L’Amérique post-raciale n’était qu’une illusion
Par Sylvie Laurent
La brutalité policière envers les Noirs aux Etats-Unis prouve que la ségrégation et l’assimilation de l’Amérique de couleur au crime dans l’esprit des Blancs sont plus vivaces que jamais.
A ceux qui pensaient que la crise démocratique provoquée par le spectacle odieux de l’injustice raciale et de la brutalité policière quotidienne aux Etats-Unis était déjà derrière nous, la révélation cette semaine du meurtre d’un énième jeune Noir, Antonio Martin, par un policier blanc à quelques kilomètres de Ferguson, Missouri, tristement célèbre, offre un réveil brutal.
Elle suit pourtant de quelques jours à peine l’assassinat de deux policiers blancs à Brooklyn par un jeune Afro-Américain du nom d’Ismaaiyl Brinsley, qui prétendait « venger » Eric Garner et Michael Brown (tués par des officiers de police qui ne furent pas poursuivis). On ne sait à cette heure si ce dernier a véritablement voulu commettre un acte politique. Ni si, comme le prétend la police du Missouri, Martin était armé et menaçant. La machine politico-médiatique est pourtant déjà en marche, qui dépeignait hier Brinsley comme un « forcené », un « barbare » n’ayant été guidé que par sa propre folie, et aujourd’hui Martin comme un délinquant « sur le point de tirer ».
Déjà, on voit les cas Brinsley et Martin être brandis par les avocats du statu quo afin de renverser la charge de la culpabilité dans le face-à-face entre police blanche et population noire, la rhétorique du déni accusant même les manifestants pour la justice d’être les responsables de la violence. Demander justice serait source de chaos, de perturbation, de confusion, voire de « propagande ».
Il s’agit en réalité pour ces grands dénégateurs d’occulter opportunément la force démocratique du mouvement de protestation contre le racisme d’Etat qui traverse les Etats-Unis depuis plusieurs mois et qui s’est cristallisé il y a deux semaines en un jour national « de résistance » rappelant les grandes heures de la désobéissance civile américaine, non violente et plus que légitime, nécessaire.
Oppression des Noirs
Ces événements sont en effet les soubresauts tragiques d’une séquence historique entamée l’été dernier et qui expose au grand jour la réalité d’une oppression noire américaine qui n’a que trop duré. En tout cas pour une partie du pays qui – malgré sa mobilisation continue – peine à se faire entendre. Depuis août, les manifestations se multiplient aux quatre coins du pays.
Le samedi 13 décembre, des dizaines de milliers d’indignés ont défilé à Washington pour réclamer que l’Etat fasse valoir la justice. Au même moment, dans les rues de New York, plus de 25 000 personnes ont elles aussi protesté, révoltées par décision du grand jury de la ville de ne pas poursuivre le policier Daniel Pantaleo, coupable d’avoir, sous l’œil d’une caméra, étranglé Eric Garner malgré les supplications de ce dernier – « Je ne peux plus respirer ».
A Oakland, Baltimore et Saint-Louis, comme dans des dizaines de villes du pays, on entend les cris de ralliement « Ne tirez pas ! », « Les vies de Noirs comptent ! » et surtout « Je ne peux plus respirer ». Ne nous y trompons pas, il ne s’agit pas d’une soudaine éruption, d’une manifestation d’humeur urbaine provoquée par trois « bavure » policières particulièrement médiatisées (Mike Brown à Ferguson, Eric Garner à Staten Island et Tamir Rice à Cleveland). D’ailleurs, on peut d’ores et déjà ajouter deux autres cas : Dontre Hamilton, tué de quatorze balles par des policiers à Milwaukee, et John Crawford III, tué dans l’Ohio.
Exécutions à ce point injustifiables que le ministère de la justice lui-même a ouvert une enquête et entamé des poursuites pour violation de la loi sur les droits civiques. Les militants de terrain, qui depuis des mois se consacrent à dénoncer la brutalité policière, s’inscrivent dans une tradition historique, celle de la lutte pour la reconnaissance de la dignité des Américains de couleur, sans laquelle l’idée de citoyenneté est vide de sens.
Qu’un Noir fût exécuté de façon arbitraire par un policier, un agent de sécurité ou un gardien assermenté en 2014 ne semble pas dissonant dans un pays qui asservit ses Noirs pendant deux siècles et demi et leur refusa le droit de vote et de se déplacer librement dans l’espace public jusqu’à la fin des années 1960. On comprend en revanche le caractère intolérable de la situation en considérant l’ampleur délirante de tels crimes (certaines associations ont estimé qu’aujourd’hui un Noir désarmé était tué par un agent de l’ordre toutes les vingt-huit heures) et surtout la rhétorique pernicieuse qui accompagne et recouvre du voile de la normalité cette criante injustice.
La criminalisation des Afro-Américains depuis plus de quarante ans participe d’un processus séculaire de relégation des Noirs aux marges du contrat social américain. Depuis que les premiers esclaves se sont soulevés contre leur oppresseur en brisant leurs chaînes, l’image de l’homme noir a été façonnée pour justifier sa neutralisation par la coercition publique.
Pour le dire simplement, les policiers blancs américains, dont le comportement est dénoncé jusqu’aux Nations unies pour leur discrimination raciale évidente, sont formatés mais aussi formés pour penser que tout Noir est un voyou qui menace l’ordre public. Il ne s’agit pas du racisme individuel de tel ou tel mais d’un prédicat culturel autour duquel fonctionnent les institutions pénales, judiciaires, carcérales, politiques, culturelles et sociales du pays.
Stéréotypes racistes
Cela explique que Darren Wilson, le policier qui a tué Brown, ait décrit sa victime comme une « bête » monstrueuse fondant sur lui et le réduisant, lui, au statut d’un « enfant de cinq ans ». Vérifications faites, Wilson fait la même taille que l’adolescent défunt. Bien sûr, cela éclaire l’absence de poursuite des assassins et la défense de la part de nombre de conservateurs qui, toute honte bue, affirment que les victimes étaient avant tout des délinquants. Que s’ils avaient été blancs cela n’aurait fait aucune différence. Cette dernière opinion, de toute évidence extravagante, est partagée par la majorité des Américains blancs. La représentation qu’ils se font des communautés noires répond certes aux mêmes stéréotypes racistes que ceux évoqués précédemment. Mais cela n’explique que partiellement leur aveuglement.
L’Amérique est aujourd’hui un pays où règne plus que jamais une ségrégation, dans lequel Blancs et Noirs ne se croisent plus, ni dans les banlieues pavillonnaires, ni dans les écoles, ni dans les lieux publics qu’ils fréquentent. L’entre-soi racial a pris une telle proportion que l’ignorance (certes renforcée par la paresse) des conditions de vie des « autres Américains » est une menace réelle pour une nation déjà minée par la sécession des hyper-riches.
Enfin, il est un autre ingrédient qui participe à la mayonnaise rance de ces derniers mois : la re-sémantisation pernicieuse de l’adjectif « post-racial ». Initialement, l’idée d’une « Amérique post-raciale » a été l’argument d’une jeune génération exaltée par la candidature de Barack Obama, qui voulut ainsi affirmer avec force qu’elle refusait de se penser et de penser le monde avec la grammaire raciale qui avait si longtemps entravé la marche de leur pays vers le progrès. L’élection inouïe d’un président noir a semblé donner raison à leur cri.
Barack Obama est en partie responsable de l’altération malveillante du slogan. Mais lui qui inaugura le mémorial de Martin Luther King Jr. devrait comprendre que, comme l’affirmait le pasteur : « La justice ne doit pas être demandée à l’oppresseur, elle doit être exigée ! » C’est ce que lui rappelle aujourd’hui un mouvement social déterminé et légitime. Parlons du racisme et de son déni, affirment aujourd’hui ces nouveaux dissidents, obligeant le pays à tendre l’oreille, entendre et peut-être admettre : « Je ne peux plus respirer. »
Sylvie Laurent
Sylvie Laurent est américaniste (Sciences Po), auteure de « Martin Luther King », une biographie, à paraître au Seuil au printemps 2015.
Source : publié dans Le monde daté du 28-29 décembre 2014 ; http://www.lemonde.fr
Photo : manifestation de protestation à New York (25 nov. 2014) suite aux évènements de Ferguson, Missouri ;
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