Vers la postdémocratie ?
Par Nicolas Weill
En dissipant nos illusions sur nous-mêmes et sur le monde, la sociologie sait être à la fois utile et déprimante. Cet effet, l’ouvrage de Wolfgang Streeck, tiré des « Conférences Adorno » prononcées en 2012, le produira immanquablement. Car le rideau qu’il déchire n’est autre que la tranquille certitude entretenue depuis la guerre froide, puis renforcée par l’effondrement du communisme, de la compatibilité entre capitalisme et démocratie. En France, l’historien François Furet (1927-1997) et ses disciples ont longtemps nourri de cette conviction leur lecture de l’époque contemporaine.
Certes, que le fonctionnement du capitalisme le plus déchaîné ait été aussi le fait de régimes autoritaires, voire dictatoriaux (du Chili post-Allende à la Chine actuelle), nous en avons de nombreux exemples. Mais on pouvait toujours s’imaginer que la liberté et le bien-être du plus grand nombre restaient à l’horizon, qu’il ne s’agissait là que d’incidents de parcours et que la liberté elle-même finirait par être au rendez-vous de la société de marché. A lire cet ouvrage, on comprend qu’il n’en sera rien et que, au contraire, la séparation des voies entre démocratie et capitalisme semble inéluctable.
Sombre tableau
A l’aide de multiples graphiques et avec un sens de la pédagogie qui ne nous épargne aucun détail du sombre tableau qu’il dresse, Wolfgang Streeck, professeur de l’université de Cologne, né en 1946, montre comment l’actuel triomphe du marché, fâché avec la croissance dès le milieu des années 1970, se produit alors que le dit marché n’est plus en mesure que d’empiler de la dette. Dans son avatar « néolibéral », le capitalisme se révèle donc incapable d’honorer les promesses de l’Etat social d’après-guerre, et la politique qu’il reconfigure sous nos yeux se met au service d’un autre peuple, celui des « rentiers » du capital, qui ne maintient son emprise sur l’opinion publique qu’en anesthésiant celle-ci par le biais d’une industrie culturelle envahissante – et en lui martelant l’idée qu’il n’y a pas d’alternative.
L’ouvrage décrit l’après-guerre comme une période de lente dissolution de l’Etat-providence, interventionniste et redistributeur. Depuis plusieurs décennies, mais surtout depuis le krach de 2008, le capitalisme serait entré dans un état de crise permanente dont rien ne permet de penser qu’il va sortir. Il se contente en réalité d’ajourner son implosion et de retarder la colère des laissés-pour-compte de la redistribution, en « achetant du temps », autrement dit en recourant à des déficits impossibles à combler et à des dettes insolvables.
En fait, le vaisseau navigue à vue, sans perspective. Wolfgang Streeck suit à la trace le passage de la dominante keynésienne, caractérisée par l’interventionnisme étatique, à un capitalisme ultralibéral, de part en part « hayékien ». Friedrich Hayek (1899-1992) fut l’un des inspirateurs du tournant « libéral » des années 1980, incarné par Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Comme le rappelle Wolfgang Streeck, Hayek rêvait d’un Parlement élu, tous les quinze ans seulement, par des citoyens autorisés à ne voter qu’une seule fois dans leur vie, à l’âge de 45 ans…
Pour Wolfgang Streeck, la politique est engoncée dans une « camisole de force » globalisée, échappant aux opinions publiques nationales. Une telle mutation « postdémocratique » est facilitée par la tendance à la désyndicalisation, à l’abstention qui touche les couches les plus fragiles. Aujourd’hui, même les partis sociaux-démocrates se comportent en représentant des « classes moyennes citadines » qui profitent de la dérégulation. Quant à la « gouvernance » (des banques, des bureaucraties européennes, etc.), parfois présentée comme une alternative aux institutions nationales déficientes, Streeck estime qu’« elle est inapte à tout fonctionnement démocratique, par le fait qu’elle est pratiquée en très grande partie, et particulièrement en Europe, comme une politique internationale – sous la forme d’une diplomatie financière interétatique ».
Cette critique, qui s’étend ainsi aux institutions de l’Union européenne, auxquelles l’auteur reproche de s’arc-bouter sur la monnaie unique, est peu courante en Allemagne. Des notions comme le « cosmopolitisme » ou la foi dans le fait que la construction européenne constitue bel et bien un progrès vers la démocratie ont, pour des raisons historiques, dominé la scène intellectuelle d’outre-Rhin sous la houlette, notamment, du philosophe Jürgen Habermas – avec lequel Wolfgang Streeck engage un dialogue critique dans la postface. Par sa radicalité, ce livre rappelle plutôt les propos incandescents de L’Anti-Œdipe (Minuit, 1972), où Gilles Deleuze et Félix Guattari décrivaient la nature destructrice et « schizophrénique » du capitalisme. Si tous ces « avertisseurs d’incendie » se montraient bons prophètes, l’avenir serait décidément bien à craindre.
Nicolas Weill
Source : publié dans le Cahier du « Monde » Le Monde des Livres, daté du 10 octobre 2014 et sur internet à :
http://www.lemonde.fr/livres/article/2014/10/09/vers-la-postdemocratie_4503075_3260.html
A LIRE : « Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique » (Gekaufte Zeit), de Wolfgang Streeck, traduit de l’allemand par Frédéric Joly, Ed. Gallimard, « NRF essais », 378 p., 29 €, 2014.
Présentation de l’éditeur à :
http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/NRF-Essais/Du-temps-achete
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