« La transition écologique, c’est l’économie de l’avenir »
Le « Nouveau manifeste » du collectif des économistes atterrés prône un impératif vert face au fiasco des politiques néolibérales telles qu’elles sont défendues à Davos jusqu’au 24 janvier. Entretien avec Benjamin Coriat, coprésident du collectif.
Quatre ans après la publication de leur manifeste, qui dénonçait les « fausses évidences » de la théorie économique néolibérale, les économistes hétérodoxes, au nombre de 31 aujourd’hui, récidivent avec le Nouveau manifeste des économistes atterrés. 15 chantiers pour une autre économie. Entretien avec Benjamin Coriat, coprésident du collectif des économistes atterrés.
Entretien
Propos recueillis par Antoine Reverchon
Pourquoi ce « Nouveau manifeste » ? Fallait-il corriger le premier ?
Au contraire. Les dix « fausses évidences » que nous avions dénoncées (« les marchés sont efficients », par exemple, ou encore « il faut réduire les dépenses pour réduire la dette publique »), et dont nous craignions qu’elles ne continuent d’inspirer les politiques économiques, ont effectivement tenu ce rôle. Elles ont été le credo – assumé et avoué ou non – des politiques suivies depuis 2008. Dans certains cas jusqu’à la caricature.
La signature du pacte budgétaire en Europe, qui plombe toutes les politiques suivies depuis – on le voit encore aujourd’hui avec les démêlés entre Paris et Bruxelles –, fait totalement l’impasse sur les causes véritables de la crise. L’analyse implicite est que tout est dû au laxisme des politiques publiques et à l’excès de générosité de l’Etat social européen. Ce pacte fait de l’équilibre budgétaire une « règle d’or » constitutionnelle, ce qui est une ineptie. Et il prône un retour aux équilibres en quelques années à travers des coupes budgétaires qui sont parfois de véritables saignées, comme en Grèce, en Espagne ou au Portugal. C’est le pire des scénarios que nous pouvions envisager. Non, malheureusement, le manifeste ne s’est guère trompé…
Pour autant, l’idée du Nouveau manifeste n’est pas seulement de s’en prendre aux anciennes ou aux nouvelles « fausses évidences » qui guident l’action des politiques. Il nous a semblé utile et nécessaire de formuler et proposer au débat citoyen nos propres convictions, un ensemble de propositions alternatives aux politiques néolibérales aujourd’hui dominantes.
Quel est l’état du débat économique sept ans après le début de la crise ?
Il est frappant de constater qu’après avoir fait profil bas – et pour cause –, les tenants de la déréglementation et de l’efficience du marché ont sérieusement relevé la tête. S’appuyant sur les chiffres de la dette et des déficits publics – dont le creusement est très largement dû à la crise du modèle d’accumulation déréglementé et financiarisé qu’ils ont eux-mêmes longtemps prôné –, les voilà désormais théorisant le besoin de réduire le champ d’action de l’Etat (et donc d’accroître la sphère du privé) et de procéder à des transferts unilatéraux vers les entreprises à travers une politique dite « de l’offre ».
L’offensive néolibérale, un moment stoppée par la crise, a donc repris de plus belle. Les keynésiens, qui ont connu un regain lorsque le consensus s’est fait sur la nécessité d’injecter en masse des liquidités dans l’économie pour empêcher son effondrement, sont de nouveau mis en accusation. Comme si les dérapages des déficits et de la dette leur incombaient, alors qu’il ne s’agissait que de réparer les frasques de la finance.
Le débat public fait écho à celui des économistes « professionnels ». Mais avec un certain décalage. Il suffit de lire les sondages récents sur la défiance généralisée qui s’est instaurée pour vérifier que le public est beaucoup moins crédule que ne le croient les économistes. Beaucoup parmi les citoyens ont depuis longtemps compris que cette politique ne conduisait nulle part. Ou mieux : qu’elle conduit au désastre. Au demeurant, il faut le dire, en France par exemple, on a volé son vote à la majorité sortie des urnes. François Hollande a été élu sur un programme proclamé qui, sur des points essentiels, était l’inverse de celui qu’il met en œuvre.
Avez-vous néanmoins le sentiment que la crise a permis de renouveler les termes du débat ?
Pour l’heure, il n’y a malheureusement pas grand-chose de neuf. On peut même dire que les mauvaises théories ont chassé les bonnes. Ainsi les théories de la croissance endogène, qui insistaient sur la nécessité d’investir massivement dans l’éducation, la recherche, et dans toutes les « externalités positives », ont pratiquement disparu du débat, au bénéfice des théories qui préconisent l’austérité, les coupures généralisées et l’Etat minimal.
Il y a tout de même quelques points positifs. Tout d’abord, le thème de la crise écologique a fait d’immenses progrès dans l’opinion. L’idée que nous ne pouvons poursuivre sur le chemin actuel, qu’il faut concevoir des modes de consommation plus propres et économes en ressources, est aujourd’hui largement partagée. De même, l’idée – connexe à la précédente – que les marchés ne savent pas tout faire et que, laissés à eux-mêmes, ils peuvent conduire à des catastrophes. On sent pointer non seulement la demande de davantage de réglementation, mais aussi celle d’un retour vers une véritable économie « mixte » où l’action publique, pourvu qu’elle soit correctement contrôlée et mise en œuvre, aurait toute sa place.
Enfin et surtout, entre Etat et marché, le thème et la théorie des communs (c’est-à-dire l’idée de ressources dont la propriété et l’usage sont partagés, au lieu de ne relever que d’une propriété exclusive, publique ou privée) sont en train d’effectuer une véritable percée. De l’eau pensée comme bien commun aux multiples modèles économiques du « libre » et de l’open source basés sur différentes formes de l’économie du partage, on voit fleurir toutes sortes de « plateformes » qui sont des entreprises en herbe, lorsqu’il ne s’agit pas d’entreprises véritables.
Du covoiturage au service à la personne (éducation, santé), cette économie du commun et du partage, qu’elle s’appuie ou non sur des formes marchandes, est porteuse d’une vraie révolution sur nos manières de penser et de faire. Sans doute est-ce de là que viendront les changements essentiels. Car cette économie du commun est congruente avec l’impératif « vert » de la préservation et du bon usage des ressources.
Les politiques économiques menées aujourd’hui par les principaux pays du monde, dont la France, témoignent-elles de l’avancée de ces nouvelles -conceptions ?
Pour l’essentiel, elles continuent d’être inspirées par les théories de l’avant-crise. L’idée que le retour de la croissance passe par des « réformes structurelle » qui permettraient le retour de l’efficacité des marchés est aussi vieille que la théorie néoclassique elle-même. Et aussi éculée…
En matière monétaire, cependant, on peut noter quelques évolutions, encore bien timides. Ainsi de la mise en avant des politiques « non conventionnelle » des banques centrales. Ou de l’idée qu’elles doivent s’occuper non de la seule stabilité monétaire, mais aussi de la stabilité financière. Aujourd’hui, le président de la Réserve fédérale américaine n’oserait sans doute pas – comme le fit Alan Greenspan lorsqu’il occupait cette fonction il y a quelques années – soutenir que face à la formation d’une bulle, il faut surtout ne rien faire…
Quelles mesures concrètes de politique économique préconisez-vous dans ce deuxième manifeste?
La France et l’Europe ont besoin d’un nouveau grand projet, capable de relancer les initiatives et l’économie. Celui-ci doit être bien évidemment axé autour de la transition écologique. Une telle politique suppose de mobiliser entreprises, territoires, centres de recherche et secteur bancaire dans un effort coordonné et de longue haleine. Le développement des énergies renouvelables, l’isolation thermique des bâtiments, la rénovation urbaine, la mise en place de processus productifs innovants, l’essor de produits à longue durée de vie, peu gourmands en énergie, sont les vecteurs de l’économie de l’avenir.
Pour mettre en œuvre une telle politique, un fonds souverain pourrait être créé à partir des actifs de l’Agence des participations de l’Etat et de la Caisse des dépôts. Des instruments européens devraient s’y ajouter, si l’Union européenne engageait enfin sa refondation. La Banque européenne d’investissement (BEI) pourrait être un formidable levier pour le financement d’activités d’avenir.
Que faudrait-il, selon vous, pour que ces mesures soient effectivement adoptées ?
Ce qui manque le plus cruellement, c’est la coalition capable de porter un tel projet. Pourtant, celle-ci, en France, existe virtuellement. Si l’on met ensemble les Verts, le Front de gauche, les « frondeurs » du PS et ceux qui sont susceptibles de s’y rallier, on n’est pas loin d’une majorité.
Une telle recomposition est-elle possible ? Je suis pour ma part pessimiste. La coalition des hollandais qui domine le jeu parlementaire est allée trop loin dans son entêtement et ses erreurs pour faire volte-face. Mais la situation est telle, en France comme en Europe, qu’une fenêtre s’ouvrira à un moment ou à un autre. Il faudra alors saisir l’opportunité. En mettant en débat nos propositions, nous espérons contribuer à préparer ce moment et les choix qu’il faudra alors effectuer.
La Grande Dépression des années 1930 a mené rapidement à des changements radicaux des politiques menées, comme le New Deal aux Etats-Unis. Elle a aussi amené les économistes à revoir leurs théories pour donner naissance au keynésianisme, à l’économie mixte, à l’Etat-providence. Aujourd’hui, après sept ans de crise, cela ne semble pas être le cas. Pourquoi ?
Je pense que les obstacles sont d’abord d’ordre politique. La coalition néolibérale est encore très puissante. Elle est parvenue, du moins jusqu’à aujourd’hui, à bloquer les changements. Mais les perspectives alternatives existent. Le retour du « commun » auquel nous assistons en témoigne. Cela prendra sans doute du temps. Mais sous l’empire de la nécessité, la transition écologique se fera. Et avec elle nous changerons nos manières de vivre et de penser.
Propos recueillis par Antoine Reverchon
A LIRE : Nouveau manifeste des économistes atterrés. 15 chantiers pour une autre économie, par collectif, Ed. Les liens qui libèrent, 160 pages, 10 €, 2014.
Source : publié dans Le Monde (Cahier culture&idées) daté du 24 janvier 2015.
En savoir plus :
► ECOUTER : Economie : la croissance c’est fini, alors on fait quoi ? Emissions 1 et 2 de RFI « C’est pas du vent », du 17 janvier 2015, par Anne-Cécile Bras avec deux invités : Jean-Marie Harribey (Economiste atterré) et Stephen Kerckhove (Agir pour l’environnement). Emissions téléchargeables à :
http://www.rfi.fr/emission/20150117-1-croissance-economique-relance-respect-environnement/
► Le site des Economistes Atterrés : http://www.atterres.org