Une nation chrétienne ? Depuis quand ?
Nous savions tous avec quelle passion Lucette Bottinelli tenait le site de NSAE, et combien le fracas du choc de l’argent contre le message évangélique était pour elle un scandale majeur.
Et justement ce texte, un article du New York Times, jette un jour assez bouleversant et mal connu sur la trahison d’une fraction du monde protestant (seulement ?) américain à l’égard de “l’insoutenable” esprit de pauvreté recommandé par Jésus. Lisez, vous verrez, c’est saisissant. En même temps, il y a une contradiction avec l’esprit de ceux qui ont écrit la constitution américaine il y a plus de 2 siècles.
L’alliance contre nature qui est décrite est à l’origine de bien des malheurs dans le monde entier tant la puissance américaine a tout pétri, surtout sur le plan économique.
Voilà pourquoi j’ai fait cette traduction, en pensant d’ailleurs fort à l’engagement de beaucoup d’entre nous, de Lucette en particulier, contre l’ogre du capitalisme, source de tant de pauvreté.
Je dédie cette traduction à Lucette.
Didier Vanhoutte, 22 mars 2015
Par Kevin M. Kruse, New York Times,
L’Amérique est peut-être une nation de croyants, mais si on considère ce pays comme une « nation chrétienne », alors nos croyances recouvrent tout.
Il y a quelques semaines à peine, Public Policy Polling [1] a révélé que 57% des républicains étaient favorables à ce que les états-Unis deviennent officiellement une « nation chrétienne ». Mais en 2007 une étude de First Amendment Center [2] a montré que 55% des Américains croyaient que c’était déjà le cas.
La confusion est compréhensible. En dépit de tout ce qui se dit sur la séparation de l’église et de l’état, le langage religieux s’est introduit dans notre culture politique d’innombrables manières. Il est inscrit dans notre serment patriotique, porté sur notre monnaie, gravé sur les murs de nos Cours et de notre Capitole. Peut-être parce qu’il est partout estimons-nous qu’il y fut depuis le début.
Mais les Pères Fondateurs n’ont pas créé les cérémonies et les devises qui viennent à l’esprit quand nous nous demandons s’il s’agit d’une nation chrétienne. Ce sont nos grands-parents qui l’ont fait.
Remontons aux années 30 : les capitaines d’industrie se sont trouvés sur la défensive. Leur prestige public s’était effondré avec la grande crise ; leurs entreprises étaient attaquées d’en haut par le New Deal de Franklin D. Roosevelt, et d’en bas par le monde ouvrier. Pour reprendre la main, les chefs d’entreprises se sont battus sur tous les fronts. Ils ont mené une guerre virtuelle dans les palais d’état et, éventuellement, réelle dans les rues ; leurs campagnes se sont propagées des tribunaux à l’opinion publique. Mais rien n’a vraiment bien marché jusqu’à ce qu’ils lancent une opération publicitaire illuminée présentant de façon offensive le capitalisme comme la servante du christianisme.
On les avait déjà présentés tous les deux comme des amis de cœur, mais dans cette campagne ils se trouvèrent liés dans une opposition radicale au « socialisme rampant » du New Deal. Le Gouvernement Fédéral n’avait jamais vraiment fait entrer la proximité entre foi et libre entreprise dans la réflexion des Américains, surtout parce qu’il n’avait jamais tant menacé les intérêts du monde des affaires. Mais alors se profilait son ombre menaçante.
En conséquence, au fil des années 30 et 40, les chefs d’entreprises ont vendu une idéologie nouvelle qui combinait des éléments du christianisme avec un libéralisme anti-fédéral. De puissants lobbys d’entrepreneurs tels que la Chambre de Commerce des états-Unis et la Confédération Patronale des Industries montrèrent la voie, en faisant la promotion de cet appel idéologique lors de conférences ou de campagnes de relations publiques. Des fonds importants furent reçus d’hommes d’affaires de premier plan, de représentants de grandes familles comme Harvey Firestone, Conrad Hilton, E.F. Hutton, Fred Maytag et Henry R. Luce, ou de personnalités moins connues de U.S. Steel, General Motors et Du Pont.
Prenant une décision habile, ces responsables choisirent pour porte-parole des pasteurs. Comme le remarqua J. Howard Pew, de Sun Oil, les sondages ont prouvé que des ministres du culte pouvaient mieux modeler l’opinion publique que n’importe quelle autre profession. Ces hommes d’affaires ont donc cherché à recruter des membres du clergé lors de rencontres privées ou d’appels publics. Beaucoup ont répondu à l’appel, mais trois d’entre eux méritent une attention particulière.
Le Révérend James W. Fifield – connu comme « le 13ème apôtre du grand capital » et « le Saint Paul des riches » – est apparu au groupe tel un évangéliste des débuts. Prêchant devant des fidèles millionnaires dans la prestigieuse First Congregational Church de Los Angeles, M. Fifield déclara que lire la Bible se comparait à « manger du poisson – on enlève les arêtes pour apprécier la chair. Toutes les parties ne sont pas d’égale valeur. » Il rejeta les avertissements du Nouveau Testament sur la nature corruptrice de la richesse. À la place, il fit du christianisme et du capitalisme des partenaires contre l’étatisme païen du New Deal.
Se servant de son mouvement national, la Mobilisation Spirituelle, fondé en 1935, M. Fifield lança « la liberté sous l’autorité de Dieu ». à la fin des années 40, son groupe répandait l’évangile de la foi et de la libre entreprise grâce à un mensuel à gros tirage et à un programme radio hebdomadaire diffusé pour finir par plus de 800 stations sur le territoire. Il encouragea même des prêtres à prêcher sur ces thèmes dans des compétitions récompensées de sommes d’argent. La gauche [liberals] protesta vigoureusement contre l’alliance de Dieu et de la cupidité ; en 1948, le journaliste radical Carey McWilliams en fit une dénonciation dans un exposé cinglant. Mais M. Fifield exploita une telle critique pour réunir davantage de fonds et redoubler d’efforts.
Simultanément, le Révérend Abraham Vereide fit progresser la cause du libéralisme chrétien avec un réseau national de groupes de prière. Après avoir exercé son ministère auprès d’industriels faisant face à de grandes grèves ouvrières à Seattle et San Francisco au milieu des années 30, M. Vereide commença à créer des petits déjeuners de prière dans les villes américaines dans tout le pays pour rassembler les élites politiques et économiques dans cette perspective commune. « Les hommes importants et les vrais leaders de New York et de Chicago », écrivit-il à sa femme, « lèvent les yeux vers moi de manière embarrassante ». À Manhattan seulement, James Cash Penney, Thomas Watson d’IBM, Norman Vincent Peale et le maire Fiorello H. La Guardia, cherchèrent tous à avoir des entretiens avec lui.
En 1942, l’influence de M. Vereide atteignit Washington. Il persuada la Chambre et le Sénat de créer des rencontres de prière hebdomadaires « de sorte que nous soyons une nation dirigée et contrôlée par Dieu. » M. Veriede installa son quartier général à Washington – « l’Ambassade de Dieu », comme il l’appela – et devint une force influente dans ses institutions naguère laïques. Parmi d’autres activités, il conduisit des « cérémonies d’intronisation » pour plusieurs juges de la Cour Suprême. « Aucun pays ni aucune civilisation ne peut durer » déclara le Juge Tom C. Clark lors de sa consécration en 1949, « sans être fondé sur les valeurs chrétiennes. »
Le pasteur le plus important pour le libéralisme chrétien fut cependant le Révérend Billy Graham. Dans son ministère initial, au début des années 50, M. Graham soutint les intérêts des entreprises avec tant de zèle qu’un journal londonien l’appela « l’évangéliste du Big Business. » Le Jardin d’éden, enseigna-t-il à ses fidèles du Renouveau de la foi, était un paradis « sans cotisations syndicales, sans leaders syndicaux, sans serpents, sans maladie. » Dans le même esprit, il attaqua toutes les « restrictions gouvernementales » dans le domaine économique, qu’il dénonça invariablement comme « socialistes. »
En 1952, M. Graham alla à Washington et fit du Congrès sa paroisse. Il recruta des représentants pour servir d’ouvreuses à ses meetings bondés du Renouveau et officia lors du premier service religieux jamais tenu sur les marches du Capitole. Cette année-là, sur sa demande, le Congrès créa une Journée Nationale de Prière Annuelle. « Si je me présentais à la présidence des états-Unis aujourd’hui sur un programme appelant le peuple à revenir vers Dieu, vers le Christ, vers la Bible, » prédit-il, « je serais élu. »
Dwight D. Eisenhower accomplit cette prédiction. Tandis que M. Graham proposait les Saintes écritures pour les discours d’Ike, le candidat républicain fit campagne dans le cadre de ce qu’il appela une « grande croisade pour la liberté. » Son palmarès militaire faisait du général un candidat redoutable, mais, en cours de route, les questions spirituelles l’emportèrent sur les inquiétudes internationales. Comme le journaliste John Temple Grave l’observa : « l’Amérique n’est pas seulement un pays du monde libre dans la conception d’Eisenhower. C’est un pays de liberté sous la loi de Dieu. » Après une victoire écrasante, Eisenhower dit à M. Graham qu’il avait reçu mandat pour une « rénovation spirituelle. »
Bien qu’Eisenhower se soit appuyé sur des groupes du libéralisme chrétien pendant la campagne, il s’écarta de leur programme une fois élu. Les soutiens du mouvement venus des affaires avaient envisagé la rhétorique religieuse comme un moyen de démanteler l’état du New Deal. Mais le président nouvellement élu considéra cela comme un marché de dupes. « Est-il du devoir d’un parti politique de tenter d’abolir la Sécurité Sociale, l’assurance chômage, d’abroger les lois sur le travail et d’abandonner les programmes agricoles ? », écrivit-il, « on n’entendrait plus parler d’un tel parti dans notre histoire politique. » Contrairement à ceux qui voyaient la spiritualité collective comme le moyen d’atteindre un objectif, Eisenhower la considérait comme une fin en soi.
Déliant le langage de « la liberté sous l’autorité de Dieu » du libéralisme chrétien où elle prenait racine, Eisenhower dressa une plus grande tente du renouveau de la foi, accueillant juifs et catholiques avec les protestants, et démocrates aussi bien que républicains. Rassemblant le pays, il proposa un ensemble révolutionnaire de cérémonies et de slogans religieux.
La première semaine de février 1953 donna le ton de façon étourdissante : le dimanche matin, il fut baptisé ; le soir fut diffusée du Salon Ovale une déclaration pour la campagne « Retour vers Dieu » de « l’American Legion » ; le jeudi, il inaugura avec M. Vereide les Petits Déjeuners de Prière Nationale ; le vendredi, il institua la prière d’ouverture des réunions du Gouvernement.
Ailleurs à Washington, on se sanctifia aussi. Le Pentagone, le Département d’état et d’autres corps de l’exécutif instituèrent rapidement des services de prière à eux. En 1954, le Congrès ajouta « Under God » [3] au Serment d’Allégeance séculaire. Il fit mettre une devise semblable, « In God We Trust » [4], sur les affranchissements la même année, et l’année suivante sur le papier monnaie ; en 1956, l’expression devint la devise nationale.
Pendant toutes ces années, on répéta sempiternellement aux Américains non seulement que leur pays devait être une nation chrétienne, mais qu’elle en avait toujours été une. Ils en vinrent vite à considérer les états-Unis comme « une nation sous l’autorité de Dieu ». Ils l’ont toujours cru depuis.
Kevin M. Kruse est professeur d’histoire à Princeton et, plus récemment, l’auteur de « Une nation sous l’autorité de Dieu : comment l’Amérique des affaires a inventé l’Amérique chrétienne. »
source : http://www.nytimes.com/2015/03/15/opinion/sunday/a-christian-nation-since-when.html?_r=0
Traduction : Didier Vanhoutte
[1] Organe qui fait des sondages sur la politique fédérale[2] Le Premier Amendement (1791) à la Constitution des états-Unis est celui qui sépare politique et religion.
[3] Sous l’autorité de Dieu. [4] À Dieu nous nous fions.