L’agrobusiness, tueur en série
par Paul Scheffer
« Produire toujours plus, toujours moins cher, avec toujours moins d’agriculteurs » : Aurélie Trouvé [1] résume ainsi la logique de l’agriculture productiviste. Dans son dernier livre, la coprésidente de l’association Attac, ingénieure agronome, montre avec clarté comment, sous couvert d’une modernité censée améliorer les conditions de travail et les revenus des agriculteurs, les politiques favorisant l’agro-industrie s’avèrent au contraire destructrices d’emplois et représentent une menace pour leur santé. L’environnement n’est pas épargné : l’eau, les sols et les paysages ont été fortement dégradés.
La mainmise d’une poignée de multinationales sur les ressources agricoles ne cesse de s’étendre. Elles contrôlent les semences, le négoce des matières premières et la plupart des filières de production. Les consommateurs français savent-ils, par exemple, que la majorité du poulet qu’ils consomment provient du Brésil, où il est nourri de maïs et de soja génétiquement modifiés ? Connaissent-ils la condition des agriculteurs, alors que l’un d’entre eux se suicide tous les deux jours en France, soit un taux de 50 % plus élevé que dans les autres professions ? Le traité de libre-échange entre les Etats-Unis et l’Europe, actuellement en négociation, conduirait à une harmonisation vers le bas des réglementations et favoriserait la pénétration des multinationales sur des marchés toujours plus vastes [2]. Avec ce traité, la sélection et l’utilisation de leurs propres semences deviendraient pour les agriculteurs de plus en plus difficiles et les exposeraient à de lourdes amendes. Ils seraient alors toujours plus dépendants des semences brevetées, notamment celles de Monsanto, qui œuvre depuis longtemps à cette fin.
Lorsque ce genre de dénonciation parvient à retentir dans l’espace public, les voix remettant en question l’autorégulation accordée aux multinationales, qui leur permet d’échapper à des réglementations contraignantes, restent encore largement minoritaires. Et ce, malgré les nombreux témoignages d’anciens dirigeants mettant en évidence l’incapacité de ces entreprises à se réformer, comme ceux collectés par le journaliste Michael Moss [3]. L’industrie agroalimentaire sait exclure sans faiblir ses membres enclins à des politiques moins agressives. Elle consacre des millions de dollars à trouver la combinaison idéale en graisses, sel et sucre apte à séduire le plus grand nombre de consommateurs et à conquérir davantage de parts de marché — dans le milieu, on parle de « parts d’estomac » ! Grâce à ces matières premières productrices de fortes marges, elle réalise des profits surabondants.
Au mépris des recommandations sanitaires les plus élémentaires, cette industrie persiste à défendre la mise sur le marché de produits hautement transformés, comme le montre l’ouvrage pluridisciplinaire Sick Societies [4]. Les auteurs soulignent la responsabilité des multinationales dans la dégradation des régimes simples et traditionnels, remplacés par ces aliments qui représentent les trois quarts des ventes de nourriture au niveau mondial. Conséquences : les maladies cardio-vasculaires et respiratoires, certains types de cancer et le diabète de type 2 ont causé trente-cinq millions de décès dans le monde en 2010, dont 80 % dits prématurés, car touchant des personnes de moins de 70 ans. Les quatre cinquièmes de ces décès prématurés concernent les pays à bas ou moyens revenus. Ce chiffre aura triplé en 2030 si les tendances actuelles se confirment, alors que la moitié de ces morts pourraient être évitées grâce à l’accès à des médicaments essentiels et à une réduction du tabac, mais aussi à la diminution de la consommation d’aliments riches en sucre, graisses et sel. Après avoir constaté l’échec de vingt ans de recherche et d’actions en santé publique, les auteurs concluent que le problème n’est pas technique ni scientifique, mais bien politique. Tout comme les industriels, les chercheurs et professionnels de santé doivent apprendre à s’organiser politiquement.
Notes :
[1] Aurélie Trouvé, Le business est dans le pré. Les dérives de l’agro-industrie, Fayard, Paris, 2015, 220 pages, 18 euros.[2] Lire Lori Wallach, « Le traité transatlantique, un typhon qui menace les Européens », Le Monde diplomatique, novembre 2013.
[3] Michael Moss, Sucre, sel et matières grasses. Comment les industriels nous rendent accros, Calmann-Lévy, Paris, 2014, 368 pages, 19,90 euros.
[4] David Stuckler et Karen Siegel (sous la dir. de), Sick Societies : Responding to the Global Challenge of Chronic Disease, Oxford University Press, 2011, 376 pages, 39,99 livres sterling.
Source : http://www.monde-diplomatique.fr/2015/05/SCHEFFER/52939
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