Les lobélies et le lézard
par Jean Riedinger
Cette page du livre « La grande vie » de Christian Bobin [1] me semble une clef de cette œuvre. Je me suis permis de « l’illustrer » et de la recopier. Il m’a semblé que comme une fable de La Fontaine (bien que dans un style et une démarche différents) on pourrait lui donner un titre du genre: les lobélies et le lézard.
« Je suis entré dans le cimetière. Mon père marchait à mes côtés : invisible, il allait avec moi voir sa tombe. Je me suis arrêté net devant une autre tombe. ressemblait à une phrase parfaite : une croix au-dessus d’une dalle blanche et, devant la dalle, une vasque débordant de lobélies caressées par une main de lumière. Nous traversons les miracles en aveugles, sans voir que le moindre jaillissement d’une fleur est fait de milliers de galaxies, que les brindilles d’un nid déserté ou les étoiles d’un ciel noir parlent de la même absence adorable.
Un papillon a feuilleté les lobélies. Un lézard est apparu. Je me suis accroupi, je lui ai parlé. Le lézard surpris n’a plus bougé, ses pattes bien à plat, écartées comme les doigts d’un gant sur la pierre chauffée de clair. Les lobélies écoutaient.
Vous mourrez tous, dit Homère. Vous mourrez d’un trait de javelot ou d’une rupture d’anévrisme, sur un sol étranger ou dans une infernale chambre d’hôpital. Et tous, sans exception, l’ange qui efface les fautes posera sa main sur vos fronts en sueur, vous aidera à entrer dans le soleil à l’heure dite.
Les lobélies font partie de ces choses qui émerveillent la vie – un sourire sans lèvres, un passage secret, une phrase parfaite.
« Puis ils se couchèrent et reçurent le don du sommeil » : c’est la fin du septième chant de l’Illiade. Dites-moi pourquoi cette expression, « recevoir le don du sommeil », me donne une joie sans fin ?
Je me suis relevé, le lézard a filé. Entre les villes étourdies et l’absolu, il y a la zone en friche des cimetières. Une faille dans le mur du temps. Les lézards s’y glissent comme le chagrin et l’espérance.
Un vieil enfant puni : nous ressemblons souvent à ça, n’est-ce pas ? Et quand on lève la tête sur les nuages ou quand on la baisse sur les fleurs, on entend une parole incroyable. »
[1] Christian Bobin : LA GRANDE VIE, nrf Gallimard, 2014