamment chez des participants qui pour beaucoup étaient éloignés des sphères militantes. En prenant part à ce mouvement, des personnes qui se contentaient d’être des électeurs passifs et résignés se sont transformées en citoyens conscients de leur pouvoir individuel et collectif.
Il voit les assemblées générales et ses prises de décisions au consensus comme un modèle de « véritable démocratie directe » capable de faire « contrepoids à la mascarade corrompue que le gouvernement américain qualifie de démocratie ». Il espère que « la liberté soit contagieus » et pense que « voir un groupe de mille ou deux mille individus prendre des décisions collectivement, sans structures hiérarchiques et uniquement motivé par des principes de solidarité peut changer notre conception fondamentale de ce à quoi pourrait ressembler la politique, ou même la vie humaine ».
Graeber place l’expérimentation démocratique au cœur de la reconquête de notre existence. Il est persuadé que les Américains « aiment la démocratie, détestent les politiciens et doutent de la notion même de gouvernement », mais n’imaginent pas qu’un autre mode de fonctionnement soit possible. Lui assure au contraire que « la démocratie est aussi ancienne que l’histoire et l’intelligence humaine ». Il va puiser dans l’histoire et l’anthropologie des exemples concrets pour défendre l’idée que les hommes pourraient tout à fait se gouverner sans appareil d’Etat.
De sensibilité anarchiste, l’universitaire croit que l’homme peut se comporter de manière décente et responsable sans y être contraint par un Etat, un policier ou un juge. Il rappelle que même dans notre société individualiste et hiérarchisée, nous faisons preuve de générosité tous les jours et il existe déjà des espaces où nous nous organisons de manière horizontale. « Il ne s’agit donc pas de construire une société à partir de zéro. Il s’agit plutôt de la construire à partir de la société existante, en y élargissant les zones de liberté, jusqu’à ce que la liberté serve de principe d’organisation absolu ». Pour lui, le meilleur moyen de réveiller l’instinct démocratique qui sommeillerait en nous, serait de multiplier les expériences d’organisations horizontales et égalitaires qui préfigurent le monde de demain. Il nous invite à incarner au quotidien le monde que nous désirons créer en choisissant de vivre « comme si nous étions déjà libres ».
Emmanuel Daniel
Source : publié le 3 novembre 2014 par Reporterre à : http://www.reporterre.net/spip.php?article6386
A lire : « Comme si nous étions déjà libres », David Graeber, Ed. Lux, 278 p., 22 €, 2014.
Présentation de l’éditeur à :
http://www.luxediteur.com/content/comme-si-nous-étions-déjà-libres
Texte figurant sur la couverture de l’ouvrage : « L’ère des révolutions est loin dêtre terminée. L’imagination humaine refuse obstinément de mourir. Et dès qu’il y a suffisamment de personnes libérées des chaînes qui entravent l’imagination collective, on sait que nos opinions les plus profondément ancrées sur ce qui est ou non politiquement possible s’effondrent du jour au lendemain. »