Entretien avec Olivier Roy
En aventurier invétéré, il a parcouru le Moyen-Orient, de conflit en conflit… On peut être un intellectuel et avoir vu la guerre de près.
Olivier Roy n’est pas seulement un grand chercheur, spécialiste mondialement reconnu de l’islam politique. Inlassable globe-trotteur, il a assisté, voilà trente-cinq ans, lors de l’invasion de l’Afghanistan par les troupes soviétiques, à l’émergence d’une nouvelle forme de guerre, matrice des combats qui meurtrissent aujourd’hui plusieurs pays du monde arabo-musulman.
Dans un livre d’entretiens, En quête de l’Orient perdu, il revient sur son parcours atypique, aux frontières de la philosophie, de l’anthropologie et du reportage au long cours, de l’Asie centrale au Yémen. Il propose une vision lucide mais pas catastrophiste des conflits et des lignes de fracture du Proche-Orient : le djihadisme est pour lui une cause perdue et l’islam politique sans avenir. La thèse du choc des civilisations est contredite par les échecs électoraux et gouvernementaux répétés des partis fondamentalistes, comme en témoignent encore les récents résultats des élections tunisiennes. Ce constat, Olivier Roy l’avait fait dès 1992 dans un livre prémonitoire, L’ Echec de l’islam politique. En revanche, estime-t-il, les fractures ethniques, linguistiques et religieuses qui traversent de nombreux pays n’ont pas fini de menacer les frontières. Voyage au côté d’un passionnant chercheur-baroudeur, qui a posé ses valises à l’Institut universitaire européen de Florence…
Entretien
Propos recueillis par Vincent Remy
En mai 1969, vous partez, à 19 ans, pour l’Afghanistan, contrée alors en paix. Une sorte de jeune Tintin en Orient…
J’assume ce côté qui peut paraître infantile, l’aventure pour l’aventure. Beaucoup de gens sont portés par leurs rêves d’enfant plus longtemps qu’ils ne veulent l’avouer. L’époque était très politisée, mais j’étais plus intéressé par les caravanes, les chameaux, les sommets enneigés…
Vous apparteniez au mouvement maoïste la Gauche prolétarienne, et la guerre du Vietnam était à son paroxysme. Mais vous ne la mentionnez jamais.
Derrière le discours « soutien aux justes luttes d’émancipation du peuple », il y avait toujours un imaginaire romantique. Or, la figure romantique, c’était Che Guevara, pas le général Giáp ou Ho Chi Minh. Le FLN vietnamien ne faisait pas rêver. Donc les révolutionnaires de ma génération, les Pierre Goldman, les Regis Debray, partaient tous pour l’Amérique latine…
Pour votre génération, la guerre, c’était « avant » ou « ailleurs ». Etait-elle absente des discours familiaux ?
Mes grands-pères avaient fait la guerre de 14-18, mon père s’était battu en 1940, mais régnait un silence total sur l’Occupation. Beaucoup d’entre nous avaient des grands frères qui avaient fait la guerre d’Algérie, mais c’était une guerre honteuse. Ceux qui avaient été envoyés là-bas pour faire la police dans le djebel ne parlaient pas. Les militants d’extrême gauche désiraient avant tout sortir du carcan bourgeois, faire la révolution, certes, mais surtout partir à l’aventure.
Dix ans plus tard, le 27 décembre 1979, les Soviétiques envahissent l’Afghanistan. Vous comprenez tout de suite que cet événement majeur va changer votre vie de prof de philo ? Il faut se souvenir du climat apocalyptique d’alors : la Tchécoslovaquie, envahie en 1968 ; l’Ethiopie, passée dans la sphère soviétique en 1975. Nous, les gauchistes, étions la cinquième colonne, qui sapions l’Occident de l’intérieur pour que l’armée soviétique puisse traverser l’Allemagne encore plus rapidement. Sur le papier, cette armée était redoutable, quatre millions de soldats, un nombre incroyable de chars. Mais je connaissais l’Afghanistan, je savais que cette guerre serait longue, que les Occidentaux allaient s’en mêler d’une façon ou d’une autre. Et comme je cherchais à changer de vie, je me suis dit, un peu cyniquement, j’ai ma place là-bas, je ne suis plus Tintin…
… Encore un peu tout de même puisque vous commencez par être missionné par un mystérieux Institut de polémologie !
Cet Institut de polémologie était vu par beaucoup de militaires comme du folklore. C’est le sociologue Gaston Bouthoul, célèbre dans les années 1950 pour avoir fondé la polémologie, science de la guerre, qui l’avait créé dans les combles des Invalides. En arrivant au pouvoir, François Metterend lui a redonné vie en bombardant à sa tête le colonel Pocot, un ancien de la 2e DB, qui s’est entouré de jeunes soixante-huitards comme moi, fascinés par la guerre, qui redécouvraient la géostratégie, jusqu’alors une science de droite.
Pendant les dix ans que dure cette guerre, vous multipliez de longs séjours en Afghanistan. Pourtant la guerre semble lointaine…
« La guerre c’est 95 % d’ennui et 5 % d’adrénaline », m’a dit un officier britannique. Les Russes n’étaient que 115 000 pour un territoire beaucoup plus grand que la France. On pouvait traverser tranquillement tout le pays, juste obligés parfois d’attendre la nuit que passe une patrouille sur la route asphaltée. L’aviation russe bombardait de haut et ne prenait aucun risque, les soldats russes vendaient leur matériel contre des fruits ou du haschich… L’impuissance face à des moudjahidin mal armés et indisciplinés montrait que quelque chose n’allait pas dans l’armée soviétique.
En 1985, vous voyez arriver les premiers djihadistes algériens et turcs…
Cette guerre les a fait exister, puisqu’ils étaient considérés par l’Occident comme des alliés. Pour les Américains, s’ils tuaient des Russes, c’était bien, et s’ils se faisaient tuer par les Russes, c’était bien également. Moi, sur le terrain, je voyais qu’ils étaient soutenus par les Saoudiens et les Pakistanais, que ce n’était pas qu’une histoire de têtes brûlées, mais le résultat de politiques étatiques et religieuses. J’ai compris que cette guerre aurait des effets de long terme, que c’était l’acte de naissance d’un nouveau phénomène social : le djihadisme.
Sans cette guerre, il n’aurait pas émergé ?
Il aurait mis plus de temps. Ce qui se passe en Irak et en Syrie est le prolongement de l’Afghanistan. Plus largement, on est dans une crise tectonique des confins du Moyen-Orient. Du Caucase jusqu’au Tibet, les conflits se multiplient. Après quatre-vingts années de stabilisation, entre autres par le système communiste, tout cet espace compris entre l’empire tsariste et l’empire ottoman est de nouveau en crise. Le djihadisme prend dans les marges de ces deux anciens empires.
L’invasion américaine de l’Irak en 2003, tout comme l’invasion russe de l’Afghanistan trente ans plus tôt, n’a-t-elle pas amplifié le djihadisme ?
Absolument. Cette invasion, c’est le grand mystère. Il faudra un jour qu’un historien s’y intéresse sérieusement. Les néoconservateurs Paul Wolfowitz et Richard Perle, les penseurs de l’intervention, tenaient un discours idéologique, ils disaient vouloir établir la démocratie, donner toute leur place aux femmes, etc. La gauche française ne les croyait pas, y voyait une affaire de pétrole, mais les Américains n’ont jamais essayé de contrôler le pétrole irakien ! En revanche, ils ont détruit l’appareil d’Etat et l’ont remplacé par une construction abstraite – bonne gouvernance, transparence… –, sans jamais s’intéresser aux dynamiques anthropologiques de l’Irak, aux relations entre sunnites, chiites, chrétiens, kurdes. Résultat : il n’y a jamais eu autant de morts parmi les chrétiens que sous l’occupation américaine, les kurdes ont tranquillement pris leur autonomie, les chiites, qui constituent plus de 50 % de la population irakienne, ont pris le pouvoir démocratiquement mais l’ont exercé de façon non démocratique, et les sunnites se sont révoltés. Les djihadistes de Daech ont occupé le terrain. Ils ont fait la jonction avec les djihadistes de Syrie, où les sunnites sont majoritaires, Bachar el-Assad apparaissant de plus en plus comme un chef de faction, celui de sa minorité alaouite.
Les victoires de Daech ont-elles un avenir ?
Non, parce que les sunnites, certes majoritaires en Syrie, sont très minoritaires en Irak. Dans ces deux pays, les minorités additionnées sont majoritaires ! Tout le monde découvre aujourd’hui que le nord de la Syrie est kurde. Le régime de Bachar el-Assad ne leur délivrait pas de papiers, donc ils ne pouvaient pas voyager. Ce sont eux qui prennent leur revanche. Il y a aussi des populations turques, sans oublier les alaouites, dont fait partie Bachar el-Assad. Donc, un « Etat islamique » composé de sunnites n’a aucun sens…
Les frontières syro-irakiennes, tracées en 1920 par les Français et les Anglais, après le fameux accord Sykes-Picot, pourraient donc tenir ?
L’indépendance d’un « Kurdistan » est acquise. Mais les frontières peuvent très bien se maintenir, avec de nouvelles zones d’influence, de nouveaux partages intérieurs. L’Irak est un pays artificiel, certes, mais un verrou de la construction du Moyen-Orient, puisqu’il borne la Turquie au sud et sépare l’Iran chiite du territoire des arabes sunnites. Il nous faut vraiment une conférence internationale, car il n’y aura pas de paix au Moyen-Orient sans accord entre Saoudiens et Iraniens, aujourd’hui les deux grandes puissances de la région. Ce n’est pas aux Occidentaux de faire pour le Moyen-Orient un nouveau Dayton [les accords qui ont mis fin aux combats de l’ex-Yougoslavie, ndrl]. C’est aux acteurs locaux de jouer ! Car, obsédés par la « menace islamiste », nous ne comprenons pas la recomposition du Moyen-Orient arabe.
Partout les frontières craquent, non ?
On se focalise sur le monde musulman et on oublie les tensions entre le Congo, le Burundi et le Rwanda, l’Erythrée et l’Ethiopie, la Somalie et le Kenya. Les chefs d’Etat africains s’accrochent au caractère sacré des frontières issues de la colonisation. Mais cela n’a pas de sens de vouloir bloquer artificiellement certains conflits, il faut s’efforcer de les canaliser vers des solutions politiques.
Au risque de choquer, je dirais la même chose de l’ex-URSS. Là aussi, c’est une erreur de mettre en avant l’intangibilité des frontières. La Crimée, russophone, a été rattachée en 1954 par Khrouchtchev à l’Ukraine, à une époque où cela ne voulait rien dire puisque tout le monde était soviétique. D’un seul coup, en 1991, une frontière administrative est devenue une frontière étatique. Evidemment, ça crée des tensions. J’en ai vu de ces frontières ubuesques qui zigzaguent dans l’ex-URSS, une même route passant trois fois la frontière entre l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. On s’en fichait tant que cela restait administratif ; dès qu’on installe une douane, ça change tout. A un moment donné, il faut que les diables sortent.
Mais l’Ukraine peut-elle accepter plus longtemps de voir ses frontières contestées ?
Les gouvernements ukrainiens successifs sont les premiers responsables. Cela fait vingt ans qu’ils se complaisent dans la corruption, les règlements de comptes entre oligarques. Mais il faut aussi poser des limites à Poutine, s’opposer à lui non parce qu’il a tort sur le statut du Donbass, mais parce qu’il triche en permanence et que le chef d’une grande puissance n’a pas à se comporter comme un voyou. Ensuite, il faudra un référendum local pour la population du Donbass.
Pensez-vous, comme Elie Barnavi, que la guerre comme moyen de résolution des conflits humains régresse ?
Le nombre de morts liés à la guerre diminue depuis trente ans ! Et il y a de moins en moins de guerres. Simplement, elles sont plus visibles parce qu’on les idéologise, avec ce principe d’ingérence permanente. Il faut être prudent dans nos interventions et éviter le moralisme. Je n’avais aucune sympathie pour Saddam Hussein, mais on n’a pas sauvé de vies en le renversant, sa chute a causé davantage de morts que sa dictature.
Si la guerre entre Etats devient un phénomène marginal, les guerres civiles prospèrent…
Méfions-nous du terme. La Lybie, par exemple, n’a jamais été un Etat-nation. Les Lybiens ont l’habitude de faire de la politique en se tirant dessus. Soudain, on les « libère », on leur donne les clés et on leur dit de se débrouiller, donc ils règlent la question de la répartition du pouvoir à la kalachnikov. Mais on ne peut pas dire qu’il y a des massacres, une guerre civile. Par ailleurs, hors de l’espace syro-irakien, tous les pays du monde arabe se recentrent sur leurs problèmes sociaux et économiques. Tunisie, Egypte, Maroc sont avant tout préoccupés d’eux-mêmes. Ils ne s’occupent même plus d’Israël.
Vous avez écrit il y a vingt-deux ans un livre au titre marquant, L’Echec de l’islam politique, mais il n’y a jamais eu autant de djihadistes à se battre pour un Etat islamique !
Mais le djihad, c’est justement la conséquence de l’échec de l’islam politique ! Il n’y a aucun Etat islamique, les djihadistes sont incapables de construire un Etat, et ils n’en construiront jamais. Aucun mouvement islamiste n’est capable de gérer un Etat de manière islamiste. En Tunisie, en Egypte, ils ont eu le pouvoir et ont dû partir. Regardez les derniers résultats électoraux de ces pays. L’Iran est le seul endroit où ce type d’Etat a pu tenir, mais les mollahs ont fabriqué malgré eux la société la plus séculière de tout le Moyen-Orient. Les djihadistes sont en fait la conséquence de cet effondrement de l’islam politique. Ils sont dans le mythe du califat, mais ce sont des malades : Daech, ça va durer un an, au plus.
Pourtant, ils prolifèrent, ces djihadistes ?
Ils recrutent là où il n’y a pas d’Etat islamique possible, à commencer par l’Occident. Oui, ça fait beaucoup de monde, parce que cela représente une partie importante de la planète. Mais par rapport à la population musulmane, c’est très faible. Deux mille Egyptiens pour quatre-vingts millions d’habitants. Pas mal de jeunes Tunisiens, parce qu’ils n’ont plus de place dans une Tunisie démocratique, ils vont faire les cons en Irak. Et chez nous, beaucoup de jeunes marginaux, dont, je le rappelle, un quart de convertis. Toutes les franges de l’Occident se retrouvent dans le djidahisme. N’oublions pas à l’inverse que 15 % de l’armée française, une armée qui mène des missions dans des pays musulmans, est composée de jeunes d’origine musulmane.
Comment agir face à ces nouvelles formes de guérillas ?
Avant tout, ne pas trop intervenir. Si pour écraser Daech on détruit des villes et des villages sunnites, on va se faire des ennemis. Il vaut mieux laisser les djihadistes de Daech se rendre détestables, ils le sont déjà, puisqu’ils ne tiennent que par la terreur. Contentons-nous d’aider leurs nombreux ennemis.
Propos recueillis par Vincent Remy
Olivier Roy en quelques dates :
1949 Naissance à La Rochelle.
1969 Premier voyage en Afghanistan, qui l’empêchera de passer l’oral de Normale sup.
1972 Agrégation de philosophie et diplôme de l’Inalco en persan.
1973 Professeur de philo au lycée de Dreux.
1981 Mise en disponibilité pour se consacrer à l’étude de la guerre en Afghanistan.
1992 L’Echec de l’islam politique, Ed. du Seuil, collection Esprit, 272 p., 24 €.
2002 L’Islam mondialisé, Poche points/essais (sept. 2004), 7,60 €.
2009 Enseigne à l’Institut européen de Florence (directeur du programme Méditerranée).
A LIRE :
« En quête de l’Orient perdu. Entretiens avec Jean-Louis Schlegel », Olivier Roy, Ed. du Seuil, 320 p., 21 €, 2014.
Source : entretien publié dans l’hebdomadaire Télérama n° 3382 du 5 novembre 2014 et sur internet (09/11/2014) : http://www.telerama.fr
Présentation de l’éditeur à :
http://www.seuil.com/livre-9782020556699.htm
A lire également :
- Olivier Roy : « Dans le monde arabe les gens n’ont plus peur »
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- « Révolutions post-islamistes par Olivier Roy » à :
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