Jon Sobrino: « Nous ne voulons pas qu’ils béatifient un Romero édulcoré »
par Alver Metall
Dans le Centre Monseigneur Romero, planté au cœur de l’Universidad Católica (Université Centro-Américaine, UCA), Jon Sobrino se déplace comme en dansant. Ce centre, il l’a fondé après le massacre de ses frères jésuites – « Si je ne suis pas mort comme eux, c’est seulement parce que j’étais en Thaïlande », se souvient-il – et il s’y est consacré comme s’il était la dernière mission de sa vie, maintenant qu’il a atteint 77 ans. Plus de vingt ans de vie de plus, en moyenne, qu’Ignacio Ellacuria et ses compagnons, abattus par les balles des assassins, le 16 novembre 1989. Jon Sobrino connaît bien la résistance, les accusations de gauchisme et de pro-guérilla qui pleuvaient sur Romero au Salvador et qui furent reçus par des oreilles condescendantes à Rome. Il ne peut donc manquer de se réjouir de la béatification. Mais il n’est pas comme ça. Ou a-t-il au moins beaucoup de choses à dire à ce sujet. Nous lui demandons s’il aurait pu imaginer, il y a quelques années, qu’un jour comme aujourd’hui viendrait – comme le samedi 23 mai pour être exact. Dans la salle principale du mausolée aux « Martyrs de l’UCA », son corps mince s’agite et il laisse échapper un provocateur « Cela n’a jamais eu d’importance pour moi. » Il répète à nouveau pour que ce soit tout à fait clair. « Sérieusement … je le dis sérieusement : la béatification de Romero n’avait pas d’importance pour moi. » Nous attendons une clarification. Il doit y en avoir une. Ce qu’il vient de dire ne peut être son dernier mot. « Quand il a été tué, les gens d’ici – et pas les Italiens et encore moins le Vatican – les Salvadoriens, nos pauvres, ont immédiatement dit : « Il est saint ! »Pedro Casaldaliga a écrit un grand poème quatre jours plus tard : « San Romero de América, pastor y mártir nuestro! » [Saint Romero d’Amérique, notre pasteur et martyr !]. Il rappelle également que Ignacio Ellacuria, qui a été abattu à quelques mètres de l’endroit où nous sommes, « a célébré la messe dans une salle à l’UCA trois jours après l’assassinat de Romero, et a dit dans son homélie, « Avec Monseigneur Romero Dieu a visité le Salvador. » Il respire profondément comme s’il avait besoin d’air. « Oui, je n’aurais jamais imaginé que quelqu’un puisse dire quelque chose comme cela. C’est bien qu’ils le béatifient, avec 35 années de retard, mais ce n’est pas la chose la plus importante. » Il s’assure que l’auditeur a bien reçu le coup. « Comprenez-vous ce que je vous dis ? », s’exclame-t-il, esquissant un sourire indulgent sur ses lèvres fines. Tout ce qu’il reçoit en réponse est une autre demande d’explication. « Je comprends que rien de ce qui se passe n’est convaincant pour vous… » Près de nous, on décharge des paquets du dernier numéro de Carta a las Iglesias, la revue qu’il édite. « C’est bien qu’ils le béatifient. Je ne dis pas que ça ne l’est pas, mais je l’aurais aimé que ce soit fait d’une autre façon… et je ne sais toujours pas ce que le cardinal Angelo Amato va dire après-demain. Je ne sais pas, je ne sais pas si ses paroles vont me convaincre ou non. »
Mais Sobrino ne sera pas en mesure d’entendre l’homélie du préfet venu de Rome, ou ne veut pas l’entendre. « Nous savons que vous partez loin, que vous avez programmé un voyage, et que ce samedi vous ne serez pas sur la place avec tout le monde. Est-ce que vous le faites exprès ? » Il tarde à répondre, comme s’il se demande comment nous le savons. Puis vient la clarification : « Je vais au Brésil, parce qu’à Rio de Janeiro, ils fêteront le 50e anniversaire de la revue Concilium. J’ai travaillé pour ce journal pendant les 16 dernières années. Je dois faire un discours et puis je vais me retirer du Journal. La béatification coïncide avec cette réunion. Je ne m’en vais pas ; je vais regarder la cérémonie de béatification à la télévision et un peu avant midi, je vais aller à l’aéroport ». Seize années à Concilium et Sobrino prend sa retraite le jour de la béatification de Romero. C’est aussi une nouvelle. Sur le mur en face de nous, les « Pères de l’Église latino-américaine » sont très gravement à l’écoute. La galerie commence par Monseigneur Gerardi, assassiné au Guatemala en 1998, et se poursuit avec le Colombien Gerardo Valente Cano, l’Argentin Enrique Angelelli tué en 1976, Hélder Câmara Pessoa, un saint Brésilien, le Mexicain Sergio Mendel Arceo avec un autre compatriote à ses côtés, Samuel Ruiz, et l’Équatorien Leonidas Proaño, suivie par Monseigneur Roberto Joaquín Ramos (Salvador de 1938 à 1993) et le Père Manuel Larrain, le fondateur chilien du CELAM (Conseil épiscopal latino-américain), se terminant avec le successeur de Romero, le salésien Arturo Rivera y Damas, un personnage clé dans l’histoire de Romero et injustement ignoré dans les célébrations de ces jours.
Le samedi à midi, selon le programme diffusé par le Comité de béatification, devrait être lu le décret qui inclura officiellement le Serviteur de Dieu Óscar Arnulfo Romero y Galdámez parmi les bienheureux de l’Église catholique. Jon Sobrino n’aura probablement pas le temps de l’entendre. Mais il ne sen soucie pas. Il explique ses raisons d’une certaine façon, en présentant le matériau du numéro 661 de l’année XXXIII de Carta a las Iglesias : sur la couverture, une fresque dépeint Romero tenant la main de la fille d’un paysan qui vient de couper un régime de bananes avec une faucille. « Deux articles sont essentiels. Le Père Manuel Acosta critique les actions de la commission préparatoire officielle de la béatification. Luis Van de Velde est plus critique de la hiérarchie. On se demande si Monseigneur Romero sera reconnu le jour de sa béatification. Nous avons été sur nos gardes pendant un certain temps afin qu’ils ne béatifient pas un Monseigneur Romero édulcoré Ce risque existe ; nous espérons qu’ils béatifieront un Romero vivant, plus tranchant qu’une épée à deux tranchants, juste et compatissant ».
Les vêtements portés par ses amis et collègues jésuites le dernier jour de leur vie sont présentés accrochés dans une cage de verre dans la pièce à côté, comme dans un placard. La soutane brune d’Ellacuría, un peignoir, un paire de pantalons un peu jaunis, tous transpercés par les balles, que l’armée n’a pas pris la peine de récupérer. Il est naturel de penser à eux et de leur processus de béatification qui a débuté récemment. « Cela ne m’importe pas non plus », s’exclame Sobrino. « J’étais en Thaïlande ce jour-là et c’est pourquoi je n’ai pas été tué. J’ai vu couler le sang de beaucoup de gens au Salvador. Les béatifications ne m’intéressent pas. J’espère que mes mots aideront Ellacuría à être mieux connu ; nous essayons de suivre son chemin. Voilà ce qui m’importe ». Pas même un signe d’appréciation pour le Pape argentin qui a promu la cause de Romero ? « Non, ça ne m’intéresse pas d’applaudir, et si j’applaudissais, ce ne serait pas pour le fait que le pape est argentin ou un jésuite, mais pour ce qu’il dit, pour la façon dont il s’est comporté à Lampedusa, par exemple. Ce qui m’importe, c’est qu’il y a quelqu’un pour dire que le fond de la Méditerranée est plein de cadavres. Je n’applaudis pas la résurrection de Jésus. Applaudir n’est pas mon truc ».
L’attention est maintenant tournée vers l’après-demain. « J’ai vu des horreurs qui ne furent jamais dénoncées, comme Monseigneur Romero les a dénoncées. Nous allons voir si ses paroles résonnent samedi. » Pour être sûr qu’ils ne les mésinterprèteront pas, Jon Sobrino les récite de mémoire : « Au nom de Dieu, au nom de ce peuple souffrant dont les cris montent au ciel plus fort chaque jour, je vous en supplie, je vous prie, je vous ordonne au nom de Dieu : cessez la répression ». Je l’ai entendu de lui et c’est gravé dans ma mémoire ».
Le reste de sa pensée à propos de Romero, un Romero « non édulcoré », le « vrai » Romero, se trouve dans l’article qu’il a écrit pour la Revista Latinoamericana de Teología de l’Universidad Católica, dont le comité de rédaction a inclus, entre autres, Leonardo Boff, Enrique Dussel et le chilien Comblin. « Je montre ce que Monseigneur Romero a ressenti et dit dans la dernière retraite spirituelle qu’il prêcha un mois avant d’être assassiné. Puis je propose trois points de réflexion que je considère comme importants. Je rappelle qu’un paysan a dit : ”Monseigneur Romero nous a défendus, nous les pauvres ; il ne nous a pas simplement aidés, il n’a pas simplement fait l’option pour les pauvres, qui est maintenant devenue un slogan. Il est sorti et nous a défendus, nous les pauvres. Et si quelqu’un en vient à défendre c’est parce que quelqu’un a besoin d’être défendu, et celui qui est attaqué, doit être défendu. Et alors – ce paysan le dit avec certitude – « ils l’ont tué”. Mère Teresa, qui était bonne et ne gênait personne, a reçu le prix Nobel. Monseigneur Romero, qui a dérangé les gens, n’a pas reçu de Prix Nobel.”
traduction anglaise par Rebel Girl: http://iglesiadescalza.blogspot.fr/2015/05/jon-sobrino-we-dont-want-them-to.html
traduction française : Lucienne Gouguenheim
Lire un compte rendu de la béatification
Lire aussi :
http://nsae.fr/2009/04/02/lettre-a-ignacio-ellacuria-par-jon-sobrino/