Crise systémique et crise écologique
Par Jean Gadrey
On a peu parlé de la composante écologique de la crise, comme si elle était sans influence. On peut montrer que ce n’est pas le cas, de sorte que 1) la façon dont on tente de sortir de la crise peut soit amplifier les risques environnementaux, soit les réduire, et, 2) l’écologie importe beaucoup pour sortir vraiment de la crise globale.
Dans ce billet et le suivant, je vais rabâcher un peu. Pas trop je l’espère. J’ai repris de courts extraits d’une conférence donnée il y a plus de quatre ans à Lille, presque sans modifications.
I- Les menaces
Une crise systémique qui a une dimension écologique
Pour les analystes les plus lucides de la crise, ce que l’on observe depuis 2007-2008 est la manifestation cumulative de plusieurs crises interdépendantes. On retient souvent la liste suivante :
- une crise financière se prolongeant en une crise économique allant jusqu’à la récession, avec des effets massifs et négatifs sur l’emploi ;
- une crise sociale dont la forme la plus commentée est l’explosion des inégalités ;
- une crise écologique rarement mentionnée comme composante de la crise d’ensemble.
Explicitons cette dernière idée. Elle importe pour envisager l’économie soutenable comme issue.
La période 2003-2008 a aussi été marquée par l’envolée du cours du pétrole et, à partir de 2006, de nombreuses matières premières et de produits agricoles. Cela a provoqué à l’époque (en 2007 et surtout au printemps 2008) de graves pénuries alimentaires dans le monde. La spéculation financière porte certainement une lourde responsabilité dans cette hausse des cours. Mais cette dernière s’est produite aussi sur une vague de fond de raréfaction de ressources naturelles (la rareté créant l’appétit spéculatif) dont le pétrole et certaines matières premières, de diminution des terres arables dédiées à l’alimentation, d’érosion des sols sous l’effet du productivisme, de désertification, de réduction des ressources en eau dans de nombreux pays, et de début de réchauffement climatique renforçant ces tendances dans plusieurs régions du monde. S’y est ajoutée la montée en puissance des agrocarburants, réduisant les terres dédiées à l’alimentation au bénéfice de celles destinées aux déplacements motorisés.
De 2003 à 2008, les difficultés financières des ménages pauvres et endettés se sont accrues en lien avec ce double phénomène de raréfaction objective et de spéculation sur la nature devenue ressource rare. Cela a amplifié la crise de l’immobilier et des subprimes aux États-Unis et la pauvreté dans le monde. Il devenait de plus en plus cher de se nourrir, de rouler en voiture et de se chauffer, entre autres.
Nous faisons face à la première crise socio-écologique du capitalisme financier et boursier. Et la probabilité est forte qu’à l’avenir le rôle des facteurs écologiques soit de plus en plus décisif. Cette hypothèse rejoint celle du philosophe Michel Serres : « La crise ne touche pas seulement le marché financier, le travail et l’industrie, mais l’ensemble de la société, mais l’humanité entière. Il s’agit en effet, par-delà toute l’histoire, du rapport essentiel des humains avec le monde. »
Economie soutenable ou « croissance verte » ?
Mon hypothèse est donc que, si d’importantes réorientations structurelles de la production et des modes de vie ne sont pas enclenchées rapidement en même temps que la reprise en main de la finance folle, la crise actuelle, de nature systémique, va se prolonger et engendrer de nouvelles récessions. L’économie soutenable, si on la considère comme une issue possible, n’est donc pas une simple inflexion de la production en direction de processus et produits plus écologiques, laissant en l’état ou presque le système financier, les inégalités, le pouvoir des actionnaires, le fonctionnement du commerce mondial et le culte de la croissance associé au consumérisme. Un capitalisme financier et actionnarial « verdi » ne nous sortira pas de cette crise systémique, ni de la crise écologique qui en est une composante.
Il faut à ce stade se prononcer sur l’hypothèse de la « croissance verte ». La compatibilité entre des objectifs de soutenabilité écologique devenus presque consensuels et le maintien de la croissance économique à long terme est un pari à hauts risques pour diverses raisons sur lesquelles je ne reviens pas. Je l’ai fait par exemple dans cet entretien.
Il n’y a pas que le climat
L’humanité a franchi depuis 50 ans le « seuil de soutenabilité » de ses émissions de gaz à effet de serre, de sorte qu’il lui faudra des politiques d’un grand volontarisme pour revenir à ce seuil au plus vite afin d’éviter des scénarios catastrophes. Mais il existe d’autres seuils écologiques déjà franchis ou qui vont l’être dans les prochaines décennies. Dans un article très cité de la revue Nature cosigné par 29 scientifiques de renom, neuf types de seuils ou de « frontières de la planète » avaient été identifiés.
Au-delà du seuil des émissions soutenables, un second seuil franchi est celui du rythme soutenable de réduction de la biodiversité (le nombre des espèces animales et végétales). Il ne faudrait pas dépasser le taux de disparition annuelle de 10 espèces pour 10 millions. On en est à plus de cent. Autre seuil franchi : celui de l’azote prélevé dans l’atmosphère pour des usages humains. Les prélèvements actuels sont quatre fois plus importants que le seuil soutenable. On s’approche dangereusement par ailleurs de six autres seuils, par exemple en matière d’acidification des océans ou de diminution de l’ozone de la stratosphère.
Il ne s’agit là que de seuils concernant des ressources dites renouvelables, celles que la nature peut régénérer selon ses propres processus et rythmes, si on lui en laisse le temps en ne la surchargeant pas de « travail de recyclage ». Mais le bilan n’est pas plus brillant pour ce qui concerne les ressources non renouvelables les plus indispensables à la croissance, en particulier celles du sous-sol, pour la plupart en voie d’épuisement dans les décennies à venir.
II- La soutenabilité comme voie de sortie
La trajectoire économique et sociale qui peut nous sortir de la crise systémique et de la crise écologique n’a rien d’un retour en arrière. Sous l’angle de la production, elle se définit par le fait de substituer à la logique du « toujours plus de quantités » (la croissance) celle du « plus de qualités, de durabilité et de sobriété matérielle ». La réorientation de la production qui en découlerait n’exigerait pas moins d’emplois et de valeur ajoutée, mais probablement plus, en tout cas dans la majorité des secteurs et dans les prochaines décennies.
En effet, « sans croissance » signifie « sans croissance des quantités produites », mais avec une croissance de la qualité et de la durabilité, moyennant une vague d’innovations techniques, écologiques et sociales. Les chiffres de la croissance passent à côté de la plupart des gains de qualité et de durabilité. Ils nous indiquent essentiellement la progression des quantités produites.
Or, on peut avoir du développement économique durable, innovant et riche en emplois, sans croissance des quantités, parce que les processus de production les plus doux avec la nature, les plus économes en énergie et en matériaux, en eau, etc. exigent plus de volume de travail, donc plus d’emplois pour une durée moyenne du travail donnée, que les productions polluantes et surexploitant les ressources naturelles. Et encore plus d’emplois si l’on s’appuie sur une réduction équitable du temps de travail annuel et sur l’ensemble de la vie.
Si, par exemple, on remplaçait progressivement l’agriculture productiviste, à l’origine de dommages – non mesurés dans le PIB – sur l’environnement et sur la santé, par de l’agriculture biologique (ou agro-écologie) moderne de proximité, il faudrait nettement plus de travail et de valeur ajoutée pour produire les mêmes quantités d’une meilleure qualité et dans le respect de l’environnement. Il en va de même, pour les énergies renouvelables modernes, pour le bâtiment à faible niveau d’émissions, pour le commerce de proximité moderne, pour développer des activités clés de la durabilité que sont le recyclage, la réparation, la location, l’isolation des habitations… La commission Stiglitz écrivait ainsi que « dans certains pays et certains secteurs, l’accroissement de la “production” tient davantage à l’amélioration des biens produits qu’à l’augmentation de leur quantité ».
On peut ajouter à ce qui précède l’amélioration de la qualité et de la disponibilité des services de bien-être et de développement humain associés à des droits universels à (re)conquérir, dans l’éducation, la santé, la justice, les services destinés à la petite enfance, aux personnes âgées, aux handicapés… On y applique aujourd’hui une logique productiviste de performance industrielle et de réduction des coûts qui menace leur qualité individuelle et collective et nuit à l’emploi utile.
Certes, il existe une minorité de secteurs où, à l’inverse, des impératifs écologiques, dont la chute future de la production d’énergies fossiles et de minerais, et l’exigence d’une forte diminution des émissions de gaz à effet de serre, vont entraîner des réductions de production et d’emploi qu’il vaudrait mieux anticiper plutôt que de les subir en catastrophe. Mais ces activités représentent une faible part de l’emploi actuel, de l’ordre de 10 %. Des conversions sont possibles en développant et adaptant les compétences, en mettant en place une vraie sécurité des parcours professionnels, car c’est une évolution sur vingt ans au moins que l’on peut accompagner afin d’éviter des drames sociaux comparables à ceux qui ont existé par le passé.
Sobriété matérielle et réduction des inégalités
Les raisonnements précédents restent limités à la production et à sa réorientation. Or, un modèle alternatif de développement économique et social doit également considérer les modes de consommation et de vie.
Le capitalisme des cinquante dernières années a réussi à susciter, par des dispositifs puissants (dont la publicité et le crédit), une avidité permanente d’achat de biens et services sans cesse multipliés en quantités. Les 600 milliards de dollars de dépenses mondiales annuelles de publicité et sponsoring ont précisément cette fonction.
Ce qu’il faut désormais organiser par d’autres dispositifs est le partage des gains de qualité et de durabilité. Le problème peut être posé ainsi : si on laisse faire le marché, les biens et services issus de productions durables seront en moyenne plus chers que les anciens, notamment parce qu’ils sont plus riches en travail. En réalité, on ne paie pas plus cher « pour la même chose », mais pour avoir mieux, avec moins de dégradations de l’environnement et de la société. Il n’empêche que, pour beaucoup de gens, dans l’état actuel des inégalités de revenu, ces produits seront d’abord perçus comme trop chers pour eux.
Tant que ces productions « durables » seront inaccessibles à une partie de la population, les indicateurs écologiques resteront dans le rouge, et les créations d’emplois resteront limitées par l’insuffisance du « pouvoir d’achat durable » des ménages aux revenus modestes.
Une économie soutenable exige donc de réduire fortement les inégalités, à la fois par le haut (d’autant que ce sont les plus riches dont l’empreinte écologique est la plus élevée) et par le bas. Elle implique aussi d’investir massivement dans les productions les plus douces pour la nature et pour la société au prix d’une vague d’innovations multiples, technologiques et surtout non technologiques. Enfin, elle doit être encadrée par des normes de production strictes et doit faire de la « discrimination positive » pour les productions durables et de la « désincitation » pour les autres.
Ces investissements massifs seront-ils coûteux ? Oui, mais beaucoup moins à terme que l’inaction ou la mollesse face à la crise écologique. Il s’agit d’investissements « rentables », auxquels devraient participer l’État, les entreprises, et pour une part modeste les ménages qui en ont les moyens, notamment pour leurs logements. Il s’agirait d’investir dans la « relance » d’un progrès social respectant les équilibres écologiques : éducation, santé et autres services publics, gardes d’enfants, personnes âgées, logement, mais aussi minima sociaux, emplois de qualité dans des activités d’utilité écologique et sociale, accompagnement de la reconversion des activités insoutenables.
Conclusion
L’économie soutenable peut être définie comme un modèle économique d’intégration de « biens communs » sociaux et environnementaux dans la valeur ajoutée, une intégration qui ne se fera pas sans une puissante intervention publique, poussée par la société civile, qui est aujourd’hui la principale force sociale à porter les biens communs et les valeurs de solidarité (au présent et avec les générations futures). Parmi les « biens communs », on peut citer de façon non exhaustive des biens communs sociaux comme le travail décent et la sécurité sociale et professionnelle, et des biens communs environnementaux divers. Mais aussi un système bancaire et financier retrouvant sa fonction de service d’intérêt général à l’économie réelle et aux investissements de la durabilité.
Il faut donc soigneusement distinguer cette économie soutenable débarrassée du culte de la croissance, associée à une maîtrise collective de la finance et à une nette réduction des inégalités, du simple verdissement du capitalisme financier, productiviste et inégalitaire encore aux commandes. Non seulement ce dernier ne nous sortira pas de la zone des tempêtes à répétition et de la crise écologique, mais il nous y enfoncera de plus en plus. Il existe une incompatibilité irréductible entre « l’exubérance irrationnelle des marchés », et l’exigence écologique d’anticipation voire de planification à très long terme. Et les inégalités nationales et mondiales ne régresseront pas tant que la globalisation financière – qui est à l’origine de l’explosion de ces inégalités depuis plus de vingt ans – mènera l’économie mondiale.
Je profite de ce billet pour signaler que la chaine Arte diffusera le documentaire « Sacrée croissance ! » de Marie-Monique Robin [1] le 4 novembre à 20h50. Il y avait 950 personnes à Niort pour une avant-première, le 18 septembre ! Ce n’est pas sans rapport avec ce billet. On peut aussi consulter en ligne les « fiches pédagogiques » mises au point par la réalisatrice.
Jean Gadrey
Source : article publié en deux billets I et II, respectivement publiés le 8 et le 13 octobre 2014 sur le blog de J. Gadrey (Alternatives économiques) à :
[1] Le documentaire est disponible en DVD (Arte Editions ; 90 min. ; 15€). Lire le billet que lui a consacré J.Gadrey le 5 nov. : « Sacrée croissance : un sacré film, et plein de cadeaux pour l’accompagner ! » à :Un LIVRE vient également de paraître sur ce même sujet (Ed. La découverte, 300 p., 19,90 €). Lire le billet de J. Gadrey : « Sacrée croissance : le film est excellent, le livre est remarquable ! » à :
A voir également :
L’entretien avec Gaël Giraud (invité le 4 décembre par Patrice Cohen sur France Inter), dans lequel il a présenté l’ouvrage de Steve Keen, « L’imposture économique » (publié aux éditions de l’Atelier), puis répondu aux questions des auditeurs. Entretien disponible dans deux VIDEOS sur Daily Motion :
Sur le même sujet :
« Un Nobel d’économie politiquement correct ? » à : http://nsae.fr/2014/10/24/un-nobel-deconomie-politiquement-correct/