« Le vote grec est d’abord une revanche contre l’humiliation »
Pour l’historien Olivier Delorme, on ne peut comprendre la victoire du parti anti-austérité Syriza, le 25 janvier, sans connaître le passé tumultueux de ce carrefour européen, souvent trahi par ses alliés.
Historien, écrivain, Olivier Delorme est l’auteur de La Grèce et les Balkans. Du Ve siècle à nos jours (Folio, 2013). Les relations entre la Grèce et l’Europe, oscillant entre espoirs et soupçons, s’inscrivent dans une longue tradition historique, explique-t-il.
Entretien
Propos recueillis par Antoine Reverchon
Alexis Tsipras, le nouveau premier ministre grec, évoque dans presque tous ses discours la « dignité retrouvée » du peuple grec, affirmant que ce dernier peut « à nouveau écrire son histoire ». Pourquoi ?
Le vote du 25 janvier est d’abord une revanche contre l’humiliation ressentie par les Grecs, bien au-delà des partisans de Syriza, après cinq ans de soumission à la « troïka » – Fonds monétaire international, Commission et Banque centrale européennes – . Mais ce sentiment est aussi profondément ancré dans l’histoire nationale. Si les Français perçoivent bon an mal an leur Etat, créé il y a un millénaire, comme le gardien du bien commun et le défenseur de l’intérêt national, ce n’est pas le cas des Grecs : leur Etat, fondé en 1830 après quatre siècles de domination ottomane, s’est trouvé si souvent soumis aux intérêts étrangers qu’il n’a vraiment été le leur que durant cinquante à soixante ans.
Cela commence en 1830, année de l’indépendance, quand les puissances (France, Angleterre, Russie) imposent aux Grecs un roi allemand, Othon, qui gouverne avec un entourage et des mercenaires allemands. La langue de ce royaume, créée par les élites grecques qui étaient au service des Ottomans, les phanariotes, est un mélange de grec antique et de byzantin, promu par les « philhellènes » européens pétris de culture antique. Cette langue est utilisée par l’administration, les tribunaux, la presse, mais n’est pas comprise par la population qui parle le grec « démotique » (du peuple). Lequel ne deviendra la langue officielle qu’en 1976 !
Durant près d’un demi-siècle, la vie politique sera dominée par trois partis, représentant respectivement les intérêts britanniques, russes et français, qui prennent directement leurs ordres des ambassades. Comme à l’époque ottomane, où ne pas payer l’impôt dû au sultan avait valeur d’acte patriotique, les Grecs ne consentent pas à payer l’impôt à cette administration « étrangère ». Les Grecs appellent cette période la « xénocratie », c’est-à-dire le gouvernement des étrangers.
En 1875, le premier ministre réformateur Charilaos Trikoupis (1832-1896) lance un programme de modernisation : chemins de fer, canal de Corinthe, port du Pirée. Mais la Grèce est, comme aujourd’hui, pauvre. Le gouvernement s’endette, au moment où l’économie occidentale sombre dans une longue dépression (1873-1896) qui provoque déflation, chômage, et ralentit le commerce international. Les exportations de la Grèce et son activité de transport maritime, cruciale pour son économie, s’effondrent, les investissements européens s’en vont. Athènes fait défaut en 1893, et ses créanciers européens lui imposent une « commission de la dette » qui ponctionnera durant des années ses ressources fiscales.
Pourtant, la Grèce connaît une période de prospérité au début du XXe siècle.
En 1910, Elefthérios Venizélos (1864-1936) devient premier ministre : il encourage l’industrie, lance la réforme agraire et les premières lois sociales, engage le pays dans les guerres balkaniques (1912-1913), qui doublent presque sa superficie.
Mais lorsque la première guerre mondiale éclate, le pays se divise : Venizélos et la majorité parlementaire autorisent le débarquement des Alliés à Thessalonique (1916), alors que le roi est partisan d’une neutralité proallemande. La Grèce aura deux gouvernements jusqu’à ce que les Alliés imposent le retour de Venizélos à Athènes (1917). La Grèce, placée dans le camp des vainqueurs, a obtenu au traité de Sèvres (1920) l’extension de ses frontières en Thrace et en Asie Mineure, ainsi qu’autour de Smyrne (Izmir). Mais les Alliés, trahissant leurs promesses, laissent bientôt le pays seul face à la reconquête turque de Mustafa Kemal. C’est la « Grande Catastrophe » : les Grecs d’Asie sont massacrés ou contraints à l’exil (1921-1923). La Grèce, 4,7 millions d’habitants, doit accueillir 1,5 million de réfugiés à qui sont distribuées les terres agricoles des grands domaines, dont ceux de l’Eglise, en échange d’exonérations fiscales pour celle-ci.
Après une décennie de guerre et ce choc démographique majeur qui déstabilise la société, l’économie grecque est de surcroît violemment touchée par la crise mondiale qui éclate en 1929 : c’est elle, non la prétendue incapacité des Grecs à gérer leurs finances, qui, comme en 1893, explique que la Grèce fasse une deuxième fois défaut, en 1934. Confrontée à la révolte sociale, la monarchie se mue deux ans plus tard en dictature inspirée du fascisme,
Agressée par Mussolini en 1940, envahie par Hitler en 1941, la Grèce se trouve pourtant à nouveau dans le camp allié. Massive, la résistance intérieure s’organise principalement autour du Parti communiste, alors qu’en Egypte, où siège le gouvernement en exil, l’acharnement de Churchill à restaurer le roi conduit à préserver les cadres monarchistes de la dictature. Cette situation empêche toute union nationale et débouche, en 1944, sur le blocus par les Britanniques des militaires et marins grecs : démocrates républicains ou communistes ont été acculés dans les casernes et les ports égyptiens jusqu’à ce qu’ils livrent armes et « meneurs ». Puis, à la Libération, la restauration que les Britanniques imposent par un scrutin truqué provoque une terrible guerre civile (1946-1949) dans laquelle les communistes grecs croient, à tort, pouvoir obtenir de Staline les moyens d’une victoire. Les « amis de la Grèce » ont encore coûté très cher aux Grecs.
Pourquoi la Grèce ne profite-t-elle pas alors, comme l’Europe occidentale, du -parapluie nucléaire américain et de l’essor économique des « trente glorieuses » ?
Les quatre années d’occupation nazie ont été parmi les plus dures d’Europe : la répression et la famine ont tué 8 % de la population et ruiné le pays, puis la guerre civile aggrave encore la situation. Pour relancer le transport maritime, pourvoyeur d’emplois et de devises, le gouvernement exonère d’impôt sur les bénéfices les armateurs, qui ont subi de lourdes pertes durant la guerre, en mettant leurs navires au service de la cause alliée. Depuis, ils ont préservé cet avantage, arguant que leurs fondations exercent un mécénat culturel et humanitaire.
A partir de 1955, la Grèce connaît une forte croissance sans endettement ni inflation qui privilégie les industries lourdes ; elle s’associe à la CEE (Communauté économique européenne) en 1961. En 1967, cependant, un coup d’Etat d’officiers liés à la CIA bloque l’évolution du pays.
A la chute des colonels en 1974, le premier ministre Constantin Karamanlis (droite libérale) rebâtit la démocratie, négocie l’adhésion à la CEE et entame la création d’un Etat social que le Pasok (socialiste) d’Andréas Papandréou, victorieux en 1981, amène aux standards occidentaux. Mais celle-ci coûte cher, parce qu’elle intervient en plein dans la crise mondiale due aux chocs pétroliers. Ensuite, après 1990, les investissements grecs se dirigent de préférence vers les pays à bas coût salarial de l’ex-bloc soviétique.
Les fonds européens et les bas taux d’intérêt assurés par l’euro conduisent alors les banques (contrôlées en majorité par des groupes français) à encourager l’endettement privé jusque-là très faible, tandis que les marchés d’armement ou de BTP alimentent une corruption dont Allemands et Français sont largement bénéficiaires et qui creuse la dette publique. Si bien que la crise internationale de 2008, aggravée par la spéculation, met le gouvernement face à un choix : faire défaut ou se soumettre à la néo-xénocratie de la « troïka ».
Pourquoi la Grèce échoue-t-elle ainsi régulièrement à rejoindre la marche de l’Europe, alors que bien d’autres pays y sont parvenus ?
La chance et le malheur de la Grèce sont qu’elle soit située à la croisée de l’Orient et de l’Occident, de l’islam et de la chrétienté, des mondes slave et méditerranéen. Elle est à la fois un carrefour d’influences culturelles – ce petit pays a produit bien des écrivains importants, dont deux, Georges Seferis et Odysseas Elytis, ont reçu le prix Nobel – et un carrefour géopolitique : ses eaux sont traversées par les routes commerciales et stratégiques reliant la Russie aux mers libres via les Dardanelles, l’Europe centrale à la Méditerranée via le détroit d’Otrante, et enfin l’Europe occidentale à l’Asie via le canal de Suez.
Au Moyen Age, les chevaliers catholiques partis en croisade contre les musulmans pillent Constantinople et installent des royaumes féodaux dans le sud de la Grèce et les îles ; l’Empire byzantin, affaibli, ne pourra plus résister à l’invasion turque, et la Grèce restera quatre siècles sous la férule ottomane pendant que l’Europe entame sa Renaissance grâce aux bibliothèques apportées par les lettrés byzantins qui fuient l’occupation turque. Dès le XVIIIe siècle, les communautés grecques sont les vecteurs de la diffusion des idées des Lumières (démocratie, nation, liberté) dans les Balkans. Puis, au XIXe, la Grèce est le théâtre des rivalités impériales entre Britanniques et Russes, relayées au XXe siècle par Américains et Soviétiques.
Aujourd’hui, sa situation reste périlleuse : depuis 1974, la Turquie occupe et colonise 37 % de Chypre, peuplée de Grecs à plus de 80 % ; elle conteste frontières et droits économiques en Egée, où elle empêche la Grèce de mettre en valeur des ressources en hydrocarbures, et elle refuse l’arbitrage de la Cour internationale de justice de La Haye qu’Athènes a accepté. Quant à l’Union européenne, qui finance largement la Turquie et l’a acceptée comme candidate (alors qu’elle occupe un pays de l’Union et conteste la souveraineté d’un autre !), elle n’a jamais pris aucune initiative diplomatique digne de ce nom pour régler ces questions. Pire, lorsque la Grèce a adhéré à l’Union de l’Europe occidentale en 1992, le traité a été modifié pour préciser que l’assistance mutuelle automatique en cas d’agression d’un des membres ne jouerait pas… si l’attaque venait d’un pays de l’OTAN ! Face à la menace d’une armée cinq fois plus puissante, la Grèce est donc contrainte de soutenir un effort disproportionné : ses achats d’armement, moteur essentiel de la corruption et de la dette, ont été supérieurs aux transferts européens, profitant aux industries d’armement allemande et française dont la Grèce a régulièrement été les deuxième et troisième clients.
L’insécurité géostratégique de ce pays est donc responsable d’une grande partie de ses difficultés économiques. Elle est aussi la source du sentiment d’une absence de solidarité et de compréhension des Européens de l’Ouest pour sa situation particulière.
Propos recueillis par Antoine Reverchon
Source : publié dans le Cahier du «Monde » n° 21797 (Culture&idées) daté samedi 14 février 2015. http://www.lemonde.fr
Sur le même sujet :
► « Soutenir la Grèce » à : http://nsae.fr/2015/02/25/soutenir-la-grece/
►Syriza : « Un grain de sable dans l’engrenage » à :
http://nsae.fr/2015/02/05/syriza-un-grain-de-sable-dans-lengrenage/
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http://nsae.fr/2015/01/06/bas-les-pattes-devant-la-grece-qui-lutte-et-resiste/
A LIRE :
« La Grèce et les Balkans. Du Vè siècle à nos jours », Olivier Delorme, Ed. Gallimard, en trois volumes, Collection Folio histoire, 10.90 € le volume, 2013.