L’agronome Antonio Donato Nobre, 56 ans, est un des meilleurs spécialistes du climat et de l’écosystème amazonien. Chercheur à l’Institut national de recherche spatiale du Brésil (INPE) et à l’Institut national de recherche d’Amazonie (INPA), il vient de lancer un cri d’alarme dans un rapport intitulé « L’avenir climatique de l’Amazonie », alors que la sécheresse et la crise hydrique frappent l’Etat de Sao Paulo. Le document, d’une quarantaine de pages, est une synthèse de plus de 200 enquêtes et articles scientifiques consacrés à la forêt amazonienne et à la déforestation.
Entretien
Propos recueillis par Nicolas Bourcier
Les dernières observations révèlent une forte recrudescence de la déforestation en Amazonie. De quoi parle-t-on ?
Si on ne prend que les coupes claires, c’est-à-dire cette façon de couper les arbres au ras, on a détruit au cours des quarante dernières années 763 000 km² de forêt. Cela signifie que 184 millions de terrains de football ont été rasés depuis les années 1970, soit deux fois la superficie de l’Allemagne. Il faut s’imaginer un tracteur avec une lame de trois mètres de long roulant à 756 km/h pendant quarante ans sans interruption : une sorte d’engin de fin du monde.
D’après l’ensemble des estimations, cela représente 42 milliards d’arbres détruits, soit 2 000 par minute ou 3 millions par jour ! C’est un chiffre dont il est difficile d’imaginer toute la monstruosité. Et ici, nous ne parlons que du « rasage ». On évoque rarement les forêts endommagées et dégradées par l’homme, toutes ces zones que les photos satellites ne distinguent pas et où il ne reste que quelques arbres qui masquent une déforestation plus graduelle. Or, il s’agit là de régions entières où la forêt n’est plus fonctionnelle et n’agit plus en tant qu’écosystème.
D’après les indices de dégradation relevés entre 2007 et 2010, la zone couvre 1,3 million de km² de forêt dévastée à différents stades. En additionnant ce chiffre aux espaces rasés, on atteint environ 2 millions de km², soit 40 % de la forêt amazonienne brésilienne. Sans oublier que, de l’autre côté des frontières, au Pérou, en Colombie, en Bolivie et même au Paraguay, on observe également une augmentation de la déforestation.
Comment mesurer les conséquences ?
Chaque arbre retiré de l’Amazonie se ressent sur le climat. Il faut comprendre que cette forêt est une usine de service environnemental. Chaque arbre y forme un système complexe et très riche. Ensemble, ils représentent une gigantesque pompe à eau. Ils inhalent l’air et transpirent de la vapeur d’eau qu’ils évaporent ensuite dans l’atmosphère. Un grand arbre amazonien rejette plus de mille litres d’eau par jour. D’après nos calculs, la forêt du bassin amazonien émet dans l’atmosphère l’équivalent de 20 milliards de tonnes d’eau par jour, plus que le fleuve Amazone n’en déverse dans l’océan Atlantique (17 milliard de tonnes).
Votre document renvoie à quatre autres « secrets amazoniens ». Quels sont-ils ?
Le second « secret » réside dans la pureté de l’air amazonien. Les nuages en Amazonie ressemblent beaucoup aux nuages en mer. A la fin des années 1990, les scientifiques avaient appelé cela l’« océan vert ». Mais il y a un paradoxe : les océans bleu et vert n’ont pas la même pluviométrie. Pourquoi au-dessus de la forêt observe-t-on d’importantes précipitations que l’on ne rencontre pas sur les océans ? On sait aujourd’hui que les arbres émettent des substances volatiles que l’on pourrait comparer à des fragrances, des odeurs, et qui se précipitent en une poussière très fine, les « pixy dusts ». Ce sont ces particules invisibles qui participent à la formation des nuages et qui engendrent ensuite des pluies relativement fortes, mais douces, très génératrices de vie.
Le troisième « secret » ?
Il se niche dans la survivance de cette forêt. Celle-ci a su perpétuer sa biodiversité depuis 50 000 ans, et ce, malgré les cataclysmes, les réchauffements, les périodes de glaciation, etc. L’Amazonie s’est développée de manière ininterrompue pendant tout ce temps parce qu’elle a précisément une capacité à produire un climat favorable à elle-même. C’est la théorie de la pompe biotique. La forêt produit d’immenses flux de vapeur et diminue la pression atmosphérique. Elle pompe de l’air des océans et modifie l’atmosphère. Avec les racines des arbres qui plongent à plus de 20 mètres de profondeurs, la forêt est liée à un océan d’eau douce sous ses pieds. Même dans une situation externe défavorable, l’Amazonie pourrait encore créer des pluies. Elle produit pour elle-même et exporte des nutriments et de l’eau avec les vents.
Est-ce la raison pour laquelle ce continent est différent des autres régions du monde ?
Oui et c’est le quatrième secret de l’Amazonie. La forêt maintient l’air humide et l’exporte. Plusieurs mois par an, elle déverse cette humidité à travers des « rivières aériennes de vapeur » vers une région qui s’étend de Cuiaba à Buenos Aires au sud et de Sao Paulo aux Andes. A cette même latitude, on tombe sur les déserts de l’Atacama, du Kalahari en Namibie et le bush australien. Or ici, la circulation de l’eau fonctionne avec la chaîne des Andes qui joue le rôle d’un mur de 6 000 mètres de haut. Aujourd’hui, ce vaste quadrilatère est irrigué, contient de l’humidité et produit 70 % du PIB sud-américain. Le problème, c’est que nous détruisons avec cette déforestation les sources de ces rivières volantes. Sans les services de la forêt, ces régions productrices pourraient avoir un climat presque désertique.
Où en sommes-nous ?
Le changement climatique n’est plus une prévision scientifique mais une réalité. Les émissions de CO2 ne cessent d’augmenter et les changements prédits par les scientifiques arrivent avec plus de rapidité qu’on ne l’imaginait. Prenez « l’arc de déforestation », la partie sud de l’Amazonie où le climat a déjà changé. Les périodes de sécheresse ont augmenté et le volume des pluies a diminué. Dans l’Etat du Mato Grosso, les planteurs de soja ont déjà retardé l’ensemencement. On voit des effets similaires au sud et à l’est de l’Amazonie se reproduire d’années en années. La sécheresse de 2005 était la pire du siècle. Celle de 2010 était déjà pire que celle de 2005 et voilà la sécheresse exceptionnelle de cette année qui pourrait battre tous les records. Les effets externes de la déforestation amazonienne sont déjà une réalité. Le système est en train de se détraquer.
Comme dans l’Etat de Sao Paulo ?
Tout le monde dit que le Brésil dispose de ressources infinies. Mais on oublie que, sans cette forêt, nous n’aurions pas tout cela. Bien sûr, le climat change partout dans le monde, mais nous avions avec l’Amazonie un formidable absorbeur de chocs que nous sommes en train de perdre. Lorsque nous avons détruit pendant cinq cents ans la forêt Atlantique [en bordure de l’océan], nous n’avons rien senti parce que justement nous avions cette Amazonie protectrice derrière nous. Aujourd’hui, nous sommes en train de la détruire et cela s’en ressent à des milliers de kilomètres de là. Je n’ai rien contre l’agriculture, mais quelle sorte d’agriculture peut-on faire sans eau ?
Et le cinquième « secret » ?
Il n’y a pas d’ouragan en Amazonie. La forêt est un pondérateur des phénomènes atmosphériques et un régulateur du climat. Or celui-ci commence à présenter des failles.
Dans une interview en 2009 au quotidien Valor, vous annonciez un sérieux problème d’eau et de climat dans les cinq ou six ans à venir. Qu’en est-il ?
Je ne sais pas à quel point de non-retour on est arrivé. Il y a de grandes preuves que la crise climatique est liée à la déforestation de l’Amazonie. La situation extrêmement sérieuse et les estimations sur les changements à venir sont effrayantes. La science avait prévu ce scénario, mais cela n’a rien changé. Ici, le gouvernement brésilien a fait un très bon travail de 2004 à 2012 en réduisant les déboisements de 27 000 km2 par an à 4 000 km2. Mais le nouveau code forestier, qui a amnistié ceux qui déboisent, a envoyé un signal d’impunité et tout a repris. Pour filer la métaphore, je dirai que nous sommes dans le Titanic et que l’iceberg est déjà en vue. Nous sommes tout près et voguons à grande vitesse.
Vous restez optimiste malgré tout !
Le déboisement zéro ne suffit plus. Il faut faire un « effort de guerre » pour stopper la déforestation et reboiser tout ce qui a été coupé. Des techniques existent pour reconstruire les écosystèmes, d’autres sont à inventer. Les gouvernements du monde, les entrepreneurs et les élites doivent réagir comme lors de la crise financière de 2008. En quinze jours, ils ont trouvé des milliards de dollars pour sauver le système bancaire. Nous devons faire pareil pour éviter l’abîme climatique.
Quel sera le coût ?
Le prix à payer sera bien moins élevé que le coût de la déforestation. Les dernières estimations sont d’environ 7 milliards de dollars, une goutte d’eau pour l’économie mondiale.
Propos recueillis par Nicolas Bourcier
Envoyé spécial, Sao Paolo (Brésil)
Source : publié dans le Cahier du « Monde » science&médecine n° 21728 daté du 26 novembre 2014.
Illustration : couverture du rapport (portugais) accessible à :
http://www.ccst.inpe.br/wp-content/uploads/2014/10/Futuro-Climatico-da-Amazonia.pdf