Théologie de la justice en Palestine
Réflexions d’un Palestinien chrétien
par Munther B. Isaac *
Ce texte a été présenté à la conférence Kairos Palestine “Vivre dans la dignité” le 3 décembre 2014, lors de la célébration du 5ème anniversaire du document Kairos Palestine.
Le thème de notre rencontre est “Théologie et Justice”. Comment la théologie peut-elle contribuer à la justice en Palestine, ou dans n’importe autre pays du monde ? Avant de commencer, juste une petite remarque : Même si nous parlons de théologie, il ne faut pas oublier qu’il s’agit ici d’un conflit politique. Ce n’est pas un conflit religieux. Bien sûr qu’il a aussi des aspects religieux, et malheureusement ceux-ci augmentent. Il n’en faut pas moins répéter, toujours à nouveau, que le cœur du conflit est politique.
En même temps, il nous faut reconnaître que nous, chrétiens, avons contribué à ce conflit depuis ses origines, et souvent de manière négative. Plus que souvent, nous avons aggravé les choses. A cause de cela, la réflexion théologique importe !
Mon intervention aujourd’hui est largement inspirée par mon expérience de chrétien palestinien qui s’est exprimé sur la théologie de la terre et l’édification de la paix en Palestine, particulièrement comme directeur des conférences et du mouvement Christ au checkpoint.[1]
En réfléchissant à ce thème Théologie et Justice, je me suis dit qu’une bonne manière de l’aborder est de nous demander : Comment notre théologie a-t-elle contribué à l’injustice ? En d’autres termes, avant de parler de théologie et de justice, il nous faut identifier et déconstruire la théologie de l’injustice.
Gustavo Gutiérrez écrivait : “La dénonciation de l’injustice implique le refus de l’utilisation du christianisme pour légitimer l’ordre établi”.[2] Un christianisme qui légitime l’ordre établi, c’est ce que j’appelle “théologie de l’empire” ! L’utilisation du mot “empire” est devenue très courante aujourd’hui[3], et je vais essayer dans ce qui suit de tracer les grandes lignes de cette théologie de l’empire telle que je l’ai vécue et expérimentée en première ligne. Bien sûr, “empire” ne désigne pas ici un pays particulier. Il s’agit d’une injustice institutionnelle et structurelle, de la mentalité du pouvoir et de la domination.
1) La théologie de l’Empire est construite sur un préjugé
Théologie et manières de voir sont liées. La théologie façonne des manières de voir et des conceptions du monde, et le contraire est tout aussi vrai. Une théologie qui privilégie un groupe de personnes crée des préjugés et même du sectarisme. Des sentiments de supériorité engendrent une théologie qui les reflète. Dans une théologie de l’empire, les Palestiniens sont considérés comme une annexe sans importance. Dans la plupart des théologies occidentales, notre place – si jamais il y a une place pour nous – est secondaire pour l’intérêt de l’empire. Et ceci a une longue histoire. Laissez-moi vous expliquer.
Considérons d’abord l’infâme slogan sioniste “Une terre sans peuple pour un peuple sans terre !”. Je me suis souvent demandé : Savaient-ils que cette terre avait un peuple ? Longtemps avant la naissance du sionisme, Lord Shaftesbury (qui était président de la Société londonienne pour la promotion du christianisme parmi les Juifs (connue aujourd’hui sous le sigle CMJ) parlait d’”un pays sans nation pour une nation sans pays”. Encore une fois, savait-il qu’il y avait une nation dans ce pays ? Je suis sûr que oui, mais, voyez-vous, nous n’avions aucune importance. Il y avait quelque chose de plus important. Pour le citer encore : “Il faut encourager les Juifs à retourner plus nombreux encore et à redevenir les époux de la Judée et de la Galilée… [Ils sont] …non seulement dignes du salut, mais un élément vital pour l’espérance de salut du christianisme”. Nous trouvons là pour sûr les racines du sionisme chrétien.[4]
Quant à Lord Balfour, l’auteur de cette infâme déclaration, il relaie la même mentalité : ” En ce qui concerne la Palestine, nous ne proposons même pas d’aller jusqu’à un processus de consultation des vœux des actuels habitants du pays… Les Quatre Grandes Puissances ont un engagement à faire valoir en faveur du sionisme. Et le sionisme est enraciné dans des traditions très anciennes, dans des besoins actuels et dans des espérances futures d’une importance bien plus grande que les désirs ou les préjudices des 700 000 Arabes qui habitent aujourd’hui sur cette vieille terre” (C’est moi qui mets en relief). Dans une telle mentalité, les Arabes palestiniens n’avaient “aucune importance”. “Pour les sionistes, la Palestine était ‘vide’. Non point littéralement, mais en termes de gens d’égale valeur aux yeux des colons immigrants” (Ben White).[5]
Je crois que ceci reflète une mentalité typiquement coloniale, -oserais-je encore dire chrétienne ? La terre portait un peuple, mais nous sommes sans importance pour les désirs et les projets de l’empire. Et l’histoire nous apprend que les chrétiens de l’empire agissaient dans cet esprit et encourageaient l’arrivée des juifs en Palestine et la création de l’Etat d’Israël. La terre ? Elle est “vide”. Et les gens peuvent être déplacés.
Vous vous demandez peut-être pourquoi j’évoque cette histoire. Les choses n’ont-elles pas changé ? En bien, espérez-vous. Beaucoup de chrétiens de par le monde continuent de parler du pays comme s’il était vide. Les Palestiniens sont absents dans beaucoup, sinon la plupart des livres de théologie qui parlent de la présence des juifs sur cette terre aujourd’hui, de l’alliance de Dieu avec le peuple juif, ou des relations des chrétiens avec les Juifs, ou encore des prophéties. Le même schéma se poursuit de nos jours.
Un seul exemple suffira à ce stade : un article de Christianity Today posait en 2012 la question “Les Juifs ont-ils un droit divin sur la Terre d’Israël?” Il s’agissait d’un débat entre deux leaders évangéliques respectés et influents.[6] En 2012 ! Droit divin ! Terre d’Israël ! Pouvez-vous imaginer ce que moi, Palestinien, j’ai ressenti quand j’ai vu le titre de cet article ? Qu’en est-il donc du peuple de cette terre ?
Voilà un exemple typique de deux théologiens américains confortablement installés dans leurs bureaux et qui discutent de notre terre …comme si elle était vide. Nous avons demandé un droit de réponse palestinienne au journal ![7]. En vain.
2) la théologie de l’Empire utilise la peur
Ce qui est dangereux, c’est quand cette attitude de marginalisation devient déshumanisante voire diabolisante. La théologie de l’empire crée des ennemis et instille la peur. Eric Hoffer disait dans son livre The True Believer (Le vrai croyant) : “Un mouvement peut exister sans un dieu mais jamais sans un diable. Pour qu’un mouvement puisse exister, il lui faudra toujours un diable à détruire.”[8]
L’Empire intègre ce concept et capitalise sur lui. Il est si facile aujourd’hui de présenter les Arabes et l’Islam comme l’ennemi contre lequel il faut s’unir et combattre. Le monde est divisé en “bons” et “mauvais”. C’est pourquoi cela arrange beaucoup de gens en Occident de présenter le conflit en Palestine comme un conflit religieux où les bons deviennent la tradition judéo-chrétienne (nous) et les mauvais l’islam (eux, les Palestiniens). Ce qui, par voie de conséquence, justifie les actions d’Israël comme une guerre contre le terrorisme, voire une guerre au nom de Dieu !
C’est vraiment ironique, et triste. Nous disons que nous sommes sauvés par grâce, mais nous nous comportons d’une manière qui exprime tout autre chose : comme si c’est notre mérite qui arrivait en premier ! Comme si nous étions meilleurs que les gens d’autres religions.
3) La théologie de l’Empire attend et même exige fidélité et obéissance[9].
Je vais parler maintenant surtout de ce que l’on a appelé la “théologie d’après l’holocauste”. Après l’holocauste, les chrétiens ont, avec raison, réévalué leurs relations avec le peuple juif et même leur théologie à son égard. Une théologie de la double alliance s’est développée comme réponse à des siècles de persécution du peuple juif en Occident, persécution qui a tragiquement culminé lors de l’holocauste. Mais le problème est le suivant maintenant : Nous, chrétiens palestiniens, avons à nous conformer à cette théologie, à moins d’être considérés comme des hérétiques. Nous devons parler des Juifs comme en parlent les théologiens européens, à moins d’être accusés d’antisémitisme ! Ceci encore reflète une mentalité de supériorité, une mentalité coloniale.
Permettez-moi de vous donner un exemple. Presque à chaque fois que je parle de la terre, dans une théologie de la terre partagée, ou de la situation d’urgence dans laquelle nous Palestiniens vivons, on me pose la question : Croyez- vous en une théologie de la substitution ?
Théologie de la substitution ? Pourquoi donc cette question ? Voyez-vous, on attend de moi que j’adapte ma pensée au paradigme de la théologie occidentale, une théologie qui en est arrivée à résoudre un problème occidental (l’antisémitisme) pour gérer son propre sentiment de culpabilité –à mes frais.
C’est tout juste si je réponds encore à cette question. Arrêtez enfin de me définir ! Arrêtez de me coller des étiquettes ! Contentez-vous d’écouter ce que je dis.
Le point de référence commun à bien des théologies aujourd’hui, c’est la relation avec le peuple juif. Croyons-nous que l’Israël contemporain est l’accomplissement des prophéties ? De l’alliance éternelle avec Dieu ? Avec la terre ? Est- ce que nous adhérons à une théologie d’une double alliance ? Est-ce que nous rejetons une théologie de la substitution ? D’une manière ou d’une autre, on attend de nous que nous satisfassions à leur paradigme et répondions à leurs questions pour avoir le droit de protester contre les soixante-six années de notre tragédie !
Voilà ce qu’écrit le théologien palestinien Fr. Paul Tarazi : “Ce qui nous déconcerte, nous chrétiens du Moyen-Orient, c’est que les chrétiens occidentaux, qui au moins admettent qu’ils considèrent le christianisme occidental comme largement responsable de l’holocauste nazi et qui continuent à soutenir, de manière inconditionnelle très souvent, l’actuel État d’Israël, continuent à vouloir nous convaincre qu’ils ne nous imposent aucune théologie et que nous sommes libres d’avoir notre propre avis en ce qui concerne l’interprétation biblique. Comment peuvent-ils parler ainsi quand ils se repentent sur notre terre d’un acte qui a pris place sur la leur – tout ceci sur la base d’une prémisse que nous rejetons ? C’est une bien rare combinaison d’impérialisme tant théologique que politique.”[10]
4) La théologie de l’Empire réduit au silence la dimension prophétique
Il existe de fortes tentatives aujourd’hui pour réduire au silence les chrétiens palestiniens. Le plus fameux exemple s’est déroulé en 2012 lorsque l’ambassadeur d’Israël de cette époque aux Etats-Unis d’Amérique, Michael Oren, a essayé de faire annuler la diffusion d’un passage de 15 mn du show hebdomadaire “60 Minutes” sur la chaine CBS. Mais ce n’est pas un cas isolé. C’est la règle, quand nous sommes invités comme Palestiniens à prendre la parole ou à donner une conférence à l’étranger, que des objections sont exprimées envers ceux qui nous ont fait venir. J’en ai fait l’expérience une fois, et quand les organisateurs de l’évènement ont essayé de m’expliquer que je devais m’attendre à de sérieuses objections à ma présence, j’ai demandé : “Pourquoi ? Est-ce qu’ils me connaissent ?”. La réponse a été : “C’est parce que vous êtes Palestinien.”
De plus, lorsque nous parlons de notre histoire, que ce soit dans une conférence ou dans un texte écrit, nous sommes attaqués, malmenés, déshumanisés même. Pourquoi ? Pourquoi veut-on nous réduire au silence ? Je voudrais mettre le doigt à ce propos sur un sujet sensible : le dialogue judéo-chrétien. Ceux qui s’y engagent sont certainement sincères et veulent construire des ponts (je l’ai fait moi aussi). Mais nous nous rendons de plus en plus compte que ce dialogue est instrumentalisé pour réduire au silence les chrétiens qui veulent tout simplement attirer l’attention sur les droits des Palestiniens, avant même de penser à critiquer l’occupation de la terre palestinienne.[11]
Peut-il y avoir un dialogue judéo-chrétien crédible si le problème palestinien n’est pas abordé ? Cette question a pris une importance plus grande encore ces dernières années quand Israël a insisté pour que le monde le reconnaisse comme un État juif.
De plus, j’ai peur que le dialogue interreligieux ne soit utilisé pour diviser : juifs et chrétiens contre l’islam. Ce n’est pas ce type de dialogue interreligieux que nous souhaitons. Le dialogue interreligieux doit se poursuivre. Mais il doit être audacieux. Il doit être un espace où les gens de foi aient la volonté et soient prêts à être remis en question. Les anciens paradigmes ne sont tout simplement plus adaptés.
5) La théologie de l’Empire est religieuse, mais paradoxalement indifférente à la souffrance
Je pense qu’en théorie un chrétien indifférent est une contradiction dans les termes. Mais dans la réalité, les chrétiens que nous sommes sont devenus trop religieux, et paradoxalement indifférents à la souffrance de beaucoup de gens de par le monde.
Des chrétiens indifférents sont avant tout soucieux de leur piété individuelle. Ils viennent à Bethléem pour accomplir un acte religieux. Et quand ils traversent le checkpoint et les camps de réfugiés pour se rendre à l’église de la Nativité, je me demande souvent : Se soucient-ils de l’occupation ? Du mur ? Ou sont-ils avant tout soucieux d’accomplir un devoir religieux ?
Pour moi, il s’agit là d’une compréhension déficiente de la spiritualité. Elle est bien sûr basée sur une certaine théologie, qui peut être décrite comme une théologie “uniquement verticale”. La piété individuelle a une place plus haute ici que le souci social ! Moi et Dieu. Point. Nous les voyons tous les jours à Bethléem. Encore une fois, nous sommes juste une annexe dans leur raisonnement.
C’est pourquoi il est important de répéter l’appel de Kairos Palestine “Venez et Voyez” : Pour comprendre notre réalité, nous disons aux Eglises : Venez et Voyez. Notre rôle consiste à vous faire connaître la vérité et à vous accueillir comme pèlerins qui viennent pour prier et remplir une mission de paix, d’amour et de réconciliation. Venez connaître les faits et découvrir les gens qui peuplent cette terre, Palestiniens et Israéliens (citation de Kairos Palestine 6.2).
Théologie et Justice
Il nous faut une religiosité nouvelle. Il nous faut un changement de paradigme dans notre réflexion théologique. Il nous faut de nouvelles terminologies, de nouveaux points de départ, de nouveaux points de référence. Il nous faut une théologie libérée des catégories de l’empire. Je n’ai rien à prouver. Mon principal souci est la souffrance de mon peuple et comment lui donner un sens, et non pas de m’insérer dans les paradigmes des théologies occidentales. Il nous faut aujourd’hui une théologie qui mette l’empire au défi.
1) Une théologie enracinée dans notre terre
Cette théologie doit être enracinée dans l’expérience et l’héritage du peuple palestinien. Toute théologie est contextuelle, après tout. Personne n’élabore une théologie dans le vide. Pour ce qui nous concerne, nous chrétiens palestiniens, nous portons et perpétuons un long héritage comme peuple de cette terre. Cette terre, Mitri Raheb nous l’a rappelé, a vu passer un empire après l’autre, et ce sont les doux – le peuple de la terre – qui ont à la fin hérité de cette terre ! C’est cette tradition de mise au défi des empires, une tradition qui remonte aux temps bibliques, que nous poursuivons aujourd’hui.
C’est la terre de nos pères. La terre de la plus ancienne présence et du plus ancien témoignage chrétiens. Le témoignage est un élément très important, et fondamental, pour notre théologie. Témoignage au Christ crucifié et ressuscité, et au royaume différent qu’il a établi ici. Et nous sommes aussi des témoins envers nos voisins.
Pouvons-nous élaborer aujourd’hui une théologie qui mette le Christ au checkpoint ? Notre théologie commence avec le Christ au checkpoint : le Christ comme cœur de notre foi, et le checkpoint comme symbole de notre réalité. C’est là que notre théologie commence. Kairos a commencé, et avec raison, avec le contexte ( Kairos Palestine 1). S’il nous faut élaborer une théologie qui serve l’église palestinienne, il nous faut faire dialoguer la théologie avec la réalité que nous vivons. Les affirmations de Kairos, ses paroles de foi, d’espérance et d’amour, sont toutes lues et interprétées dans ce contexte : Encore une fois, nous proclamons que notre parole chrétienne, au milieu de toute notre tragédie, est une parole de foi, d’espérance et d’amour (Kairos Palestine 1.5.1).
2) Christ comme centre de référence
La théologie de la justice a Jésus comme centre de référence. Jésus est le véritable test de l’orthodoxie ! Et il est aussi le véritable test de l’orthopraxie. Ici à Bethléem, Emmanuel – Dieu avec nous – est la pierre angulaire sur laquelle nous construisons.
Oserai-je dire aujourd’hui que même Jésus a besoin d’être libéré des paradigmes de l’Empire ? Le Jésus de l’empire veut rendre les gens de l’empire plus riches et plus heureux – aux dépens d’autres ! Jésus ne garderait pas le silence face à l’injustice. Jésus ne peut enseigner l’indifférence pour être politiquement correct ! Et non, son principal souci n’est pas le bonheur et l’accomplissement individuels.
Jésus était un Juif occupé qui incarnait la mission prophétique et qui a défié l’empire avec humilité et douceur et mis en route un nouveau royaume qui incarne et élève les réalités de la justice au-dessus de celles du pouvoir, l’égalité au-dessus de conceptions supérieures, l’humilité au-dessus de la fierté, la paix au-dessus de la violence, et l’amour au-dessus du sectarisme.[12]
La théologie de Jésus – sa théologie du Royaume – est solidarité avec les marginalisés ! Qui étaient ses amis ? Qui honorait-il ? Où a-t-il prêché le plus souvent (je vous aide : ce n’était pas à Jérusalem) ? Nous avons besoin aujourd’hui d’une théologie qui développe et même débute avec la grande déclaration qu’en Jésus, il n’y a ni Juif ni Grec, ni homme libre ni esclave, ni homme ni femme (Gal. 3.26-29).
3) Une théologie de la Vérité
Aujourd’hui, beaucoup confondent amour et compromission ! Faire la paix aujourd’hui compromet la vérité. Il y a aujourd’hui ceux que j’appelle des chrétiens diplomatiques ! Des chrétiens sans dents. Des chrétiens qui ne veulent offenser personne (Est-ce seulement possible dans notre contexte ?!). Nous sommes confrontés à une déficience dans notre compréhension de ce que cela veut dire que de Faire la paix. S’agit-il d’être poli ? Je ne le pense pas. De taper sur l’épaule de chacune des parties ? C’est alors une théologie qui s’efforce de rester dans une zone sans risque. Qui se dit qu’il vaut mieux rester à l’écart plutôt que d’aller à des endroits qui nous obligent à prendre des décisions difficiles. C’est là que la vérité est compromise. Les faiseurs de paix se mettent du côté de la vérité. Comme tels, il leur arrive de prendre parti. Les faiseurs de paix doivent en premier défier l’empire.
Ce qui se passe en Palestine aujourd’hui n’est pas un conflit – c’est l’oppression ! Appelons les choses par leur nom. Encore une fois, il nous faut écouter ce que dit Kairos Palestine. Quand le document aborde la question de l’occupation de la terre de Palestine, il ne s’est pas réfugié dans un langage diplomatique : Nous déclarons également que l’occupation israélienne des Territoires palestiniens est un péché contre Dieu et contre la personne humaine, car elle prive les Palestiniens des droits humains fondamentaux que Dieu leur a accordés, et défigure l’image de Dieu dans les Israéliens – devenus occupants – comme dans les Palestiniens, soumis à l’occupation (Kairos Palestine 2.5).
4) Une alternative à l’Empire
Jésus a mis l’empire au défi. Mais il l’a fait en offrant une alternative. Celle de son “royaume”. Cela peut sembler étrange de confronter l’empire avec un royaume, mais nous savons tous ce que Jésus voulait dire avec le thème du Royaume de Dieu : une critique de l’empire et une alternative à celui-ci. Vivre sur la terre… différemment ! Sans doute que l’endroit où nous pouvons le mieux trouver cela est le Sermon sur la montagne, et tout particulièrement les Béatitudes (Ce sermon a sauvé ma foi. C’est lui que je préfère !).
Je propose que nous lisions les Béatitudes comme la manière de Jésus de s’opposer à l’empire. Considérez par exemple les qualités que Jésus présente pour le peuple du Royaume, et combien radicalement ces qualités sont différentes de celles de l’empire :
“Heureux les pauvres de cœur : le royaume des cieux est à eux. Heureux les doux : ils auront la terre en partage. Heureux ceux qui pleurent : ils seront consolés. Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice : ils seront rassasiés. Heureux les miséricordieux : il leur sera fait miséricorde. Heureux les cœurs purs : ils verront Dieu. Heureux ceux qui font œuvre de paix : ils seront appelés fils de Dieu. Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice : le royaume des cieux est à eux” (Matthieu 5.3-10 TOB).
Les pauvres de cœur – pas les fiers.
Les doux – pas les puissants, pas les bâtisseurs d’empire.
Ceux qui pleurent – pas ceux qui vivent dans la prospérité.
Ceux qui ont faim et soif de justice –pas d’argent, de confort, de pouvoir, ou de gloire.
Les miséricordieux – pas les oppresseurs.
Les cœurs purs – pas ceux qui cherchent une société ‘pure’.
Ceux qui font œuvre de paix – pas les indifférents.
Ceux qui sont persécutés pour la justice – pas ceux qui restent dans leur zone de confort et ne prennent pas position.
Le chemin de Jésus et de son royaume est radicalement différent du chemin de l’empire. Il ne suffit pas de critiquer l’empire. Le meilleur moyen de combattre l’empire est d’offrir une alternative.
5) Une théologie de la peine et de l’espérance
La situation en Palestine aujourd’hui a l’air désespérée. Elle est devenue pire cinq ans après le lancement de Kairos Palestine. Y a-t-il une espérance ? Des paroles de Paul, paroles qui constituent le thème de cette conférence, me viennent à l’esprit : Pressés de toute part, nous ne sommes pas écrasés ; dans des impasses, mais nous arrivons à passer ; pourchassés, mais non rejoints; terrassés mais non achevés (2 Corinthiens 4.8-9 TOB).
Aujourd’hui, nous déplorons la situation. Nous déplorons l’échec des leaders politiques. Nous déplorons le silence de l’Église. Nous déplorons la théologie de l’empire. Nous déplorons… mais dans l’espérance.
Ici, dans le pays de la résurrection, le pays qui a donné au monde le cadeau de l’espérance, nous devons continuer à espérer. Notre espérance chrétienne est-elle naïve ? Prenons-nous nos désirs pour des réalités ?
Jésus est ressuscité !
Affirmer cela, est-ce fuir la réalité ? C’est plutôt le contraire. Notre espérance est notre appel à l’action. L’espérance est agissante par nature. Aujourd’hui, face aux défis que nous affrontons, nous avons à mettre en route une théologie de l’espérance qui est active et qui ne se satisfait pas de la réalité que nous connaissons. C’est parce que nous avons de l’espérance que nous travaillons inlassablement pour changer notre réalité. Notre espérance chrétienne est notre appel à l’action.
*Munther B. Isaac, Directeur,
Conférence Christ au Checkpoint
Ce texte nous a été transmis par Les amis de Sabeel France
[1] www.christatthecheckpoint.com
[2] Gustavo Gutiérrez : Théologie de la libération.
[3] Voir Mitri Raheb : Faith in the Face of the Empire. J’ai été influencé par le pasteur Mitri Raheb avec qui j’ai l’honneur de servir à l’église luthérienne de Noël à Bethléem. Voir aussi Challenging the Empire, et l’ouvrage du théologien juif de la libération Marc Ellis: Future of the Prophetic.
[4] Voir aussi Stephen Sizer : Christian Zionism: Road-map to Armageddon ? Et Robert Smith: More Desired than our own Salvation.
[5] Ben White: Israel Apartheid.
[6] Christianity Today: June 20, 2012. Do Jews Have A Divine Right to Israel’s Land? Par David Brickner et John Piper.
[7] Christianity Today est représentatif du mouvement évangélique aux USA. Il existe pourtant quelques leaders évangéliques qui prennent la défense des droits des Palestiniens et mettent en cause cette théologie du sionisme chrétien très répandue dans les milieux évangéliques. Gary Burge est l’un d’eux, dans Jesus and the Land et Whose Land? Whose Promise?
[8] Eric Hoffer: The True Believer.
[9] Nous avons traduit l’anglais ‘allegiance’ par ‘fidélité et obéissance’.
[10] Covenant, Land and City: Finding God’s Will in Palestine, The Reformed Journal 29 (1979) p.10-16.
[11] Voir Marc Ellis: Unholy Alliance.
[12] Voir ma présentation: Who in my Neighbour? lors de la troisième conférence Christ at the Checkpoint en 2014.