Dounia Bouzar, Christophe Caupenne et Sulayman Valsan ont mené un important travail de recherche-action sur la mutation du processus d’endoctrinement et d’embrigadement dans l’islam radical http://www.bouzar-expertises.fr/metamorphose
La longueur du document ne devrait pas masquer son intérêt que Monique Cabotte-Carillon souligne ici dans une synthèse personnelle.
II- ÉTAPES DE RUPTURE DU PROCESSUS DE RADICALITÉ
Dans nos recherches antérieures, nous avions déjà mis en exergue que pour arriver à subordonner le jeune au groupe, le discours de l’islam radical arrache les jeunes à tous ceux qui assurent traditionnellement leur socialisation : enseignants, éducateurs, animateurs, parents, et même imams lorsqu’il s’agit de musulmans.
Le discours des radicaux n’invente pas une nouvelle culture, mais cherche à couper les individus de leur culture, afin de privilégier ce qu’ils appellent le « pur religieux ». Le sentiment que la société sécularisée est païenne aboutit à la nécessité de la primauté du groupe. Autrement dit, pour éviter de tomber dans le déclin général, il faut développer un sentiment d’appartenance à une communauté plus pure, au-dessus du reste du monde. Les musulmans radicaux prônent une version millénariste et apocalyptique du monde où seule l’unité des « vrais musulmans » permettra de sauver la planète contre le Mal occidental. Tous ceux qui ne font pas partie du groupe purifié sont considérés comme des « ennemis de l’intérieur ». Pour préserver la force du groupe, la « purification interne » constitue donc la priorité des radicaux. « Rester pur » et ne pas se mélanger « aux autres » – c’est-à-dire à ceux qui ne sont pas strictement comme eux, constitue la force principale de leur discours.
Concrètement, cela se diagnostique et se quantifie par l’observation de ruptures sociales du jeune.
II.1 LES RUPTURES SOCIALES REPÉRÉES PAR LES PARENTS
La radicalisation ne se repère pas par une visibilité religieuse, mais par des ruptures quantifiables du jeune avec son entourage.
II.1.1 La rupture avec les anciens amis
« Elle ne veut plus parler à ses anciens amis du fait qu’ils ne sont pas ‘dans le vrai’. »
« Elle cherche à ne plus croiser ses anciens amis, elle dit qu’ils sont impurs. »
« Quand je lui ai demandé pourquoi elle n’avait plus son Facebook, elle m’a répondu ‘je n’ai plus rien à dire à mes anciens amis depuis que j’ai pris le chemin de la vérité…’ »
II.1.2 La rupture avec les activités de loisirs
« Il a arrêté ses cours de guitare en disant que ça détourne de Dieu et que c’est une tentation d’Iblis ».
« Elle préparait le championnat depuis 3 ans, elle a arrêté les entraînements d’un jour à l’autre en disant que ça la détournait de Dieu. »
« Elle n’écoute plus de musique. Je n’ai pas le droit d’en mettre ni dans la voiture, ni dans la maison. »
« Il n’écoute plus que des Anachid (chants religieux). J’ai posé les règles : je ne mets plus de musique américaine, mais il ne met plus d’Anachid. »
II.1.3 La rupture avec l’école ou l’apprentissage professionnel
« Il ne voulait plus aller à l’école en disant que faire un angle droit faisait partie du complot des croisés et des sionistes contre l’islam, puisque ça fait rentrer des croix dans les esprits…»
« Elle ne veut plus aller à l’école. Elle veut rester à la maison avec moi. »
« Ça y est, elle s’est fait renvoyer de son stage. Je la tenais à bout de bras parce qu’à force de refuser de s’épiler les sourcils, de se coiffer, de se maquiller, de porter des vêtements occidentaux, je savais bien que cela allait craquer pour son stage de coiffeuse… Plus on lui disait que ça fait partie du boulot d’être présentable, plus elle devenait repoussante… »
« Après l’obtention de son baccalauréat, elle était prise à Science Po. Sous prétexte que c’était mixte, en un mois, elle y a renoncé pour ‘’se consacrer à Dieu’’ »
« Elle s’est fait virer de son stage de coiffure, car elle ne voulait plus coiffer les hommes. »
Tout est mis en place pour se séparer « des autres » (ceux qui ne sont pas élus), de façon à renforcer la force du groupe. Pour reprendre l’expression du Professeur Philippe-Jean Parquet, les Véridiques provoquent une véritable « occultation des repères antérieurs et rupture avec la cohérence de la vie antérieure » [7].
C’est dans cette optique que ces indicateurs sont utilisés par les écoutants du numéro vert : ils aident les parents à évaluer « le niveau de rupture » pour établir le diagnostic de la situation de danger[8]. L’approche est donc centrée sur le comportement et non pas sur le registre de croyance religieuse.
Cependant, la rupture scolaire/professionnelle n’est pas une étape obligatoire pour le départ en Syrie. Certains jeunes sont partis directement rejoindre un groupuscule ou prévoyaient de le faire tout en étant encore scolarisés, et sans avoir baissé dans leurs résultats, tant le basculement a été rapide.
II.2.2 Le clivage instauré par les radicaux
Plusieurs analyses d’histoires de familles témoignent d’un « dédoublement de la personnalité » des jeunes. L’autorité du groupe s’est substituée à l’autorité parentale sans que les jeunes ne le montrent. Ces derniers n’ont pas changé de comportement, mais l’analyse de leur « deuxième Facebook » prouve qu’ils se préparent à partir sans qu’aucun signe ne le laisse prévoir :
« Elle révise son bac S devant nous et en vérité, la police a vu sur son deuxième Facebook qu’elle préparait son mariage religieux et son départ en Syrie 15 jours plus tard. »
« La veille de son départ en Syrie, elle mangeait des petits pois aux lardons avec nous. »
« Il était concentré sur son BTS, et il est parti du jour au lendemain. On est musulmans pas pratiquants. Lui il s’était mis à faire la prière entre 12 et 14 ans. Après, il a arrêté. Quand il est parti, il ne pratiquait rien de la religion. Pourtant, on a compris ensuite qu’il avait tout organisé : il avait même fait des petites économies qu’il a récupérées avant de regagner le sud. »
Les radicaux musulmans ont détourné une notion musulmane pour permettre aux jeunes endoctrinés de mentir à leurs proches (« taqiyya »). Mais percevoir la dissimulation comme un produit de l’islam reviendrait à tomber dans la confusion que les radicaux recherchent[9].
Afin de combattre l’autorité du discours radical, il s’agit de rendre visibles son fonctionnement et son objectif. Il ne faut donc pas perdre de vue que la dissimulation est au cœur de la clandestinité de tous les terroristes. Jean-Claude Salomon rappelle : « il n’est pas rare qu’ils suivent plusieurs vies simultanément, une vie « normale », voire une vie de délinquant, et une vie de terroriste. » Ainsi chez les Brigades Rouges, certains, hommes et femmes, avaient une vie apparemment normale auprès de leurs proches et collègues de travail, tout en exerçant de fait une activité terroriste. Anna Laura Braghetti qui acheta l’appartement où fut séquestré Aldo Moro et qu’elle habita durant les 55 jours de détention de celui-ci, continua à aller au travail quotidiennement et à déjeuner avec sa tante le dimanche. Il rappelle que dans tous les cas d’espèce, le terroriste clandestin doit changer de nom, veiller à ne pas être reconnu sous son ancienne identité, changer souvent d’allure physique, etc. Dans les « deuxièmes facebook » des jeunes endoctrinés, leur nom a effectivement changé. Le nouveau nom des garçons commence par « Abu » (père de) et celui des filles par « Umm » (mère de) [10].
La clandestinité n’est pas forcément formalisée et matérielle : lorsque la nature de l’activité n’implique pas de clandestinité formelle, Jean-Claude Salomon remarque qu’elle est toujours au moins un état d’esprit. Cela permet de plonger les endoctrinés dans une vision paranoïaque qui renforce la fusion de groupe et leur isolement vis-à-vis de la société : « tout groupe fermé, replié sur lui-même, se comporte nécessairement en groupe sectaire se méfiant de l’extérieur. »[11] Au fond, L’appartenance à un groupuscule clandestin crée les conditions d’enthousiasme pour cette recherche d’une aventure des temps modernes ; cela suffit à enflammer ceux qui sont dans une quête de sens quant à leur existence.
Plutôt que de parler de « dédoublement de la personnalité » pour les jeunes qui mènent deux vies parallèles (élève sage devant les parents et préparation de départ en Syrie), Serge Hefez [12] préfère parler de « clivage », processus psychologique qui permet de maintenir du lien à la fois avec l’intérieur et avec l’extérieur. Le clivage permet à l’individu de combiner deux niveaux de croyances parfois contradictoires et de passer de l’un à l’autre, comme s’il croyait à différents systèmes de décryptage de la réalité.
Serge Hefez rappelle qu’il y a toujours un lien entre un système de croyances partagées et l’appartenance à un groupe : l’identité d’un groupe est fondée sur le fait que ses membres croient ensemble à la même chose. Il souligne que les croyances deviennent pathologiques quand elles se transforment en convictions qui s’approchent davantage du délire : l’individu n’est plus dans la défense d’une cause, en réaménageant ses arguments selon la confrontation à la réalité, mais se retrouve dans une situation binaire avec le vrai d’un côté et le faux de l’autre.
Serge Hefez analyse le basculement du jeune dans le radicalisme au moment où le clivage n’est plus tenable, parce que l’individu est passé des croyances aux convictions, ce qui arrive quand il se retrouve affilié à un groupe qui fonctionne comme une secte. L’endoctriné n’arrive plus à garder un lien avec son ancienne vision du monde tant la conviction du groupe sectaire a pris toute la place . Un mur s’est construit vis-à-vis du reste du monde.
Il existe des pathologies qui conduisent à enfermer un individu dans la conviction délirante : les paranoïaques décryptent le monde à partir d’un système d’interprétation qui leur est propre. Les troubles obsessionnels compulsifs (TOC) découlent également de la conviction d’une invasion microbienne qu’il faut combattre en mettant en place un système de purification pour s’en protéger : se laver les mains 30 fois par jour, etc.
Dans tous les cas, le passage de la croyance à la conviction sous-tend la nécessité de l’individu de s’affilier, de s’inclure totalement et globalement dans un groupe. On constate que les radicaux instaurent à la fois des T.O.C. collectifs de purification et une vision du monde paranoïaque pour parfaire la rupture du jeune avec le reste du monde.
Pour certains jeunes, le groupe sectaire représente une organisation externe qui régule leur désorganisation interne. Leurs angoisses individuelles sont alors portées par l’organisation paranoïaque. En quelque sorte, la paranoïa est structurée et régulée par le gourou, ce qui procure un sentiment de soulagement et de sérénité pour le jeune endoctriné. Il faudra en tenir compte, lorsque c’est le cas, dans le traitement mis en place pour ce qu’on peut appeler la « sortie de secte » ou le «désendoctrinement ».
III.1.1 La dépersonnalisation des filles passe par l’effacement du contour individuel
Plusieurs parents témoignent que le premier changement physique constaté concerne le vêtement, notamment pour les filles. Le vêtement est le premier accessoire d’identification et de démarcation. Il devient très visible pour « marquer la différence » dans le meilleur des cas, pour « se couper » de l’extérieur la plupart du temps.
Le port du jilbab ou du niqab (grand voile noir couvrant le corps avec ou sans le visage) est d’autant plus violent pour les parents qu’ils perçoivent nettement l’objectif de l’effacement des contours individuels de leur enfant :
« J’ai vu des photos sur son deuxième Facebook où elle était toute en noir, ça a été un choc… J’ai dû m’y reprendre à dix fois pour agrandir l’image tellement je ne la reconnaissais plus… Était-ce vraiment elle, ma fille ? »
Tous les parents de jeunes filles endoctrinées ont trouvé des jilbab, le plus souvent cachés dans leur chambre. Pour certaines filles c’est immédiat :
« Elle s’est Jilbabée du jour au lendemain, avec les gants noirs. Ma fille s’est transformée en chauve-souris. »
D’autres portent quelques jours un voile qui se transforme rapidement en jilbab :
« Elle a évolué à vitesse TGV dans ses tenues vestimentaires (vêtements amples et foncés) puis a décidé de sortir voilée. Puis elle a fini par mettre le jilbab ; tout ça en quelques jours.»
« Elle m’a prévenue qu’elle portait le voile. J’ai accepté. Par contre, quand elle est arrivée avec ce grand jilbab, ça m’a choquée. Ce n’était plus elle. »
« Lorsqu’elle m’a appelée de Syrie, sa première phrase a été : je suis heureuse, je porte enfin mon niqab, c’était mon rêve. »
Rappelons que le port du niqab (visage caché) et du jilbab (visage ouvert) apparaît comme le plus grand succès stratégique des radicaux, car 90% des citoyens français, musulmans et non musulmans, sont maintenant persuadés que cette pratique relève d’une application « au pied de la lettre » de l’islam. Les radicaux ont donc perdu sur le plan juridique – puisque la loi de 2010 interdit toute dissimulation du visage – mais gagné au niveau symbolique. Pourtant, depuis quatorze siècles d’islam, le débat théologique a toujours concerné le port du foulard, jamais celui d’un voile intégral qui cacherait le visage, inexistant dans le Coran. Cette pratique correspond à des traditions ancestrales de quelques tribus isolées en Afghanistan, que seule la fameuse mouvance wahhabite d’Arabie Saoudite a sacralisé ces dernières années. L’islam a donc quatorze siècles et le voile intégral quatre-vingts ans d’existence institutionnelle en Arabie Saoudite (date de l’accès au trône d’Abdelaziz Ibn Saoud en 1924).
Le discours de l’islam radical s’est tant banalisé qu’il touche de nombreuses jeunes filles. Toutes ces jeunes filles ne sont pas endoctrinées par l’islam radical, mais seul le discours de l’islam radical prône le port du jilbab/niqab. On peut donc poser l’hypothèse que toutes celles qui le portent ont un contact avec ce discours, directement ou indirectement (une amie, un site, un facebook, un exemple…)
Celles qui sont suivies par le CPDSI dans le cadre du processus de « remobilisation de l’individu » dans le cadre de ce que l’on pourrait nommer « séances de désendoctrinement/déradicalisation » expriment une sorte de « dépendance jilbabienne », ce qui nous laisse penser qu’il existe une dimension de « disparition du corps/enfermement dans une bulle/effacement ou délimitation des limites corporelles » dans la problématique initiale de ces jeunes filles, qui aide le discours radical à faire autorité sur cet aspect « destruction des contours identitaires ».
Le niqab/jilbab est le summum de la civilisation
III.1.2 La dépersonnalisation des garçons passe par le changement de nom
De tout temps les soldats (notamment dans les forces spéciales) ont été « nommés » par des sobriquets, des surnoms, voire des noms d’emprunt, qui servaient à masquer leur véritable identité, tout en participant à leur nouvelle réputation. La légion étrangère maintient le mythe de ce changement de nom lors de l’incorporation, faisant soi-disant fi du passé du nouveau légionnaire. Legio Patria Nostra devient emblématique de cette « nouvelle vie » accordée à tous les volontaires. On se moque du passé de la personne et seuls comptent son abnégation actuelle et son dévouement à la communauté combattante .
La période de la résistance à l’occupant nazi a vu se développer des réseaux d’agents connus exclusivement sous leur nom de guerre : Colonel Passy, Max (Jean Moulin), Lakanal (Chaban-Delmas)…
Pour les jeunes qui rejoignent les rangs de Daesh ou Al Nusra, le changement de nom est un acte symbolique, quasi initiatique, qui marque le changement de vie, de personnalité, d’être social… Le discours de l’islam radical fait croire au jeune que dès lors qu’il intègre le groupe, il va renaître et réaliser son rêve. Pour beaucoup, c’est l’occasion unique d’un renouveau, d’une renaissance. Certains de ces jeunes sont des délinquants récemment convertis à l’islam. Tout ce qui était détesté dans leur vie d’avant est dorénavant compensé par cette nouvelle vie. L’engagement et le combat donnent du sens à leur existence. Ce changement passe par la négation du « nom d’avant ». Ils enfilent le costume de combattant au travers de l’apparence physique nouvelle et des équipements de combat (barbe, tunique, drapeau noir de l’EI, porte-chargeurs, kalachnikov…), mais aussi au travers du changement d’identité.
Le changement de nom correspond également à une sorte de rite initiatique qui permet de passer à l’âge adulte. Ces nouveaux noms sont porteurs d’un fort contenu symbolique, dans la mesure où ils fondent leur nouvelle identité sur la paternité, qui est un concept de base dans les sociétés patriarcales. Abdeslam El Difraoui[13] remarque que « intégrer dans leur nom le terme Abou, « père » leur permet de se conférer un titre de respectabilité. Il s’agit d’un signe de reconnaissance du statut d’adulte, qui vaut même si la personne n’a jamais engendré d’enfant : ce statut est très important pour les « jihadistes », futurs martyrs, car en islam les mineurs ne peuvent pas participer au jihad. »
IV- LA THÉORIE DU COMPLOT POUR UNIFIER LA FUSION DU GROUPE
Pour arriver à annihiler toute singularité chez l’individu, le discours radical a besoin que le jeune soit persuadé d’éprouver les mêmes sentiments que « ceux du groupe », jusqu’à ce que l’identité du groupe remplace sa propre identité. Les parents témoignent d’un sentiment de paranoïa transmis à leurs enfants : puisque les Véridiques leur font croire qu’ils sont « élus » pour régénérer le monde, il faut auparavant les persuader de l’existence d’un complot des plus forts sur les plus faibles.
IV.1 LA MISE EN VEILLEUSE DE LA RAISON FACILITE LA FUSION DE GROUPE
Effacer les contours identitaires permet de construire une pensée unique et d’éviter les avis contradictoires. La mise en veilleuse des facultés intellectuelles individuelles facilite la fusion. Tout individu incorporé à un tel groupe subit des modifications psychiques, un peu comme s’il était en état d’hypnose. On attend de lui qu’il ne réfléchisse pas, qu’il se contente de reproduire de manière automatique les faits et gestes que le groupe exige. Remplacer le raisonnement par le mimétisme correspond à la logique de l’islam radical qui fonde son existence sur la rupture avec les civilisations.
Le jeune ne doit pas poser de questions, mais évacuer son doute. Questionner revient à douter de Dieu et à prouver qu’en fait, on n’est pas élu. Si on est un élu pour posséder la vérité, on comprend sans poser de questions :
« J’ai vu une conversation sur son Facebook, elle posait des questions sur certains sujets, les réponses oscillaient entre la menace et la déception. On lui a répondu qu’ils étaient déçus, qu’ils pensaient qu’elle faisait partie des élus mais que finalement ça n’était peut être pas le cas. Dieu lui mettait des obstacles et elle devait être capable de les franchir. »
Pour les enfants partis en Syrie, les parents racontent que pendant longtemps, ils ont l’impression d’avoir des robots à l’autre bout du fil :
« Quand j’avais ma petite sœur au téléphone, elle me débitait du copier-coller, toujours la même chose, le même blabla. Elle disait qu’elle mangeait bien, qu’elle allait bien, ou des phrases religieuses qu’elle ne comprenait même pas. »
« Quand j’osais poser des questions sur le pourquoi de son départ, elle me récitait des sourates. Quand je lui demandais de rentrer, elle me répétait toujours : ‘’Ma place est ici. Dieu m’a choisi.’’ »
Quand un jeune sort du mimétisme, celui qui le surveille le sanctionne :
« Ma fille s’est mise à pleurer, à dire qu’elle voulait rentrer, le téléphone a coupé. Quelqu’un a raccroché. »
« Ma fille commence à me dire qu’elle veut rentrer, que je lui manque. Tout de suite ça coupe. Quelques heures plus tard, j’arrive à l’avoir. Mais j’entends une femme murmurer à côté d’elle. »
IV.3 DE LA THEORIE DU COMPLOT A LA THEORIE DE LA CONFRONTATION FINALE
Convaincre le jeune que le monde est régi par des sociétés secrètes qui veulent détruire les peuples correspond à une stratégie affinée. Un jeune qui tape un mot-clé comme « injustice » ou « publicité mensongère » peut être entraîné, de vidéo en vidéo, dans un tourbillon qui lui prouve que le monde n’est que « mensonges et complots ». Les vidéos les plus endoctrinantes ne se trouvent pas au premier clic, mais finissent par être accessibles sur la bordure extérieure de YouTube, comme n’importe quelle autre vidéo dont le système de tri estime qu’elles ont un lien entre elles, via le système courant des mots-clés utilisés. C’est le principe cumulatif et participatif d’Internet qui permet aux réseaux intégristes de ramener finement les jeunes à eux, alors que bon nombre ne se posaient aucune question spirituelle mais souhaitaient uniquement combattre les injustices.
Une succession d’étapes persuade le jeune que la seule façon de combattre ce complot et les injustices qui en émanent, revient à rejeter le monde réel. Puis, à partir du rejet du monde réel, on lui injecte l’idée que seule une confrontation totale et finale pourra changer les choses.
IV.3.1 Une première série de vidéos persuade le jeune qu’il vit dans un monde corrompu de mensonges
Lorsque l’on retrace le processus d’endoctrinement, il apparaît que les vidéos de l’islam radical n’apparaissent que dans un deuxième ou un troisième temps. De nombreux jeunes ont d’abord visionné sur les réseaux sociaux des vidéos qui contestent le système productif (alimentation, médicaments, vaccins, écologie, publicité, etc.), avec plus ou moins de justesse. Une partie de leurs messages s’appuie sur des faits de la société de consommation, avérés ou vraisemblables, tels que des médicaments qui s’avèrent nocifs protégés par les firmes pharmaceutiques, le scandale de la vache folle, les méthodes publicitaires mensongères par leurs canons de beauté retouchés par ordinateur, certaines pratiques commerciales présentant un simple objet de consommation comme l’apothéose de l’épanouissement humain, les messages subliminaux « à caractère provocateur ou sexuel[18], » etc.
Ces vidéos ne sont pas nocives en elles-mêmes, si elles sont regardées de manière isolée. Mais leur cumul sur tous les sujets polémiques (écologie, santé, alimentation, finances, guerres…) repris sous l’angle du complot tel que « on te cache la vérité dans ce monde corrompu », immerge le jeune dans une vision du monde où « tout n’est que mensonge ».
Le jeune a alors le sentiment d’avoir trouvé « la vérité cachée » qui explique à la fois son mal-être et l’état déplorable de la société. Se croyant en sécurité parce qu’il est dans le fauteuil de sa chambre, il enchaîne les liens Internet et se laisse entraîner dans des vidéos qui se succèdent les unes aux autres, en le déprimant, le paniquant, mais aussi l’exaltant et le galvanisant.
Ces vidéos non prosélytes servent de moyens d’approche pour les internautes initialement soucieux de vouloir apporter leur pierre à l’édifice pour améliorer le monde, en surfant sur les mêmes principes qu’un média alternatif Internet somme toute « légitime », à tendance « altermondialiste ». Par exemple, cela peut évoquer l‘impuissance des volontés écologistes ou de commerces équitables face à la politique libérale des grands groupes industriels et des multinationales.
Certaines apparaissent comme des vidéos « sincères », construites sur des problématiques et des débats existants. D’autres sont plus polémiques, ciblant insidieusement des faits d’actualités uniquement occultés par les médias. A priori, les mouvements radicaux utilisent les deux sortes de vidéos, grâce au filtrage progressif qui s’opère sur Google de visionnage en visionnage, à l’insu de l’internaute, pour le mener progressivement à eux.
Si cette première série de vidéos ne parle ni de religion ni de radicalisme, elle apparait préliminaire au sectarisme lorsque la multiplication des messages finit par ramener celui qui les regarde vers la conviction qu’il vit dans un monde de mensonges. Lorsque les vidéos font appel à l’émotionnel pur, l’affectivité exacerbée, elles peuvent déstabiliser un individu instable d’autant plus choqué par le cumul des contenus édifiants et quasi illimités dans leur diffusion.
Se mêlent à ces images réconfortantes des courts extraits détournés de témoignages émouvants de convertis profondément et sincèrement touchés dans leur parcours personnel, d’interviews de scientifiques qui estiment que la constance gravitationnelle ne peut exister que grâce à Dieu, d’anciens personnages de l’histoire comme Lamartine qui font l’éloge du prophète de l’islam, etc.
II – DE L’ENDOCTRINEMENT VIRTUEL A L’EMBRIGADEMENT DANS LE MONDE REEL
Où se situe la bascule mentale qui annihile la raison, transcende nos freins cognitifs, notre surmoi, et libère la bestialité qui est parfois, historiquement, chez certains êtres humains ? Il n’y a qu’à regarder les massacres de la Saint Barthélemy, des Albigeois, des Arméniens, ou plus récemment la Shoah, le Rwanda, etc. La liste est longue, et couverte du sang des innocents.
1- La première étape consiste en un « petit pas », un premier engagement : hurler avec les loups, afficher ouvertement son idéologie, changer le costume social, se radicaliser individuellement « pour le salut de tous ». Cela se fait à domicile, chez les parents, dans le cocon protecteur soudain honni.
C’est le début de la révolte intellectuelle, quasi identitaire pour certains. Les freins intellectuels tombent alors facilement, puisque tout n’est encore que virtualité. Les cadavres et les têtes exhibées par les combattants ressemblent à des scénographies lointaines, mystiques, intemporelles ; c’est du cinéma, ou plutôt « de l’internet », dématérialisé, spectaculaire.
L’idée de l’abject, ce poison de l’esprit, prend soudain racine comme un marqueur d’initiation. Qui plus est, il fait appel au sacré, à une forme de toute puissance qui place le transgresseur à l’égal de Dieu, puisqu’elle incarne son bras armé. Dieu punirait l’impudent s’il s’offusquait de cette frénésie guerrière et vengeresse. Tel n’est semble-t-il pas le cas, puisque le tueur se mue en combattant.
2- Puis vient l’appel du communautarisme clandestin, la quête du regroupement des « élus ». Il faut se reconnaître ensemble, se voir, vivre en commun la croyance primitive, loin de tous les autres, considérés comme des infidèles et des apostats.
Il faut préparer le départ pour « le califat », sans se faire remarquer, en imaginant toutes les étapes de cette aventure des temps modernes. Et puis, la clandestinité est un rêve d’indépendance et de pouvoir asymétrique, jubilatoire, antisystème. C’est l’attrait de la pièce d’Albert Camus, « Les Justes », qui contrarie la normalité de l’existence afin de vivre l’intensité du sacrilège.
Le sentiment d’appartenance à une communauté donne le courage du départ, du saut dans l’inconnu. S’ajoute le vertige du hors-la-loi, qui renvoie à tous nos fantasmes cinématographiques. C’est l’attrait pour le faible luttant contre le fort, la subjugation pour le Robin des bois, et bien avant lui, pour Hercule et Ulysse, et leurs mille périples insensés.
3- La découverte des premières exécutions survient rapidement, car elle fait partie des méthodes d’endoctrinement et d’emprise psychologique.
Comme dans tout processus de dérive sectaire, le passage initiatique du novice nécessite d’être violent et impliquant. Dans les années 70-90, les groupes terroristes d’ultragauche exigeaient de leurs nouveaux membres de tuer quelqu’un pour pouvoir prouver leur détermination et surtout, pour rendre tout retour en arrière impossible. En les impliquant de cette manière, les idéologues savaient que le nouvel adepte basculait dans l’irrémédiable, dans le transgressif absolu et qu’il était dès lors prisonnier « moral » du groupuscule, lui aussi les mains tachées de sang. Pas de retour en arrière possible. Le ciment du groupe se faisait par la transgression des freins psychiques et par la gravité des actes perpétrés.
Le principe de l’engagement psychologique, au travers du passage à l’acte criminel, est identique dans les rangs de Daech (EI). La nouvelle recrue va assister à des égorgements, à des assassinats. En regardant ce spectacle immonde, on lui impose de franchir la frontière de ses résistances morales, de les repousser dans le déni et la dissociation. C’est comme s’il était ailleurs. Le summum de cet endoctrinement se réalise lorsqu’on arrive à le pousser lui aussi à tuer, d’abord de loin, à distance, avec une arme à feu, puis de près, en coupant lui-même une tête de prisonnier.
L’euphorie est générale, quasi mystique. Les têtes sont exhibées à la foule des soldats comme des trophées. La fascination morbide est à son comble. On prend en photo les têtes, mais aussi les corps démembrés. La fascination pour ces troncs humains privés de tête s’inscrit dans l’irréalité. Ce sont des corps déshumanisés puisqu’ils n’ont plus de visage pour les identifier. Ils perdent alors une partie de leur statut de sacrilège et éloignent ainsi la culpabilité et la nausée des spectateurs.
Les photos de ces exécutions circulent et on se les échange, comme on le ferait d’images Panini de footballeurs de la coupe du monde. Là se trouve la notion de toute puissance de l’EI, dans cette transgression immonde qui emporte les âmes des combattants, dans le fleuve de l’indicible et qui normalise la cruauté au service d’un idéal politico-stratégico-religieux. Cette politique de la « terreur » est-elle si éloignée de celle, aveugle et impitoyable, des sans-culottes guillotineurs de la Révolution française ? Ou de celle des éventreurs de la Saint Barthélémy, ou de celle illuminée de Simon de Montfort contre les Albigeois, avec sa funeste formule : « Tuez-les tous, Dieu reconnaitra les siens » ? La fascination pour la cruauté semble intemporelle et perpétuelle. Daech la systématise, normalise les massacres en en faisant des actes de guerre. Le novice prend ce principe en pleine figure, comme un rite de passage obligatoire ; il ne lui reste qu’à s’y soumettre pour prouver sa foi et sa détermination.
4-L’acte suivant tient à la normalisation des actions sous l’effet de groupe. Une fois arrivé sur place, ce ne sont plus des personnes « individuelles » qui agissent, mais des groupes de combattants. La caractéristique du groupe est qu’il fait perdre une partie des freins moraux. Il n’y a qu’à voir les expériences de Ash, sur la conformité, ou de Milgram, sur la soumission à l’autorité, ou enfin de Zimbardo, sur la prison de Stanford, pour comprendre où se situent la déculpabilisation et la normalisation des esprits. Le « on fait » remplace la culpabilisation du « Je fais ».La responsabilité personnelle s’éteint au profit de la responsabilité collective de cette alliance de circonstance.
Le groupe se désigne souvent des leaders pathologiques, psychopathiques, car ils incarnent la transgression sans barrière. Ceux-ci émergent en temps de guerre, couverts d’audace et de fanatisme. Ce sont les promoteurs d’exactions, ceux qui ne reculent pas. Ils incarnent alors le moi idéal combattant, inhumain, inflexible, courageux… impitoyable. Il est alors si simple de suivre ce groupe de fous, tout en satisfaisant sa curiosité morbide, ou en compensant sa peur.
5- Là débute l’étape suivante, indispensable, qui est la déshumanisation de « l’autre », de l’ennemi. Sans cette négation de l’humanité de la victime, aucun crime « prémédité, conscientisé » n’est vraiment possible. Il faut se conditionner pour tuer, tout autant qu’il faut l’être pour accepter que nos compagnons tuent devant nous. Il faut donc haïr l’autre, mais surtout ne pas le considérer comme « un semblable ». C’est un conditionnement lourd, qui bouscule toutes les barrières morales. Là encore, le groupe aide à haïr collectivement les impies, les autres, à les éliminer de toute urgence, sans pitié, dans une forme de frénésie vitale . Il faut les animaliser, les faire ramper comme des vermines, des rats, des serpents. Il faut leur retirer tout ce qui nous rapprocherait d’eux.
Il faut également se déshumaniser soi-même… D’ailleurs, le désir suprême de ces combattants radicalisés n’est-il pas dans la mort, dans le sacrifice de leur propre personne ? Le désir de mort normalise cette étape que « les autres », infidèles et apostats, redoutent tant.
C’est ici qu’un certain nombre de jeunes découvrent le doute, se mettent à résister… et se remobilisent en tant qu’individus, se sauvent souvent, au moins psychiquement, puisque peu ont réussi à fuir pour le moment.
Le moteur de la haine peut s’enrayer à cette étape, lors de la phase de déshumanisation et d’abnégation. Si cette phase échoue, les radicaux perdent leur apprenti terroriste. Autant le renvoyer à l’arrière, en Europe, là où il pourra éventuellement ruminer son échec, nourrir une culpabilité, qui, ils l’espèrent, conduira à en faire un volontaire pour une action suicide, un attentat, ou un facilitateur/recruteur pour les bases arrière.
6- Vient ensuite l’obéissance aveugle à l’autorité, la conformité aux normes du groupe et du leader. Celui-ci normalise et impose ses rituels, basés sur la toute-puissance et la légitimité : on viole des non-humaines, « ces autres » qui font obstacle à la reconquête de Dieu. Puis on les tue, on les décapite, on crucifie certains, parce qu’ils ont perdu leur respectabilité, leur humanité aux yeux du groupe. Les chefs commandent de massacrer et c’est à eux de rendre des comptes à Dieu.
Le maître mot de ce dernier palier est dans la notion d’impunité.
C’est alors le système qui légitime les actions et non plus les hommes individuellement qui doivent s’arranger avec leur conscience. Le système impose sa loi et plus cette loi est violente, plus elle terrorise, plus elle gagne en puissance. Celui qui suit la loi nouvelle emprunte alors une partie de cette (toute) puissance.
Les chefaillons psychopathiques, pathologiques, abreuvent leur perversité au service d’une grande cause transcendante : gagner la guerre qui s’est déclarée. Ils sont des combattants avant tout, avant d’être des violeurs ou des assassins. Ils sont violeurs et assassins par absence de règles, par perte du respect des hommes. La cause est supérieure. Il y va de la victoire ou de l’échec, non pas d’une bataille, mais d’un conflit qu’ils veulent essaimer, à la dimension de toute la planète.
Les suiveurs, les idéalistes, doivent faire cohabiter cette influence machiavélique et les barrières morales qui ne manquent pas d’émerger comme des vagues de culpabilité ou de dégoût.
7- Dernier point qui se voudrait facilitateur : regardons les images de ces combattants. Ils masquent leurs visages, pour inspirer la terreur, mais surtout pour se masquer à eux-mêmes, collectivement, leur inhumanité passagère . C’est une manière également de s’autoriser toutes les exactions sans montrer la jubilation ou alors la nausée.
L’anonymat libérateur est renforcé par l’uniformisation des combattants, souvent vêtus de noir, portant le drapeau de la foi, dans une confusion troublante entre croyant et combattant. Le consentement meurtrier passe par la théâtralisation de la posture et du costume, par cet anonymat de la cagoule.
Daesh, au travers de son pseudo califat conquérant, teste son laboratoire de nouvelles chimères. Il renoue avec la déshumanisation, celle-là même qui a endeuillé l’histoire de notre humanité, jusqu’à ce 21e siècle que nous voulons si différent.