« L’engagement s’est déplacé du mariage vers la filiation »
La loi sur le mariage pour tous oblige à cesser de confondre parents et géniteurs. Les politiques doivent accompagner cette évolution des mentalités, souligne la sociologue Irène THERY.
Au terme d’une année marquée par des défilés de La Manif pour tous contre la supposée « familiphobie » de la gauche, entretien avec Irène Théry, sociologue, auteure, avec la juriste Anne-Marie Leroyer, d’un rapport commandé par le gouvernement intitulé Filiation, origines, parentalité, publié en septembre 2014 chez Odile Jacob. Elle revient sur les mutations traversées par la famille.
Entretien
Propos recueillis par Gaëlle Dupont
Dans les enquêtes d’opinion, la famille arrive en tête des valeurs préférées des Français. Dans le même temps, on n’a jamais autant parlé de crise des valeurs familiales. Comment l’expliquez-vous?
Dire que les valeurs se perdent, c’est ne pas comprendre le changement du monde dans lequel nous vivons. Il n’y a pas moins de valeurs mais d’autres valeurs. Mais ce qui apparaît est bien plus difficile à voir que ce qui disparaît ! C’est pour les mettre en avant que notre rapport a pour sous-titre « le droit face aux nouvelles valeurs de responsabilité générationnelle ». Avoir moins d’enfants, ce n’est pas un signe d’égoïsme, c’est vouloir assurer à chacun de bonnes conditions d’éducation. Ne pas se marier, ce n’est pas un refus de s’engager mais une autre façon d’affronter le défi du temps qui passe, dès lors que l’idéal du couple inclut la possibilité de rompre. L’engagement « quoi qu’il arrive » s’est déplacé du mariage vers la filiation. C’est sur elle que nous avons reporté tout notre besoin de sécurité et tout notre idéal d’indissolubilité et d’inconditionnalité.
Pour une partie de l’opinion, la famille est une institution immuable qu’il faut préserver. Vous montrez au contraire qu’elle subit d’importantes métamorphoses.
La place du mariage l’illustre parfaitement. C’est seulement avec la Révolution française que triomphe le droit de choisir librement son conjoint. Le mariage civil devient alors le socle de la seule famille reconnue. Une grossesse hors mariage signifiait pour les femmes la honte, et pour l’enfant ne pas avoir de père : les « bâtards » étaient de véritables parias sociaux. Des centaines de milliers de femmes du XIXe siècle se sont retrouvées enceintes d’enfants qui ont été marqués du sceau de l’infamie, acculées à l’abandon ou à l’infanticide. Ce monde d’hier a disparu sans même que l’on s’en rende compte. Le fait de se marier ou non est devenu une question de conscience personnelle : c’est là le cœur de la mutation contemporaine de la famille.
Quels ont été les ferments principaux de ces bouleversements ?
Le moteur majeur, c’est l’avènement de l’égalité des sexes comme une valeur cardinale de la démocratie. Les révolutions du XVIIIe siècle, qui ont banni la hiérarchie des individus au nom de l’égalité et de la liberté, l’avaient conservée uniquement entre les femmes et les hommes. La hiérarchie, c’est l’idée que tout le monde ne peut pas être à la même place. Aux hommes la politique, la guerre, l’entreprise, la science, l’art ; aux femmes la maison, les enfants, les personnes âgées et l’art de recevoir. Dans cette conception, le mariage était une institution de la société globale qui, couple après couple, avait pour fonction majeure de faire le lien entre le monde masculin, public et politique, et le monde féminin, privé et domestique.
La modification du regard sur l’enfant est l’autre grand moteur du changement. Il était auparavant considéré comme un adulte imparfait. Aujourd’hui, on voit en lui une personne en devenir, l’être le plus précieux car il a encore en lui toutes les promesses de la vie. Les adultes sont davantage conscients de leurs responsabilités et du mal qu’ils peuvent lui faire.
Le droit a-t-il accompagné ces évolutions ou a-t-il tardé à se mettre en cohérence avec elles ?
Le droit a beaucoup évolué. Les premières fissures du modèle du code Napoléon se profilent dès le début du XXe siècle, mais les deux guerres mondiales retardent le moment de repenser la logique d’ensemble du droit de la famille. J’admire les grandes réformes des années 1970 – passage de la puissance maritale à l’autorité parentale en 1970, égalité des filiations en 1972, légalisation de l’avortement et libéralisation du divorce en 1975. Ces réformes ont été menées par la droite libérale, avec l’appui de la gauche, contre une aile familialiste traditionaliste attachée au modèle napoléonien. Ces évolutions du droit ont permis aux mutations sociales ultérieures de se faire sans drame.
Et depuis, rien de significatif ?
Si ! Car dans les années 1980 une mutation majeure apparaît : ce n’est plus le mariage mais la filiation qui devient la référence commune à toutes les familles. C’est ce qu’organisent la loi de 2002 sur l’autorité parentale ainsi que les textes qui ont contribué à développer la coparentalité postdivorce. Du point de vue du couple, le droit a été si profondément repensé qu’on peut dire que les bases d’un droit du couple au XXIe siècle sont désormais posées. L’union libre, le pacs et le mariage coexistent pacifiquement. La loi sur le mariage pour tous a parachevé l’édifice.
Comment analysez-vous l’opposition à ce texte ?
On ne doit pas la surestimer : elle ne concerne en réalité qu’une partie très minoritaire de l’opinion, celle qui s’était déjà opposée aux réformes des années 1970. Les foules drainées par La Manif pour tous signalent un autre problème à mon avis : l’inquiétude et le désarroi que suscitent les changements dans la filiation dès lors que les politiques ne jouent pas leur rôle, qui est de les expliquer. On ne peut pas instituer qu’un enfant puisse, pour la première fois dans l’histoire humaine, avoir deux pères ou deux mères sans dire un mot ! Dans ce silence, s’est engouffrée une véritable diabolisation de l’homoparentalité. Mais ne nous y trompons pas : l’objectif politique de La Manif pour tous est de revenir au modèle familial d’avant les réformes des années 1970.
Quelles sont les explications qui ont fait défaut ?
Nous développons, dans notre rapport, une idée très simple : le lien de filiation est désormais commun à tous. Les droits, les devoirs et les interdits qui constituent ce lien sont les mêmes, que les parents soient mariés ou non mariés, unis ou séparés, qu’il s’agisse des pères ou des mères. En revanche, il y a désormais plusieurs façons de devenir parent. Nous distinguons trois grandes modalités : la procréation charnelle (je me reconnais parent de cet enfant parce que je l’ai fait), l’adoption (je me reconnais parent de cet enfant que je ne prétends pas avoir fait, parce que je l’ai adopté) et l’engendrement avec tiers donneur (je me reconnais parent de cet enfant qui a été engendré grâce à une tierce personne qui a donné pour cela de sa capacité procréative).
Les questions qui troublent l’opinion sont aujourd’hui concentrées sur l’adoption et sur l’engendrement avec tiers donneur. Pourquoi ? Parce que dans les deux cas le droit civil français reste marqué par la volonté de faire croire que l’enfant est issu d’une procréation biologique du couple, alors que c’est faux. C’est un héritage de l’ancien modèle matrimonial de filiation, qui faisait du mariage le garant des liens du sang, non seulement à la mère mais au père. Ce modèle a eu un impact majeur sur les cas où la filiation n’est pas fondée sur la procréation : il fallait ” faire comme si “. Longtemps, on a caché aux enfants qu’ils étaient adoptés. Aujourd’hui, c’est surtout dans la procréation assistée que triomphe ce modèle ” ni vu ni connu “, qui fait passer les parents stériles pour les géniteurs. L’enjeu est donc désormais d’instituer un droit qui cesse d’être mensonger.
Quelle place l’homoparentalité occupe-t-elle dans ce schéma ?
Les couples homosexuels nous révèlent, en quelque sorte, le pot aux roses. Avec eux, le ” ni vu ni connu ” n’est pas possible car nul ne peut croire qu’un couple d’hommes ou un couple de femmes a conçu charnellement. Mais cette évidence n’a pas arrêté La Manif pour tous, qui a brandi l’étendard ” On ne ment pas aux enfants “. Quelle ironie tragique ! A la différence de tant de couples hétérosexuels stériles qui ont recours à l’adoption ou à la procréation médicalement assistée, on a accusé les homosexuels de ce qu’ils ne font jamais : faire croire à l’enfant qu’il est né de leur lit. L’homoparentalité a fait surgir quelque chose de véritablement nouveau, qui nous oblige à cesser de confondre parents et géniteurs.
En même temps, toute tentation de nier le fait que tous les enfants naissent des deux sexes doit cependant être méditée. L’immense majorité des parents homosexuels qui ont eu recours à la procréation assistée ou à la gestation pour autrui pensent d’ailleurs qu’il est très important de raconter aux enfants leur origine, que cela fasse sens. Leur priorité est que leurs enfants soient intégrés, à partir de leur histoire propre, dans notre condition humaine commune.
Le débat semble désormais bloqué, voyez-vous une issue ?
Il faut recoudre le débat social qui a été abîmé par deux années difficiles, en réhabilitant l’analyse historique d’ensemble et en diffusant la connaissance des configurations familiales minoritaires. Nous devons sortir de l’alternative qui empêche le débat depuis des années : le vrai parent est-il le parent ” biologique ” ou le parent ” social ” ? Cette quête d’un fondement ultime est parfaitement absurde, au temps où procréation et adoption cœxistent pacifiquement.
En écrivant ce rapport, j’ai réalisé qu’on ne réfléchit pas assez, en France, à la filiation charnelle, la plus ordinaire, pourtant. Le biologique suffit-il à faire des parents ? Comment lier intention, corps, statut ? Que penser de l’asymétrie des sexes dans notre droit de la filiation ? Un seul exemple, la maternité, qui traverse une révolution. Pour la première fois, la maternité peut être scindée en trois : une maternité génétique pour la donneuse d’ovocytes, une maternité gestationnelle pour celle qui accouche, et une maternité d’intention pour celle qui a voulu la naissance de l’enfant et l’élèvera. En France, cette réalité est tout simplement effacée : la seule ” vraie ” mère est celle qui accouche.
C’est parce que nous refusons de penser cette complexité que nous n’arrivons pas à parler rationnellement de la gestation pour autrui. L’enjeu pour l’avenir est de penser enfin le corps. Les anthropologues et les historiens nous ont montré qu’il est chargé de sens et de symboles, investi dans les actions et les passions, en un mot qu’il est un noyau de relations humaines, et non ce prétendu substrat biologique qu’on nous a trop longtemps imposé dans les débats sur la famille, que ce soit pour le valoriser ou pour le dénigrer sans nuances.
Propos recueillis par Gaëlle Dupont
Source : publié dans le Cahier du « Monde » n° 21767 daté samedi 10 janvier 2015.
A lire :
► « Filiation, origines, parentalité », Irène Théry et Anne-Marie Lerroyer, Ed. Odile Jacob, Collection Sciences humaines, 384 pages, 25,90 €, Sept. 2014.
► « Parents-enfants : vers une nouvelle filiation ? » Claire Neirinck et Martine Gross, Ed. La Documentation française,190 pages, 7,90 €, Juin 2014.
Sur le même sujet :
► « La filiation doit évoluer » à : http://nsae.fr/2013/02/12/la-filiation-doit-evoluer/