2012-2014 : la contestation de la croissance s’amplifie
Par Jean Gadrey
Voici l’avant-propos de la troisième édition augmentée de mon livre « Adieu à la croissance », qui sort dans quelques jours en librairie*.
Pour la deuxième édition de ce livre, j’avais rédigé, fin 2011, un avant-propos en forme de « questions à nos élu(e)s actuels et futurs ». Trois ans ont passé. Le culte de la croissance reste largement pratiqué et, en apparence, surtout du côté des acteurs économiques et politiques dominants, tout se passe comme si les idées de ce livre n’avaient pas avancé d’un pouce, comme si la panne de croissance, qui dure depuis 2008, avait encore ravivé l’expression d’un manque. Comme si des fumeurs invétérés privés de tabac pendant des années continuaient à attendre fébrilement le moment d’une première bouffée après sevrage.
Qu’on en juge. Au sommet de l’Etat, le Président de la République ne cesse de déclarer sa flamme à une croissance qui l’a abandonné. Au cours de la campagne présidentielle du printemps 2012, il déclarait déjà : « Sans croissance, pas de redressement économique, pas de création d’emploi… Ensuite, deuxième temps du quinquennat, quand nous aurons retrouvé la croissance, redressé notre pays, redressé ses finances, redressé son industrie, alors nous pourrons aller plus loin dans la redistribution ».
En octobre 2013, son gouvernement transmettait à Bruxelles des prévisions de croissance de 0,1 % pour 2013, 0,9 % en 2014, 1,7 % en 2015 et 2 % à partir de 2016. Or l’année 2014 devrait se terminer avec un maigre 0,4 % et ce ne sera probablement guère mieux en 2015, à moins que ce soit pire.
Qu’à cela ne tienne : le 4 mai 2014, il affirmait encore que « le redressement n’est pas terminé mais le retournement économique arrive. ». Une formule qui rappelle la fameuse « inversion de la courbe du chômage » promise pour 2013.
Les grands médias ne sont pas en reste. Le Monde du 2 septembre 2014 pouvait donner des frissons à ses lecteurs en titrant en première page : « Et si la croissance ne revenait jamais… le scénario noir… ». Le dossier, accompagné d’un encadré glaçant (« des perspectives qui font froid dans le dos »), s’appuyait comme il se doit sur des travaux d’économistes tenant le haut du pavé institutionnel, membres du Conseil d’analyse économique et/ou du Cercle des économistes.
Et pourtant ces idées progressent
Pourtant, la perspective de la fin de la croissance, dont le présent livre montre qu’elle peut être désirable si l’on fait ce qu’il faut, est désormais prise au sérieux par un nombre grandissant de citoyens et même par des économistes et responsables politiques de premier plan. Ils restent minoritaires, mais ils le sont beaucoup moins qu’il y a trois ans. Le culte est ébranlé au sein même du conclave.
En septembre 2013, un économiste américain très connu, Robert Gordon, publie un article qui fait le tour du monde. Son titre : « la croissance économique américaine est-elle derrière nous ? ». Sa réponse résumée est : plusieurs facteurs convergents permettent de le penser. Gordon va jusqu’à prédire une croissance annuelle de 0,2 % dans les prochaines décennies, « en étant optimiste » !
Plus médiatique que Gordon, Paul Krugman, prix Nobel, s’appuyant sur des analyses de son collègue Larry Summers, intitule une tribune dans le New York Times du16 novembre 2013 : « Une stagnation séculaire est plausible ».
Et en France ? Deux des économistes français les plus cités, Daniel Cohen et Thomas Piketty, ont sensiblement infléchi leurs positions. Le premier a publié dans Le Monde, le 6 janvier 2014, un article au titre clair : « Affranchissons-nous de notre dépendance à la croissance ». Quant au second, il a écrit dans Libération, le 23 septembre 2013 : « Est-il bien raisonnable de miser sur le retour de la croissance pour régler tous nos problèmes ?… Il est temps de réaliser que cela ne résoudra pas l’essentiel des défis auxquels les pays riches doivent faire face en ce début de XXIe siècle. ».
Enfin, des responsables politiques s’y mettent à leur tour, du côté des écologistes, ce qui est plus ancien, mais aussi dans d’autres courants de la gauche. Dans leur livre publié début 2013 « la gauche n’a plus droit à l’erreur » (Flammarion), Michel Rocard et Pierre Larrouturou – ce dernier a cofondé fin 2013 le parti politique Nouvelle Donne – intitulent un chapitre : « Et si la croissance ne revenait pas ? ». Leur réponse est limpide : elle ne reviendra pas, ce n’est pas un scénario noir, c’est même un impératif écologique.
Quant à Jean-Luc Mélenchon, il avait accordé le 19 avril 2012 un entretien à Reporterre. Il y prenait une très grande distance avec la religion de la croissance, allant jusqu’à affirmer « Je m’interdis le mot croissance ».
Enfin, au cours de ces trois années de crise prolongée, il n’y a pas que des économistes et des responsables politiques à mentionner. La production d’idées qui confortent et complètent les thèses de ce livre a été remarquable. Citons entre beaucoup d’autres « la mystique de la croissance » de Dominique Méda (Flammarion, 2013), « une autre histoire des Trente Glorieuses » par un collectif de chercheurs français et américains (La découverte, 2013), le livre très documenté de Richard Heinberg, « la fin de la croissance » (éditions Demi-Lune, 2012). On peut y ajouter l’évolution assez radicale d’associations comme Attac, dont le président Thomas Coutrot déclarait le 19 août 2014, dans un entretien à Reporterre : « On ne peut pas découpler la croissance économique de la progression des émissions de gaz à effet de serre, donc il faut y renoncer. »
Selon Hervé Kempf, seul journaliste français à couvrir l’événement, l’un des moments les plus importants de l’année 2014 a peut-être été une conférence mondiale organisée à Leipzig en septembre sur le thème de la décroissance ou de la post-croissance. Les organisateurs attendaient un bon millier de participants. Ils étaient trois mille deux cents, en majorité des jeunes de moins de trente ans.
Je retiens un seul des innombrables thèmes ayant fait l’objet d’ateliers et de débats : la croissance est-elle vraiment populaire ? Hervé Kempf cite l’économiste Irmi Seidl : « Qui veut la croissance ? En Allemagne, les gens veulent la retraite, un bon système de santé, et l’éducation pour leurs enfants ». Cela n’a rien à voir avec le désir de croissance. Ce dernier s’effondrerait si l’on pouvait convaincre les citoyens que leurs désirs légitimes de bien vivre peuvent se réaliser en déposant délicatement la croissance dans les poubelles de l’histoire avant qu’elle ne provoque l’effondrement de la civilisation. C’est le projet de ce petit livre.
Jean Gadrey
Source : publié le 1er janvier 2015 à :
* A LIRE :
« Adieu à la croissance », Jean Gadrey, Ed. Les Petits Matins, Collection Alternatives Economiques, 224 pages,15 €, 2015.
Présentation de l’éditeur à : http://www.lespetitsmatins.fr/collections/adieu-a-la-croissance-bien-vivre-dans-un-monde-solidaire/
Sur le même sujet :
► « Les prêtres sots de la croissance morte » à :
http://nsae.fr/2014/09/05/les-pretres-sots-de-la-croissance-morte/
►Marie-Monique Robin : « La société post-croissance a déjà commencé ! » à :
http://nsae.fr/2014/08/29/marie-monique-robin-la-societe-post-croissance-a-deja-commence/
► « Il faut civiliser le processus de croissance » à :
http://nsae.fr/2013/10/04/il-faut-civiliser-le-processus-de-croissance/
► « Face à la vulnérabilité de nos sociétés, ce que porte la Décroissance » à : http://nsae.fr/2013/12/14/face-a-la-vulnerabilite-de-nos-societes-ce-que-porte-la-decroissance/