Par Isabelle Piquer
Veronica Hidalgo n’a pas entendu parler de Goldman Sachs et pourtant le fonds d’investissement américain prévoit de l’expulser de son domicile le 18 février. Si cette mère célibataire au chômage, qui vit avec ses deux enfants dans un logement social du prolongement de Vallecas, l’une des banlieues ouvrières de Madrid, risque de se retrouver sans toit, c’est parce que le gouvernement régional a vendu son deux-pièces il y a un peu plus d’un an au géant américain, sans l’en informer.
Les autorités madrilènes avaient bien assuré à Veronica et à ses voisins, la plupart des jeunes sans emploi, que les conditions d’hébergement ne changeraient pas et qu’elle aurait toujours droit à ses subventions. Le nouveau bailleur a peu à peu remis les appartements sur le marché et demande désormais des loyers exorbitants à des locataires qui, dans le meilleur de cas, ne perçoivent que le RMI.
Son immeuble gris aux fenêtres étroites, édifié dans une zone de développement urbain à une heure en métro du centre de la capitale, n’a pourtant pas l’air d’un investissement qui pourrait intéresser la société basée à Manhattan. En fait, c’est une très bonne affaire. Après l’explosion de la bulle immobilière en 2008, de nombreuses administrations locales, qui avaient construit alors que le prix des terrains était au plus haut, se sont trouvées fortement endettées.
C’est ainsi qu’en 2013 Madrid a vendu, en l’espace de quelques semaines, 15 % de ses logements sociaux, la plupart situés dans des quartiers périphériques comme Vallecas ou Carabanche et généralement remplis de locataires. En août, la municipalité se débarrassait de 1 860 appartements qu’elle vendait au fonds d’investissement américain Blackstone pour 128 millions d’euros ; en septembre, c’était au tour de Goldman Sachs et d’un fonds espagnol, Azora, d’acheter 2 935 appartements au gouvernement de la région (communauté autonome) pour 201 millions d’euros. Prix moyen de chaque unité : 67 000 euros, alors que sur le marché, elles en valent à peu près le double.
« Maintenant, je ne sais pas où aller »
Ces opérations ne sont pas circonscrites aux logements sociaux. Depuis presque deux ans l’Espagne essaye de se débarrasser de ses « actifs toxiques », ces milliers d’immeubles et de propriétés, la plupart aux mains des banques, nés de la spéculation et restés invendus pendant la crise. Le rythme s’est accéléré ces derniers mois. La grande braderie, menée par la Sareb, la « bad bank » espagnole, a attiré de nombreux investisseurs étrangers, en particulier américains, qui se sont associés à des entreprises locales ou, comme c’est le cas de Blackstone, ont récemment ouvert boutique à Madrid.
Veronica ne connaît pas Goldman Sachs, car son interlocuteur direct est EnCasa Cibeles, une compagnie espagnole chargée de gérer le patrimoine de la société new-yorkaise. « En octobre 2013, se souvient Veronica, je reçois une lettre dans laquelle on m’informe du changement de propriétaire, on me garantit que le loyer restera inchangé et on m’assure que je ne dois rien faire du tout. » Sauf que, ne vivant plus officiellement dans un logement social, elle n’a plus droit à une subvention.
Au lieu de payer 50 euros par mois, EnCasa Cibeles lui réclame maintenant 407 euros. « Je ne peux pas payer, je ne reçois que 324 euros du RMI. Je ne comprends pas pourquoi on n’a pas essayé de nous reloger, j’ai mis huit ans à obtenir ce logement et maintenant je ne sais pas où aller. »
Un premier ordre d’expulsion est arrivé en février 2014. Veronica avait déjà fait ses valises mais elle a finalement pu rester chez elle. Depuis, elle vit dans la précarité la plus absolue. « Tout est dans des caisses, dans la cave de la voisine, je n’ai remonté que l’essentiel, je n’ai même pas déballé les jouets des enfants. » Elle espère qu’elle pourra de nouveau s’en sortir. On estime que plusieurs centaines de personnes sont dans le même cas.
Ni le gouvernement régional ni les nouveaux propriétaires ne donnent de chiffres. « Il s’agit d’un pillage des ressources publiques », dénonce Cristina Escribano, l’une des porte-parole de l’Association des victimes des crédits hypothécaires (PAH) qui a eu fort à faire ces dernières années.
« Indices d’enrichissement » illicite
En six ans de crise économique en Espagne, 415 117 ordres d’expulsion ont été prononcés et 252 826 ont été exécutés, soit près de 61 %, selon le Conseil général du pouvoir judiciaire. Toujours d’après celui-ci, les expulsions ont augmenté de 7,3 % au troisième trimestre de 2014. Au niveau local, le Parti socialiste (PSOE) a dénoncé une manœuvre du Parti populaire, les conservateurs au pouvoir, également à la tête de la municipalité et de la région de Madrid. Deux députés européens de la coalition écolo-communiste de la Gauche unie (Izquierda Unida) ont demandé à la Commission si des fonds européens avaient servi à la construction des logements vendus. A la demande de la PAH, la justice s’est saisie du dossier. En décembre 2014, un juge madrilène a estimé qu’il pouvait exister de possibles « indices d’enrichissement » illicite dans la vente à Goldman Sachs. Il a ordonné une enquête approfondie.
Isabelle Piquer (Madrid, correspondance)
Source : publié dans le Cahier du « Monde » n° 21766 daté vendredi 9 janvier 2015.
Photo : rassemblement de Malaga.
http://metatv.org/espagne-multiples-manifestations-et-repression-dans-le-silence-des-medias-francais
ALLER PLUS LOIN :
Lire la série d’articles de Jérôme Duval publiée par le CADTM (Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde) : « De l’indignation au pouvoir » (partie 1 à 7), d’octobre à décembre 2014 et en particulier l’article (3) : «Injustice, expulsions et apartheid sanitaire ».
Les autres articles à :
[1] Un contexte propice à l’indignation [2] Chaises musicales et corruption [4] Peur du régime et répression du mouvement social [5] Du 15M aux ’mareas’, une histoire populaire ponctuée de luttes [6] Projet de loi avorté et irruption de Podemos [7] De l’impasse du bipartisme capitaliste à l’émancipation pour le changement de régime