Saint Roméro d’Amérique chemine toujours avec les peuples de notre continent
Adolfo Pérez Esquivel
Prix Nobel de la Paix
A propos d’Oscar Roméro, l’archevêque du Salvador assassiné dans sa cathédrale le 24 mars 1980, qui va bientôt être canonisé, c’est-à-dire déclaré saint dans l’Eglise catholique, par le Pape François, Adolfo Pérez Esquivel tient à dire dans ce texte original tout ce qu’il sait sur Roméro, sur tous les évêques, les prêtres, les religieuses et les religieux et sur tous les chrétiens engagés au service des plus pauvres en Amérique Latine. Il essaye de n’oublier personne et cite aussi les chrétiens latino-américains des autres religions.
Monseigneur Oscar Roméro ; 15 août 1917 – 24 Mars 1980
« S’ils me tuent, je ressusciterai dans mon peuple ».
Les martyrs sont des semences de vie qui sèment l’espérance et fortifient les chemins de la foi. Ils ont fécondé tout notre continent de la Terre Féconde –« Abya Yala »- par la force de leur parole prophétique et le témoignage de vie de ceux qui ont eu le courage et la foi de cheminer ensemble avec l’Eglise Peuple de Dieu. Une voix s’est fait entendre dans tout le continent et dans le monde entier. Le Salvador, notre pays frère soumis à la violence a eu plus de 70 mille morts, exilés et réfugiés. Dans cette grande douleur a surgi cette voix qui a été pour tous un guide et une espérance en dénonçant la violence et en réclamant le respect de la vie et de la dignité du peuple soumis à la dictature militaire et à la guerre civile. Cette voix était celle de Monseigneur Oscar Romero qui demandait la conversion du cœur et prêchait le chemin de la Croix qui, comme le dit Saint Paul : « Pour certains est une folie et pour d’autres demeure vie et rédemption ».
Romero a dû supporter beaucoup d’incompréhension au sein même de l’Eglise. Sa voix, ses réclamations et ses dénonciations n’ont pas été entendues par le Vatican à cause des courants idéologiques et des mauvaises informations sur ce qui se passait vraiment au Salvador. Tout se réduisait à la simple polarisation Est-Ouest entre le capitalisme et le communisme, tout était basé sur « la Doctrine de la Sécurité Nationale » qui régnait alors. On oubliait les milliers de frères et de sœurs victimes de la violence. Roméro essaya alors de se faire entendre du Vatican pour qu’il lui vienne en aide mais, c’est le cœur plein d’angoisse et avec beaucoup de douleur en son âme, qu’il revint dans son pays
Certains paysans qui l’ont bien connu se souviennent qu’ils écoutaient toujours les homélies de Mgr Roméro car ils avaient besoin d’entendre sa parole et, quand ils voyageaient, ils n’avaient plus besoin de leur radio, car tous leurs voisins de route avaient la leur allumée et c’est ainsi qu’ils pouvaient écouter sa parole tout au long du chemin.
Monseigneur connaissait bien les menaces dont il était l’objet, mais la force de l’Evangile et son engagement avec le peuple faisaient partie de sa propre vie. Il essayait dans la prière et le silence d’écouter le silence de Dieu qui parlait à son coeur et à son esprit.
On raconte que quelques journalistes en mars 1980 écrivaient que l’évêque était dans la ligne de mire des militaires et lui, qui le pressentait aussi, répondait : « C’est vrai que j’ai été souvent menacé de mort mais je dois leur dire que, comme chrétien, je ne crois pas à la mort sans croire aussi à la résurrection qui la suit. S’ils me tuent, je ressusciterai dans le peuple salvadorien. Je dis ceci sans fanfaronner et en toute humilité. Ils devraient savoir qu’ils perdent leur temps ; certes, si on me tue, un évêque mourra, mais l’Eglise du Peuple de Dieu ne périra jamais.
Le 23 mars 1980, la veille de son assassinat, dans la Cathédrale, Monseigneur Roméro parla d’un comité d’aide humanitaire et critiqua « l’Etat de Siège dans le pays et le désinformation à laquelle ils étaient soumis » et il indiqua aussi le nombre de personnes assassinées dans la semaine : 140 assassinats. … « On peut dire que le pays est en train de vivre une étape pré révolutionnaire ». Il continua son homélie en disant : « Je voudrais faire un appel d’une façon toute spéciale aux hommes de l’armée, de la Garde Nationale, de la Police et des casernes : « Frères nous faisons tous partie d’un même peuple et vous tuez vos propres frères paysans ! Devant l’ordre de tuer donné par un homme, doit prévaloir la loi de Dieu qui dit : « Tu ne tueras pas!»… Aucun soldat n’est obligé d’obéir à un ordre qui va contre la loi de Dieu. Personne n’est obligé de suivre une loi immorale. Il est temps de retrouver votre conscience et d’obéir plutôt à votre conscience qu’à un ordre de péché.
L’église qui défend les droits de Dieu, de la dignité humaine et de la personne ne peut rester silencieuse devant une telle abomination. Nous voulons que le gouvernement sache qu’aucune réforme ne sert à rien si elle est tâchée d’autant de sang. « Au nom de Dieu et au nom de ce peuple qui souffre et dont les lamentations montent chaque jour de façon plus tumultueuse jusqu’au ciel, je vous prie, je vous supplie et je vous ordonne au nom de Dieu : « Arrêtez la répression ! ».
La voix de Monseigneur Roméro se fit entendre avec beaucoup de clarté, malgré tous les inconvénients et les interférences radiophoniques: « L’Eglise prêche la libération »… Les applaudissements éclatèrent dans la cathédrale et les gens du peuple très émus ressentirent toute cette clameur dans leur cœur.
Il avait un grand besoin de silence et de prière pour rechercher en son intérieur la parole de Dieu afin qu’il l’aide à accompagner et à écouter son peuple souffrant et plein d’espérance.
Beaucoup de martyrs ont semé leurs vies dans les terres du Salvador ; parmi eux on trouve des prêtres, des religieuses et des laïcs engagés dans les communautés de base ; tous demandaient de vivre sans violence et de parvenir à la Paix.
Bien des années sont passées depuis cette époque et le Saint de l’Amérique, Oscar Roméro illumine toujours le chemin de l’Eglise ; par sa parole et son témoignage de vie, il reste pour tous la lumière de l’Esprit et comme il disait dans la Nuit de Noël 1979 : « Le pays est en train d’engendrer un âge nouveau ; c’est pour cela qu’il y a beaucoup de douleur et d’angoisse, de sang et de souffrance. Mais, comme lors d’un accouchement, l’heure arrive pour la femme de souffrir mais quand l’homme nouveau est enfin né, on oublie alors toutes les douleurs ».
« Toutes les souffrances actuelles cesseront. La joie qui nous restera alors, ce sera qu’en cette heure de l’accouchement, nous sommes restés des chrétiens fortement attachés à la foi du Christ et que, grâce à cela, nous n’avons pas succombé au pessimisme. Ce qui nous paraît aujourd’hui insoluble, comme un chemin sans issue, Dieu l’a déjà marqué d’une grande espérance. La nuit actuelle doit nous faire vivre dans un grand optimisme ; certes, nous ne savons pas encore comment, mais Dieu remettra à flot notre patrie et, dans cette heure nouvelle, brillera toujours la grande nouvelle du Christ ».
C’est avec justice que le Pape François a voulu réparer l’oubli fait à ce martyr et prophète et rétablir le témoignage de Monseigneur Roméro, comme lumière de l’Eglise latino-américaine où le Peuple de Dieu reconnait ses prophètes qui montrent le chemin de la foi et de l’espérance. C’est ainsi que s’accouche l’esprit de la vie de l’Homme Nouveau.
Les frères, compagnons de route de ce continent de la Terre Féconde (Abya Yala) reviennent à ma mémoire car ils sont toujours présents dans la vie des peuples. Ils sont les voix prophétiques de l’Eglise de notre temps. En Equateur, c’est la voix de Monseigneur Proaño, évêque de Riobamba ; au Mexique, dans le Chiapas et à Cuernavaca, ce sont les voix des évêques Samuel Ruiz et Sergio Mendez Arcéo ; au Brésil, les voix prophétiques comme celle de Don Helder Camara, Archevêque de Olinda y Recife, du Cardinal de Sao Paulo, Don Pablo Evaristo Arns, de Don Pedro de Casaldàlica de Sao Felix de Araguaya, de Tomas Balduino de Goïas d’Antonio Fragoso de Cratéus , mais aussi celles des théologiens comme Léonardo Boff et Frey Betto ; au Nicaragua, celle d’Ernesto Cardenal ; au Chili, celle du Cardinal Silva Enriquez et en Bolivie, celle de Jorge Manrique à La Paz. En Argentine, la voix du martyr des hauts plateaux de La Rioja, Monseigneur Enrique Angelelli et de ses prêtres, Carlos Murias et Gabriel Longueville ; la voix des évêques argentins, Jaïme de Névares de Neuquen, Jorge Novak de Quilmés et Miguel Hesayne de Viedma et la voix des prêtres, des religieuses et des laïcs engagés avec le peuple à cause de leur foi ; le martyrologe des sœurs franciscaines et des Palotins et de tant d’autres est semblable aux cours d’eau souterrains qui ressurgissent avec force à la surface du sol et changent la réalité en illuminant la vie et l’espérance.
D’autres frères et d’autres sœurs ont marqué ce même chemin de la foi dans leur diversité, appartenant à d’autres églises chrétiennes comme l’Eglise Evangélique Méthodiste, avec leurs évêques : Fédérico Pagura, Carlos Gattinoni et Aldo Etchegoyen, mais aussi avec leurs martyrs, ou encore l’Eglise Luthérienne avec son engagement auprès des plus nécessiteux.
Nous devons suivre les traces de ceux qui nous ont précédé sur les chemins de l’espérance et qui, à partir de leur foi, ont rencontré la grande famille humaine.
Plusieurs de ces frères avaient signé le « Pacte des Catacombes »(1) à Rome en 1965 à la fin de Vatican II où ils avaient été convoqués par Dom Helder Camara pour renouveler leur engagement de vivre l’évangile ensemble avec les pauvres.
L’esprit du Seigneur est toujours présent dans la vie et la mémoire de Saint Roméro d’Amérique qui voyage encore avec tous les peuples de notre continent.
Buenos Aires, le 22 de mars 2015
Traduction française par Francis Gely