Une approche personnelle de la « laïcité »
Par Didier Vanhoutte
J’ai rédigé en anglais à l’intention de nos amis du Réseau Européen une analyse personnelle sur les raisons pour lesquelles la laïcité est ce qu’elle est en France, en essayant de trier les causes de l’incompréhension qui prévaut entre nous, venant de différents pays, nourris de cultures différentes. J’ai particulièrement insisté sur les différences entre “laïcité” et “sécularisation”, la première étant un dispositif légal, tandis que la deuxième est un processus. En voici la version française.
Étant donné les récents événements survenus en Europe, la laïcité semble être devenue, plus que jamais, une grave source d’incompréhension parmi les chrétiens progressistes sur tout le continent. Cet essai modeste a été écrit pour tenter de lever les ambigüités. J’utiliserai constamment le mot français, je vous en demande pardon, non pas par arrogance, mais parce nous avons cruellement besoin d’un mot qui s’applique précisément à un concept que tous les autres mots paraissent trahir. J’y reviendrai plus loin.
Mais pourquoi ce mot est-il français ? Est-ce parce que le “génie” français était nécessaire pour amener l’idée ? Je suis totalement convaincu que ce n’est pas le cas. Les circonstances locales, pas plus, peuvent expliquer l’apparition du concept dans cette partie du continent européen. Nous savons tous que la/les religion/s a/ont été la cause d’épisodes sanglants partout au fil des siècles, mais aucune histoire nationale ne semble avoir été aussi tragique à cet égard que l’histoire française.
Au début du second millénaire, les institutions politiques et religieuses étaient devenues rivales dans leur quête du pouvoir, et les évêques se comportaient tels des princes, levant même l’impôt. Il va sans dire que l’idée de démocratie était parfaitement anachronique, et le message de l’évangile était caché derrière le rempart de doctrines protégeant le haut clergé et de riches abbayes. Un sérieux conflit était inévitable entre les deux ordres, leur rivalité ayant atteint un tel paroxysme.
Il survint sous le règne de Grégoire VII. Le désaccord qu’il eut avec Henri IV, l’empereur du Saint-Empire Romain Germanique, la Querelle des Investitures, le conduisit à l’excommunier plusieurs fois bien qu’il eût fait amende honorable quand il se rendit à Canossa en 1077. En conséquence, l’empereur ne pouvait plus nommer les évêques, ses perspectives se trouvant « réduites » aux affaires politiques ordinaires. Grégoire VII parut l’avoir emporté totalement sur son adversaire, mais, en réalité, apparut une première fissure dans le pouvoir absolu du Saint-Siège : le champ politique allait progressivement échapper à l’emprise de l’église dans les siècles suivants, ou, tout au moins, le pouvoir « laïc » devait trouver une voie indépendante et contester le pouvoir solitaire dominant de l’église. L’Europe tout entière allait être concernée.
Et la France dans cette affaire?
Bien que l’église en tant qu’institution fût notoirement infidèle à l’évangile, son message avait réussi à être transmis au « peuple », et le décalage entre la manière dont les prélats vivaient et ce qu’ils enseignaient aux croyants devint insupportable. De nouveaux mouvements commencèrent à émerger, en particulier dans certaines régions de ce qui allait devenir la France. Des « hérésies » avaient déjà été rejetées par plusieurs conciles au cours du premier millénaire, les plus remarquables étant le nestorianisme, qui se répandit dans une grande partie de l’Asie, même de la Chine, avant d’en être banni par l’empereur, et l’arianisme, qui régna surtout sur la péninsule arabique, où il devait partiellement inspirer la naissance de l’islam.
Deux importantes hérésies allaient être sévèrement persécutées dans le Sud de la France à la fin du XIIème siècle et au début du suivant, le catharisme (une branche du gnosticisme) et le mouvement des Vaudois.
Le catharisme était, pour simplifier les choses, une variété de dualisme en lien avec la gnose et prenant racine dans les philosophies préchrétiennes, reconnaissant l’importance de Jésus mais rejetant l’église romaine, et le but de ses membres était de devenir « les Parfaits ».Cette nouvelle religion était violemment rejetée par l’institution chrétienne, et ses membres furent pourchassés dans le Sud-Ouest, où ils avaient créé des épiscopats, d’autant plus facilement que des aristocrates locaux avaient des ambitions politiques. À Carcassonne (1209), Béziers, Toulouse de terribles massacres se produisirent. Pendant le siège de Béziers, on dit que Simon de Montfort prononça cette phrase terrible : « tuez-les tous ; Dieu reconnaîtra les siens ! » Naturellement il y eut des milliers de victimes.
Saint Dominique, le fondateur de l’ordre des dominicains, joua un rôle particulier pendant cette triste période. Le Pape Innocent III lui demanda d’éliminer l’hérésie. Il essaya de convertir les hérétiques en « prêchant », et ne put rien faire (ou ne voulut rien faire) contre le massacre en cours. Quelques années après sa mort, et à la suite de ses tentatives pour l’emporter sur cette hérésie précisément, un nouveau « corps » fut créé en 1229, placé sous l’autorité directe du pape, l’Inquisition, et fut confié à l’ordre des Dominicains. On sait le rôle calamiteux joué par elle dans l’Europe du Sud. Elle expérimenta d’abord ses procédés meurtriers contre les Cathares, entre l’Atlantique et la Méditerranée, et les Vaudois en Provence et dans les Alpes.
Les Vaudois, fidèles à l’enseignement de Pierre de Valdo (ou de Vaux), se répandirent à partir de Lyon, où de Valdo vécut et prêcha la pauvreté évangélique, et convertirent rapidement des milliers de gens en Savoie, en Provence, et même au Piémont en Italie au début du XIIIème siècle. Ils voulaient vivre en conformité avec le message de l’évangile, être frères et sœurs, et mener une vie de pauvreté. Bien entendu ils dénonçaient la manière dont l’institution romaine vivait et le type de témoignage qu’elle proposait. Eux aussi furent pourchassés et massacrés en différents endroits des Alpes françaises (de véritables carnages se produisirent en Savoie et dans le Lubéron des années plus tard) et en Italie. Des milliers de gens périrent encore. Une fois de plus, l’institution catholique réussit à éliminer ses opposants en utilisant les moyens les plus violents.
Il peut être approprié de se souvenir que François d’Assise, il Poverello, dont la mère était provençale et qui fut surnommé « il Francesco » (le Français) par son père, vécut précisément à la même période : il mourut en 1226, trois ans avant que l’Inquisition ne fut créée. Deux siècles plus tard (1431), Jeanne d’Arc fut brûlée vive pour sorcellerie et hérésie, tout motif politique étant laissé de côté… Disons juste un mot des Marranes, des Juifs qui avaient fui l’Espagne et qui furent obligés d’adopter la foi chrétienne pour sauver (?) leur vie après la « Reconquista », et qui avaient trouvé un abri médiocre dans le Languedoc… Ils furent considérés comme suspects d’être secrètement retournés à leur religion première.
Près d’un siècle après l’exécution de Jeanne, en 1517, Martin Luther rédigea ses « 95 thèses », et lança la première hérésie qui devait réussir, et survivre à la condamnation de l’église « catholique ». Survivre ? Oui, mais pas tout le monde! C’est un fait que le XVIème siècle devait amener en France une guerre civile totale. Ce fut l’épisode terrible des Guerres de religion (1562-1598). Je n’entrerai pas dans les détails, il y en a de nombreux. Des combats, des batailles, des massacres des deux côtés, atteignant le paroxysme de l’horreur le 24 juillet 1572 avec le « Massacre de la Saint-Barthélemy » : en quelques jours, le décompte des victimes atteignit le nombre incroyable de 30 000 ! Henri IV, à l’origine un protestant, devint finalement roi de France après sa conversion à la foi catholique (« Paris vaut bien une messe »), et, en 1598, il « accorda » au royaume de France un « édit de tolérance », l’édit de Nantes. Pour faire court, et bien qu’il y eût quelques restrictions, les sujets de Sa Majesté avaient le droit d’être catholiques ou protestants ! C’était une révolution. Henri IV resta dans la mémoire collective, même de nos jours, comme le bon roi Henri. Mais il fut hélas assassiné par Ravaillac en 1610 justement à cause de sa politique d’ouverture.
La paix ne devait pas durer bien longtemps puisque le petit-fils d’Henri, Louis XIV, le « Roi Soleil », qui se trouvait sous l’influence des catholiques, et après que son armée, les « Dragons », eut persécuté un grand nombre de protestants dans différentes régions du royaume (cet épisode reste dans les mémoires sous le nom de « Dragonnades »), plus particulièrement dans les Cévennes, en les forçant à se convertir à la foi catholique, estima possible de révoquer l’édit de Nantes – ce qui fut fait en 1685. À la suite de cela, un grand nombre de protestants (les « huguenots ») quittèrent la France, principalement pour les Pays-Bas et pour ce qui allait devenir l’Allemagne, où ils participèrent à la fondation de… Berlin. L’histoire devait se souvenir de cette prouesse.
Même au XVIIIème siècle, le siècle des Lumières, les conflits religieux devaient persister. Permettons-nous d’en évoquer deux.
D’abord, l’Affaire Calas, qui inspira Voltaire lorsqu’il écrivit son Essai sur la tolérance. Tout commença en 1762, alors que Jean Calas, un protestant habitant à Toulouse, fut accusé d’avoir assassiné son fils prétendument désireux de se convertir au catholicisme. Il fut rapidement jugé, condamné à mort et exécuté, juste avant que Toulouse ne fête l’anniversaire du massacre de 4000 protestants pendant les Guerres de religion ! Les autres membres de la famille furent aussi poursuivis et tous leurs biens confisqués. Ce fut l’horreur quand il fut révélé que le fils Calas s’était suicidé. Le scandale fut considérable à Paris.
Que je rappelle là que 200 000 exemplaires de ce Traité sur la tolérance furent vendus en France en janvier dernier, et il est maintenant en réimpression…
En second lieu, l’affaire du Chevalier de la Barre, qui eut la tête tranchée à l’âge de vingt-et-un ans en 1766 (son corps fut ensuite brûlé avec un exemplaire du « Dictionnaire philosophique » de Voltaire) pour avoir prétendument refusé d’ôter son chapeau devant le Saint-Sacrement…
On peut comprendre que l’un des premiers gestes des révolutionnaires en 1789 fut de publier une « Déclaration » des Droits de l’Homme et du Citoyen. L’article 11 est ainsi rédigé : La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. Un tel article exclut l’idée même de blasphème.
Après la Restauration (1814/1815), il y eut sous Charles X, en 1825, la tentative de réintroduire l’idée de sacrilège, passible de la peine de mort. La loi fut votée, mais jamais appliquée, et, après la Révolution de 1830, après que Louis-Philippe fut devenu roi, la loi fut abrogée. Le seul effet d’une telle tentative fut de renforcer les sentiments antireligieux chez beaucoup. Cependant le mot « laïque », pour ne parler que de la séparation entre l’état et les religions, fut popularisé par un grand poète chrétien, Victor Hugo, quand il fut élu au Parlement en 1848. Et le mot « laïcité » ne fut vraiment inventé qu’au début de la IIIème République, après la Guerre de 70, par Jules Ferry, et surtout par un protestant célèbre, Ferdinand Buisson, qui fut le grand organisateur des écoles publiques récemment créées.
Aujourd’hui…
J’aurais pu donner d’autres détails (trop nombreux sont ceux déjà proposés), ou bien développer certains points de la liste… Bien que je ne l’aie pas fait, je ne suis pas si sûr que tous les Français connaissent leur histoire dans le détail. Mais ils ont un souvenir diffus de tout cela, au point que c’est devenu un inconscient collectif.
La chose “bizarre”, c’est que Charlie Hebdo était sur le point de fermer lorsque les attaques se sont produites. Ils ne vendaient qu’environ 20 000 exemplaires par semaine, ce qui était insuffisant pour survivre. Pourquoi en était-il ainsi ? Parce que beaucoup de gens n’étaient pas vraiment intéressés par le ton de la publication. Mais rappelez-vous ce qui se produisit après le massacre. Les gens n’ont pas véritablement « défilé », ils se sont immédiatement « dressés », dès le premier soir. Et le dimanche suivant, ils étaient des millions à protester dans les rues. Ce ne fut pas organisé par le Président Hollande (il n’a fait que suivre le mouvement), ni par des partis politiques ou des syndicats. Ce fut l’expression d’un instinct de masse, et il n’y eut absolument aucune pancarte politique. Un ou deux partis tentèrent d’utiliser le phénomène pour eux-mêmes, mais ils furent acculés dans l’insignifiance (y compris le Front National).
C’est extrêmement clair : les personnes sont protégées par la loi, mais pas les idées. Le concept de blasphème n’existe simplement plus (sauf en Alsace-Moselle pour des raisons historiques). Tuer pour des idées est devenu totalement anachronique, c’est juste monstrueux. Trop de sang a été versé dans le passé en France pour des raisons religieuses, et ce passé subsiste comme un souvenir horrible.
Nous savons « dans notre chair » le coût de l’intolérance, et nous avons appris loin dans le passé (édit de Nantes) que vivre ensemble était possible, et que la tolérance était le seul chemin, même difficile, vers l’harmonie. Mais elle impliquait que l’état, ou le prince, ne prenne pas parti, et que la religion ne joue aucun rôle dans l’action politique. Même Voltaire écrivit dans son Traité sur la tolérance (chapitre 11) : « Ce n’est pas parce que Henri IV fut sacré à Chartres qu’on lui devait obéissance, mais parce que le droit incontestable de la naissance donnait la couronne à ce prince, qui la méritait par son courage et par sa bonté ».
Il est vrai que les choses ne sont pas si simples. Parce que les religions n’acceptent pas volontiers d’être une parmi d’autres, n’acceptent pas de ne pas dicter une loi pour tous en accord avec leur doctrine particulière. Lorsque la « Loi de séparation » fut votée en France en 1905 – et nous ne devons pas oublier que cette loi fut dictée par les événements lointains que je viens de relater – l’église catholique romaine fut radicalement hostile. La Troisième République avait été établie en 1871, et cela lui (l’église) prit plusieurs décennies pour reconnaître ce « régime sans Dieu », pour ne rien dire de la séparation elle-même… Les choses s’apaisèrent après qu’un accord fut signé entre la République Française et le Saint-Siège en 1923-24. Mais, en mainte occasion, l’église se montra prête à créer des difficultés, en essayant d’imposer ses conceptions pour quantités de raisons. On aurait dit que la laïcité n’était rien d’autre pour elle qu’un accident de parcours… Ayant perdu un accès direct aux décisions politiques à cause de cette laïcité détestée, l’église conclut qu’elle était antireligieuse, ou, pire, antichrétienne. Ce qui est triste, c’est que cette conception a été exportée autour de la France, et qu’elle prévaut maintenant quelquefois chez nos voisins.
Et le monde qui nous entoure est devenu plus complexe. De nouvelles religions ont gagné en importance, en particulier l’islam. Mais pas seulement. De façon symétrique, le nombre de pratiquants s’effondre de façon dramatique, tandis que davantage de gens sont des athées ou des agnostiques déclarés. Dès lors que l’église catholique tend à rejeter la laïcité, elle devient la propriété déclarée de non-croyants de toutes sortes. C’est une autre variété d’erreur.
Qu’est-ce que la laïcité pour finir ?
En français, il y a rivalité entre deux mots différents, la sécularisation et la laïcité.
Le premier se réfère à un processus qu’il prend beaucoup de temps de mener à bien – en admettant qu’il soit envisageable de le terminer un jour : la possibilité pour différentes religions, et maintenant convictions, de vivre ensemble dans la même société. Elle implique des efforts pragmatiques et empiriques, avec des hauts et des bas, avec des débats et des conflits, d’autant plus que de nombreux points de vue sont face à face, et que des arguments idéologiques sont souvent utilisés. La paix est obtenue lorsque des accords deviennent possibles grâce à des approches interreligieuses et interculturelles, et lorsque d’autres convictions sont aussi invitées et traitées également.
C’est la situation qui fut (et est toujours) vécue à travers toute l’Europe. Quelques nouveaux venus en Europe, tels les musulmans, ont parfois déstabilisé ce qui avait été plus ou moins déjà résolu, mais ce n’est qu’une phase de la même quête.
Je crois que le mot « secularization » est une traduction anglaise possible.
Le deuxième, la laïcité. Elle ne semble possible que lorsque la première phase a traversé des crises extrêmes, et/ou lorsqu’elle a pu conduire à un haut degré de compréhension mutuelle, même fragile. Son outil, c’est la loi, une loi dont le but sera de protéger les citoyens tout autant que l’état, en établissant chacun dans son domaine, de telle sorte que la liberté soit hors de l’atteinte de ceux qui voudraient prendre le pouvoir d’une manière ou d’une autre, ou au moins profiter de la faiblesse de quelques éléments de ladite société pour retirer des avantages particuliers de la situation. La laïcité ne peut en aucun cas être considérée comme une idéologie. Elle est un cadre légal. Seulement cela, ce qui est déjà beaucoup…
Je ne vois aucune traduction satisfaisante en anglais pour le mot. « Secular/secularism » ne peuvent être séparés de « sécularization » qu’avec difficulté, et « secular movements » (les mouvements laïques) revendiquent souvent leur athéisme. Il est vrai que, en Belgique par exemple, être « laïque » a souvent le même sens. Mais souvenez-vous de ce que vous avez lu plus haut.
Même en France, la différence entre « sécularisation » et « laïcité » est devenue plus vague, à cause du fait que certains sociologues ou philosophes transforment la laïcité en une idéologie, et ils veulent souvent bien faire… Mais n’est-ce pas confondre le moyen et la fin ? La laïcité n’est qu’un moyen, ou une condition, pour atteindre une société harmonieuse, réellement démocratique. Elle n’est qu’un cadre. Mais ce cadre est indispensable.
Fondamentalement, les citoyens souhaitent vivement vivre ensemble en paix, en harmonie, quelles que soient leurs différentes convictions. La laïcité est le meilleur outil pour cela. Toute hésitation pour utiliser le mot juste (qui évite toute confusion) – laïcité – serait une faute. Souvenons-nous de ce qu’écrivit Albert Camus : Tout le malheur des hommes vient de ce qu’ils ne parlent pas un langage simple mais en porte-à-faux.
Version anglaise : Laïcité – Its origins in France – A personal approach for today